Tambola na mokili omona makambo

 

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Je travaille comme Bula Matadi sans frontières dans un Etat qui se relève péniblement d’une longue crise politico-militaire après des décennies d’incurie des pouvoirs successifs. Le 16 janvier dernier, un staff national recruté par une organisation internationale pour appuyer le gouverneur de la province dans laquelle je suis basé est témoin d’un conflit opposant deux protagonistes mais que le gouverneur ne peut régler. Me connaissant, le staff national a l’intuition que je peux faciliter le dénouement de l’affaire. Il se présente à mon bureau. Après m’avoir briefé, j’accepte de recevoir les deux comparses.

Il convient d’ouvrir une parenthèse pour brosser succinctement le tableau de ma province hôte. Depuis sept ans, les forces nationales de sécurité et de défense sont absentes. La chaîne pénale est également inexistante. De même que tous les services devant alimenter les caisses de l’Etat. La nature ayant horreur du vide, deux groupes rebelles rivaux se sont accaparé les fonctions de l’Etat, chacun contrôlant une zone bien déterminée. Souvent, des accrochages meurtriers dictés par l’appât du gain ont lieu entre eux et même à l’intérieur de chaque groupe, avec la population civile comme première victime.

Le staff national revient avec deux hommes. Ils se présentent. Anour est un jeune homme d’une trentaine d’année et membre très influent d’un des groupes rebelles. Je le reconnais aussitôt pour l’avoir rencontré à plusieurs reprises dans l’exercice de mes fonctions. Comme son père, il est citoyen de ce pays. Quant à sa mère, elle est du Congo-Kinshasa. Les parents d’Anour vivent à G., le chef-lieu d’une des 26 provinces congolaises. Edmond, lui, est un chauffeur congolais de 68 ans, cousin lointain de la mère d’Anour. Celui-ci, qui est né et a longtemps vécu au Congo-Kinshasa, prend la parole. Le Lingala est à l’honneur.

Anour m’explique que le 13 janvier, il a failli faire fusiller Edmond qu’il a toujours considéré comme un oncle maternel. Mais il a préféré le jeter dans la moins dangereuse des prisons de son groupe rebelle, moins dangereuse puisqu’ouverte au monitoring de la communauté internationale. Et pour cause! Le même jour au Congo-Kinshasa, l’une des filles d’Edmond vivant avec un homme influent venait de crier victoire dans une affaire l’opposant au père d’Anour. Du haut de ses 73 ans, c’est la première fois que ce dernier fut traîné devant les tribunaux. Et il a été condamné puis jeté en prison. Pour avoir commis quel crime?

En 2014, Edmond est recruté au Congo-Kinshasa comme chauffeur de camion expatrié par un homme d’affaires de mon pays hôte. Après quelques mois de dur labeur, il reste impayé et rien n’indique que son employeur est disposé à le rétribuer un jour. Aussi Edmond démissionne-t-il de son poste pour être aussitôt embauché par le père d’Anour, de retour dans son pays, juste le temps d’une campagne caféière. Celle-ci terminée, le père d’Anour demande à Edmond de retourner ensemble au Congo-Kinshasa, mais ce dernier préfère rester tenter sa chance à l’étranger. Une année passe. Deux années. La famille d’Edmond qui n’a plus aucune nouvelle de lui commence à spéculer sur son absence doublée de silence. Se sentant visé par ces spéculations, le père d’Anour appelle son fils au téléphone pour demander à Edmond de renouer le contact avec sa famille ; ce qui est fait.

Mais une fois de plus, Edmond, qui est père de 11 enfants dont 4 d’un premier mariage, coupe le pont. De janvier 2017 à janvier 2020, pas un seul contact avec sa famille. Dans celle-ci, les ragots reprennent et vont bon train. Si Edmond ne donne aucun signe de vie, c’est que le père d’Anour l’a sacrifié dans son pays à travers la magie noire. Entre-temps, l’une des filles d’Edmond n’est plus aussi misérable que son père l’avait laissée. Elle a gagné le gros lot en vivant en concubinage avec un homme influent venu fraichement de Kinshasa. Sur base de clabaudage, elle dépose une plainte contre le père d’Anour au tribunal. Dans ce Congo-Kinshasa qui demeure un vaste Etat de non droit, la plainte est reçue et le jugement prononcé en dépit des protestations de l’étranger qu’est le père d’Anour. Celui-ci est jeté en prison le jour même de son 73ème anniversaire.

En apprenant cette nouvelle, Anour devient fou de rage d’autant plus qu’à maintes reprises, il a conseillé à Edmond de rester en contact avec sa famille, allant jusqu’à le menacer de mort si jamais il arrivait malheur à son père à cause de sa longue absence doublée d’un long silence. Mais Anour se ressaisit vite pour ne pas faire fusiller Edmond illico presto; ce qui est monnaie courante dans son groupe rebelle. Il le jette en prison. Il réalise une vidéo qu’il envoie difficilement par WhatsApp au Congo-Kinshasa pour démontrer qu’Edmond est bien vivant et se la coule douce à l’étranger. Quand l’avocat du père d’Anour présente la vidéo au tribunal, on lui répond qu’il s’agit là d’une haute technologie susceptible d’être manipulée. La défense est sommée de produire meilleure preuve pour innocenter son client.

En quête de meilleur preuve, Anour, en bon rebelle, s’invite au bureau du gouverneur. Il demande que celui-ci lui délivre un document indiquant que le citoyen congolais Edmond X, qu’il traîne comme du gibier de potence, est bien vivant. Le gouverneur explique à Anour l’impossibilité pour lui de délivrer un tel document, surtout en l’absence de toute pièce d’identité rattachant Edmond à une quelconque nationalité. Il lui explique également la longue procédure devant conduire au dénouement d’une telle affaire qui requiert l’implication des autorités de deux Etats.

Si mes fonctions m’autorisent à recevoir Anour et Edmond, je dois cependant référer leur cas à mon collègue du département des droits de l’homme. A son niveau, son travail consisterait à rédiger un rapport à l’intention de sa hiérarchie qui devrait à son tour saisir la hiérarchie de notre organisation afin qu’elle entre en contact avec les autorités nationales pour que celles-ci règlent le problème avec le concours de l’ambassade du Congo-Kinshasa. Connaissant la nature des pouvoirs des Etats faillis, cette procédure pouvait prendre des années si elle n’était pas tout simplement bloquée ad vitam aeternam à un niveau ou un autre. A cet égard, grande serait la probabilité qu’Edmond disparaisse sans qu’Anour n’ait à rendre des comptes à qui que ce soit.

Il faut sortir des sentiers battus. Je demande à Edmond de me communiquer le(s) numéro(s) de téléphone d’un membre de sa famille. Il n’en a pas. Et il ne dispose même pas d’un appareil de téléphone. Je me tourne vers Anour pour obtenir le(s) numéro(s) de téléphone de l’avocat de son père. Après quelques recherches infructueuses, il me donne ceux d’un responsable de la Commission Nationale pour les Réfugiés (CNR), son père ayant le statut de réfugié au Congo-Kinshasa, et de la Police de G. J’entre facilement en contact avec le premier. En me présentant, j’insiste sur le fait que je n’agis pas en qualité de Bula Matadi sans frontières mais de simple Congolais soucieux de sortir un compatriote de l’embarras voire d’une mort certaine. En lui brossant la situation d’Edmond, j’attire son attention sur la dangerosité des prisons des groupes rebelles. Je sollicite un rendez-vous téléphonique avec les membres de la famille d’Edmond et surtout sa fille devenue « Mwasi ya… ». Mon interlocuteur m’apprend que l’avocat du père d’Anour a obtenu la libération provisoire de son client qui peut cependant regagner la prison faute de preuve suffisante de l’existence d’Edmond. Rendez-vous est pris pour le 17 janvier, le temps que mon interlocuteur rencontre et informe les membres de la famille d’Edmond.

Dans mon bureau, Edmond se plaint de ses conditions de détention. Il ne se lave pas et il n’a pris aucun repas depuis son emprisonnement. Il jure de ne pas s’enfuir si jamais Anour ordonnait sa libération. Anour promet de le nourrir mais refuse de le faire libérer. On se quitte en attente de la confirmation du rendez-vous téléphonique avec G. et après un entretien téléphonique avec un père d’Anour très amer et affecté par l’accusation d’un meurtre qu’il n’a jamais commis. Mais le 17 janvier, nous sommes trahis par le réseau téléphonique, les compagnies de téléphonie mobile en Afrique étant des véritables arnaqueuses de leur clientèle.

Après deux autres rendez-vous manqués, j’achète un petit appareil de téléphone à Edmond le 21 janvier et lui demande de communiquer son numéro au père d’Anour qui le transmettrait à son tour à sa famille. Coup de théâtre le soir! Anour m’appelle pour m’informer qu’Edmond s’est évadé de la prison. Quelque temps après, c’est au tour d’Edmond de m’appeler. Il a subi une bastonnade de la part d’Anour, révolté de savoir que son père est toujours en liberté surveillée par des policiers. Par la suite, il s’est effectivement évadé et se cache chez un compatriote dont il utilise le numéro de téléphone. Celui-ci me supplie de ne pas donner ce numéro à Anour qu’il décrit comme un monstre de la pire espèce. Je relance G., car le drame peut arriver à tout moment. L’avocat du père d’Anour rétorque que dans ce cas, il va demander au magistrat de rejeter son client en prison. Je lui déconseille cette voie plus que dangereuse pour l’intégrité physique d’Edmond.

Le 22 janvier à G., l’avocat a enfin réussi à réunir tout le monde. Le magistrat, le responsable de la CNR, le père d’Anour et tous les membres de la famille d’Edmond. J’annonce la bonne nouvelle à Anour qui court chercher Edmond à la prison. Comme ce dernier n’a pas l’appareil de téléphone que je lui ai acheté, Anour m’explique qu’il l’a vendu pour faire face aux dépenses des recherches pour retrouver le fugitif qu’il avait finalement remis en prison la nuit du 21 janvier. Par la magie de mon WhatsApp vidéo, la famille d’Edmond retrouve enfin celui-ci. Les larmes coulent des deux côtés, à G. et dans mon bureau. Même scène quand Anour voit son père. Je dois le calmer pour que ses larmes ne se transforment pas en coups de poing contre Edmond. Après les échanges émouvants d’abord entre celui-ci et sa femme ainsi que leur fils cadet, ensuite entre Anour et son père, l’avocat pose une et une seule question à Edmond. « Dis-nous en présence de ta famille qui t’a emmené dans ce pays-là? ». « Ce n’est pas Tijani, le père d’Anour. Au contraire, Tijani m’a aidé », répond Edmond.

On se sépare avec l’assurance qu’Edmond ne retourne pas en prison et que la liberté provisoire et surveillée de Tijani prend fin. Mais dans mon bureau, il faut gérer une autre palabre. Anour veut qu’Edmond lui signe une reconnaissance de dette pour toutes les dépenses effectuées en relation et depuis le début de cette histoire invraisemblable. Une bagatelle de 100 dollars. Comme le numéro de téléphone d’Edmond a été communiqué à sa famille alors qu’il n’a plus d’appareil de téléphone, Anour propose de lui donner son vieil appareil. Edmond fait la fine bouche. Il veut un appareil neuf. Je dois encore mettre la main à la poche pour qu’ils me foutent enfin la paix.

On croirait rêver mais on est bien au Congo-Kinshasa, pays où les dirigeants se bombent le torse en s’auto-proclamant « nationalistes » ou « patriotes ». Dans ce pays, non seulement on peut traîner quelqu’un devant les tribunaux pour un crime qui n’existe pas dans le code pénal, la magie noire ou la sorcellerie, mais l’accusé peut être jeté en prison sur cette base et sommé de prouver son innocente quand il clame celle-ci. Et cela se passe près de six décennies après l’indépendance.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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