« On ne peut pas nous intimider! » Depuis le mois de juin 2020, la vidéo de cette exhortation est devenue virale. Elle crève la Toile. Elle embouteille les réseaux sociaux, alimentant potins et spéculations. Les internautes congolais, au pays comme dans la diaspora, ne s’en lassent pas. Ils s’en donnent à cœur joie pour se la transmettre, la tourner en dérision ou placer la réplique dans leurs conversations. Du pain bénit pour les caricaturistes et humoristes! Avec un effet pathétique: le degré « médiocre », selon le tacle du cardinal Laurent Monsengwo, de ceux qui ont géré la République durant une vingtaine d’années en « mauvais père de famille ». Et qui, au lieu de « dégager » en faisant profil bas afin de remettre à jour leur logiciel politique infecté par le virus des anti-valeurs, continuent à s’empêtrer dans les appels à la « résistance ».
Mais, ouvrons une parenthèse: contre quoi veulent-ils réellement résister? L’État de droit, la bonne gouvernance, l’indépendance de la justice? La lutte contre la corruption et les détournements des deniers publics? Les trafics d’influence et les conflits d’intérêts? La fin de l’impunité et de la République des intouchables? La gabegie, les combines, les malversations financières et les coulages des recettes publiques? Les magouilles, les exonérations indues et les allègements fiscaux mafieux? (*). La spoliation – en toute impunité – des biens meubles et immeubles de l’État ou appartenant à autrui? L’amélioration des conditions de vie (emplois, soins de santé, logements, éducation, culture, accès à l’eau potable et à l’électricité…) de la population? Fermons la parenthèse.
Rétroactes. Le 24 janvier 2019, Joseph Kabila et Félix Tshisekedi procèdent à la passation du pouvoir. Si, à la suite des élections de décembre 2018, les résultats proclamés conféraient la magistrature suprême à l’ex-opposant, ils disséminaient la majorité parlementaire à travers les partis formant le cartel de son prédécesseur. Un cas de figure saugrenu, voire intenable dans ce Congo ex-Zaïre où la « cohabitation » rime tout simplement avec « potopoto » institutionnel. En d’autres termes: la paralysie de l’État! Et les Congolais virent ce qu’ils devaient voir: la laborieuse naissance d’une « coalition » (vraiment?) entre les écuries électorales de l’ancien et du nouveau président. Une naissance à la suite des tractations autant interminables qu’embrouillées par deux logiques aux antipodes: le statu quo et l’aggiornamento politique.
Une « coalition-cohabitation »…
A telle enseigne que le Premier ministre de cette « coalition », Sylvestre Ilunga Ilunkamba, fut nommé seulement le 20 mai. Il fallait encore d’autres « négociations » autour de la répartition des maroquins pour apercevoir, le 26 août, la fumée blanche annonçant la composition d’un gouvernement de soixante-sept « excellences »: un Premier ministre, cinq vice-Premiers ministres, dix ministres d’État, trente et un ministres, trois ministres délégués et dix-sept vice-ministres! Autant dire que, entre la plate-forme du chef de l’État « sortant » – qui rechignait en vérité à « sortir » – et celle du chef de l’État « entrant » – qui cherchait encore à « entrer »-, les manœuvres et marchandages politiciens furent épiques. D’autant plus que la « kabilie » s’arc-boutait sur des ministères susceptibles de lui donner des coudées franches pour continuer à vampiriser l’institution « Gouvernement »: Défense, Justice, Finances, Portefeuille, Enseignement…
Ainsi les Congolais durent-ils attendre le 6 septembre 2019, soit sept mois après l’investiture du nouveau président – dont trois depuis la nomination du Premier ministre -, pour que le gouvernement de « coalition » prenne ses fonctions! Sept mois pendant lesquels le nouveau chef de l’État « cohabitait » avec un gouvernement hérité de la « kabilie »; un gouvernement qui, faisant fi du changement intervenu à la tête du pays, ne se limitait pas à expédier les « affaires courantes » mais officiait en télégraphiste dévoué envers son « autorité morale », Joseph Kabila. Il faut croire que, pour ce dernier, endosser le double statut doré (**) de « sénateur à vie » et « ancien président élu » revenait à occuper le fauteuil du roi nu. La mise en place du gouvernement de « coalition » n’apporta aucun changement à cette « cohabitation » de fait au sommet de l’État. Au contraire! Elle accentua la perpétuelle « guerre froide » entre les institutions: d’une part, le Président de la République légitimé par le suffrage universel et, d’autre part, le Parlement (Assemblée nationale, Sénat) et le gouvernement assiégés par les bras armés de la « kabilie ». Avec à la clé: le blocage ou le sabotage des orientations et décisions présidentielles, l’inertie de l’action gouvernementale et la léthargie de l’activité parlementaire. La liste des dysfonctionnements dus à cette « coalition-cohabitation » est longue…
Paralysie institutionnelle annoncée
C’est dans ce contexte de chronique d’une paralysie institutionnelle annoncée que s’est tenu, le 26 juin 2020, un conseil des ministres tumultueux, voire surréaliste pour une… « coalition »! Les membres du gouvernement apprennent – « avec surprise » selon la mise au point de la présidence – que le vice-Premier ministre et ministre de la Justice, Célestin Tunda Ya Kasende, avait déjà, de son propre chef, transmis à l’Assemblée nationale les observations du gouvernement concernant trois propositions de loi relatives à une réforme judiciaire. La première proposition portait sur l’organisation, le fonctionnement et les compétences des juridictions de l’ordre judiciaire; la deuxième sur le statut des magistrats et la troisième sur l’organisation et le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature. Des propositions jugées « inopportunes et de nature à museler le pouvoir judiciaire » par le Syndicat autonome de la magistrature.
En effet, la réforme visait à consolider les attributions du ministre de la Justice en accroissant sa tutelle et son pouvoir de sanction sur les magistrats du parquet – contre lesquels il pourrait prendre des mesures conservatoires – quant à la fixation des modalités pratiques des enquêtes menées, à mener ou à lancer. De surcroît, les trois propositions de loi formant l’ossature de cette réforme se trouvaient déjà, depuis le 5 juin 2020, à la commission politique et juridique de l’Assemblée nationale dans l’attente d’un vote en séance plénière! Problème: non seulement cette réforme ne fut jamais ni évoquée ni examinée à un quelconque conseil des ministres, mais le ministre de la Justice, les deux députés initiateurs de ces propositions de loi, Aubin Minaku et Gary Sakata, tout comme la présidente de l’Assemblée nationale, Jeanine Mabunda, appartenaient tous à la « kabilie »!
Manque de sincérité…
Pour s’extirper de cet imbroglio, le conseil des ministres jugea « inopportun de poursuivre l’examen de cette question », selon le compte-rendu du porte-parole du gouvernement. Un conseil des ministres qui se termina, du reste, sans la présence du Chef de l’État parti (dépit ou excuse diplomatique?) « participer à une réunion de l’Union africaine », non sans avoir dénoncé un « manque de sincérité et de dialogue » au sein de la « coalition »…
Était-ce un « manque de sincérité » de trop au sein d’une « coalition » qui fonctionnait, finalement, comme une « cohabitation » contre-nature faute de projet politique commun et de réel engagement partagé quant aux réformes à opérer en vue de la reconstruction du pays? Toujours est-il que le ministre de la Justice fut interpellé à son domicile, le 27 juin 2020, sur ordre du procureur général près la Cour de cassation pour information concernant un éventuel « faux et usage de faux ». Une interpellation mouvementée. Durant son audition, plusieurs dignitaires de la « kabilie » – parmi lesquels Emmanuel Ramazani Shadary, secrétaire permanent du parti kabiliste, le (mal nommé) « Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie » (PPRD); Aubin Minaku, l’un des initiateurs de la réforme et président de l’Assemblée nationale sous Joseph Kabila; Jaynet Kabila, la « sœur jumelle » de l’ancien président – étaient rassemblés devant le bâtiment abritant le bureau du procureur général pour manifester leur « indignation » et dénoncer cette arrestation « brutale et arbitraire », ce « recul de la démocratie »…
Et voici l’ombre de « Ye Meyi »…
Remis en liberté quelques heures plus tard, le ministre se rendit au siège de sa « famille politique » pour livrer un « scoop »: « J’ai finalement accepté de suivre la police, car j’avais reçu les appels apaisants de Ye Meyi me rassurant que rien n’allait m’arriver ». Applaudissements nourris des caciques et militants dans la salle. « Ye Meyi », donc! Traduit en français, c’est « Lui-Même ». Mais la charge symbolique et la portée politique sont plus fortes en lingala. Surtout en ces moments-là, forts agités, de la « coalition-cohabitation » devenue un véritable panier des crabes. « Ye Meyi », c’est celui qui est au-dessus de tout; celui qui dirige tout, décide de tout et dont les décisions s’appliquent sans contestation. C’est-à-dire: le « Grand Prêtre », car « il n’y en a qu’un seul » comme l’avait martelé Ramazani Shadary aux membres de la « kabilie » fraîchement nommé ministres lors de la formation du gouvernement de « coalition ». Une manière de leur signifier qu’ils ne valaient rien; qu’ils étaient devenus ministres et pouvaient être à tout moment démis de leurs fonctions par la seule volonté du « Grand Prêtre »!
Shadary se souvenait, à coup sûr, de son propre cas. Lui qui fut désigné, en septembre 2018, « candidat » de la coalition kabiliste à l’élection présidentielle par la seule onction de « Ye Meyi »! Au grand dam et à la colossale surprise des barons et autres « dauphins » pressentis ou supposés de la « kabilie » médusés et furax, mais restés muets devant l’oukase de leur « raïs » et « autorité morale »…
Reprenant la parole après le « scoop » politique du ministre Tunda, Ramazani Shadary enfonce le clou. Il se lance dans un cours de « la kabilie illustrée pour les nuls ». La remise en liberté du ministre de la Justice lui servait opportunément de démonstration pour ceux qui doutaient encore du fameux « deal » entre leur « raïs » et son successeur: peu importe qui était « président de la République »; le pouvoir suprême et l’imperium se trouvaient toujours entre les mains de « Ye Meyi » malgré son fauteuil de « sénateur à vie »; un fauteuil qui ne serait qu’une stratégie, une parenthèse pour mieux revenir au sommet de l’État! Et Shadary de conclure sur un ton martial, l’index levé: « On ne peut pas nous intimider »! Pour que cela soit clairement entendu, il répéta: « Nalobi » (je dis), « on ne peut pas nous intimider »!
Depuis lors, beaucoup d’eau a coulé sous le pont. Les « télégraphistes » de la « kabilie » ont déserté le navire des institutions: banni du conseil des ministres et lâché par « Ye Meyi », le ministre de la Justice, Tunda ya Kasende, fut contraint à la démission après avoir fait « par devoir patriotique, un examen personnel de la situation de l’heure » (hum!); la présidente de l’Assemblée nationale, Jeanine Mabunda, a quitté le perchoir dans le déshonneur suite à une motion de censure votée à une écrasante majorité; le président du Sénat, Alexis Thambwe, a préféré éviter l’humiliation en déposant sa démission à quelques heures (les mauvaises langues disent « à quelques minutes ») du début d’une séance plénière qui devait examiner les pétitions réclamant sa destitution; le Premier ministre, Ilunga Ilunkamba, qui avait opté pour une vaine et futile résistance contre la motion de censure votée largement contre lui par l’Assemblée nationale, a fini par remettre lamentablement sa lettre de démission au chef de l’État; la « majorité » surfaite de la « kabilie », qui lui servait d’arrogance et de chantage permanents, a volé en éclats… Par opportunisme ou sincère « mea culpa » (l’avenir nous le dira), plusieurs « tambourinaires » de la « kabilie » ont rejoint la nouvelle majorité, l’Union Sacrée de la nation, autour de la vision du président de la République pour l’ « émergence d’un Congolais nouveau »…
Quant à « Ye Meyi », son appel à la « résistance » semble avoir fait long feu. Parmi ses « ouailles », il y a eu maints renégats! Le « Grand Prêtre » doit certainement méditer le cri d’un cœur meurtri lancé par « mama » son épouse à propos de « tous ceux qui ont mangé dans sa main ». Comment ont-ils pu être aussi ingrats? Poser la question, c’est y répondre…
Polydor-Edgar Kabeya
Juriste – Consultant en médias et communication
Rédacteur en chef de la revue « Palabres » (Éditions L’Harmattan, Paris)
…………………………………………………………………
(*) Depuis une vingtaine d’années, le gouvernement congolais peine à réunir un budget de 5 à 9 milliards de dollars. Entre-temps, « les exonérations fiscales héritées de l’ancien régime de Joseph Kabila privent l’État des moyens; et certaines permettent des détournements », selon l’Inspection générale des finances (IGF). « Le pays a aujourd’hui plus de 1.300 exonérations avec un manque à gagner évalué chaque année à cinq milliards de dollars américains. Il n’est pas concevable que nous puissions recourir aux abris budgétaires, aux aides de 500 ou 800 millions de dollars alors que nous acceptons la perte de cinq milliards de dollars dans les exonérations. Les bénéficiaires indus devront payer d’importantes pénalités ».
Jules Alingete, Inspecteur général des finances ; communication du 14 septembre 2020.
(**) En plus de sa qualité de « Sénateur à vie », avec tous les avantages liés à cette dignité, l’« « ancien président de la République élu » bénéficie mensuellement – en vertu de la proposition de loi sortie du placard et promulguée opportunément le 26 juillet 2018, soit quatre mois avant l’élection présidentielle de décembre – d’une pension spéciale de 670.000 dollars exempté de tout impôt. Sans compter de nombreux autres privilèges à charge du Trésor public (indemnité de logement; soins de santé pour lui-même, son conjoint et ses enfants mineurs au pays ou à l’étranger; une allocation annuelle pour services rendus à la nation; une dotation mensuelle en carburant; une dotation mensuelle pour les frais de consommation d’eau, d’électricité et de téléphone, etc.), il est réputé inattaquable en justice pour tous les actes commis dans l’exercice de ses fonctions.