Johnny Bokelo Isenge l’avait chanté: « Tambola na mokili, omona makambo ». Parmi les problèmes auxquels nous pouvons être confrontés en sortant de nos pays pour découvrir ceux des autres, figure le conflit de nationalité. Quand nous vivons ce problème comme acteurs dans nos propres pays, nous pouvons nous armer de machette et égorger nos prochains, incendier des villages et massacrer leurs habitants. Le tout, avec une facilité étonnante. Tout simplement parce que ces derniers sont perçus comme des « étrangers ». Mais quand nous vivons le même problème en tant qu’observateurs dans un autre pays que le nôtre, nous ne pouvons que nous étonner qu’il transforme l’homme en un loup pour l’homme.
Notre carrière de « Bula Matadi sans frontières » nous a permis à deux reprises de vivre avec suffisamment de recul ou de hauteur un conflit de nationalité, c’est-à-dire le même type de conflit qui a déchiré et continue à déchirer le tissu social congolais depuis l’avènement du pouvoir AFDL-CPP-PPRD. Nous avons servi au Liberia en 2004-2005 et en Centrafrique en 2011-2013. Avant de retourner plus tard dans le premier pays sous une autre casquette, nous étions alors basés à Voinjama, chef-lieu de la province de Lofa frontalière de la Guinée Conakry et de la Sierra Leone, en qualité de conseiller électoral chargé de la formation du personnel électoral et de l’éducation civique et électorale des masses. Deux grandes ethnies se partagent le territoire de Lofa: les Lorma et les Mandingo. Les premiers sont chrétiens et bien scolarisés tandis que les seconds sont musulmans, peu scolarisés mais très entreprenants sur le plan du commerce. En dépit du fait que les Mandingo occupent une partie bien déterminée de la province, ils sont considérés par les Lorma et les autres Libériens comme des « étrangers guinéens » non seulement dans la province de Lofa mais aussi partout ailleurs au Liberia.
Le jeu des politiciens basés à Monrovia aidant pendant l’enregistrement des électeurs en 2004-2005, notre équipe fut accusée d’abord de rejeter l’enregistrement des Mandingo. Une délégation constituée des dirigeants libériens et des « Bula Matadi sans frontières » débarqua un jour à Voinjama, le chef-lieu de la province. Nous les avions conduits sur les pistes difficilement praticables du « Madingo chiefdom ». Le contrôle des registres des bureaux d’enregistrement des électeurs sur toute l’étendue du « pays » Mandingo révéla que seuls trois hommes avaient été confrontés à un rejet dont deux qui ne paraissaient pas majeurs et qui n’avaient aucun moyen de prouver qu’ils l’étaient et un dont l’appartenance à la nation libérienne n’avait pas été confirmée par les témoins qu’il avait lui-même présentés. C’est cela que les politiciens basés à Monrovia entendaient par rejets massifs d’enregistrement des Mandingo dans la province de Lofa.
A la veille des élections, le Magistrat du National Elections Commission (NEC) de la province de Lofa vint nous trouver pour demander notre aide afin de faire face aux dignitaires de son ethnie Lorma. Ceux-ci lui demandaient carrément d’user de son pouvoir pour mettre les bâtons dans les roues du seul candidat Mandingo à la présidence de la république, un certain Alhaji Kromah. Ils lui demandaient également de s’assurer que le Senior Senator et le Junior Senator de la province soient issus de leur ethnie. Nous avions aidé le Magistrat du NEC en organisant une séance d’éducation électorale pour les dignitaires de toutes les ethnies de la province (Gbandi, Kissi, Kpelle, Lorma, Mende et Mandingo), séance au cours de laquelle nous avions expliqué la transparence du système électoral mis en place par le Gouvernement de transition libérien, en collaboration avec ses partenaires internationaux. Comme les autres, les dignitaires Lorma avaient compris que même s’il le voulait, le Magistrat ne serait en position de favoriser la moindre tricherie en faveur de qui que ce soit.
Le jour de l’élection, notre quartier général à Monrovia nous faisait part d’un scoop diffusé par la BBC selon lequel des milliers de Mandingo guinéens s’étaient déplacés en masse pour voter au Liberia. Il y avait de l’agitation dans l’air au sein de la classe politique libérienne alors essentiellement basée dans la capitale. Nous savions que l’information ne pouvait pas être fondée. Mais pour faire plaisir à notre hiérarchie, nous avions sauté à bord d’une jeep pour nous rendre à une vingtaine de kilomètres de Voinjama. Le monitoring de la situation des bureaux de vote les plus proches de la frontière, ceux de Konandu, ne révéla rien d’anormal à part la grande surprise du personnel électoral face à la grossièreté d’un tel « scoop ».
Nous sommes repartis au Liberia pour y travailler de 2006 à 2011, toujours comme « Bula Matadi sans frontières », mais cette fois chargé des affaires civiles, notamment de la restauration et de l’extension de l’autorité l’Etat, de la réconciliation au niveau de la base et de la reprise économique. Pendant une année, nous étions basés à Kakata, le chef-lieu de la province de Margibi, frontalière de la capitale Monrovia. Parmi les problèmes pour lesquels nous devrions apporter notre concours aux autorités locales dont le gouverneur de province et son adjoint, les commissaires de districts et les acteurs de la société civile, il y avait l’occupation illégale des maisons abandonnées par les commerçants Mandingo que la guerre civile avait jetés, comme plus de la moitié de la population nationale, sur les routes de l’exil interne ou externe. Les occupants refusaient tout simplement de déguerpir, arguant que les Mandingo étaient des « étrangers ».
Même en admettant que les Madingo avaient tous immigrés de la Guinée Conakry, ce qui n’était pas vrai, les traiter d’étrangers sur cette base posait un problème au Liberia. Dans ce pays, 5% de la population est constituée d’esclaves ou descendants d’esclaves venus des Etats-Unis ou dont les bateaux avaient été saisis en route vers les Etats-Unis après l’abolition de l’esclavage. Ceux-là mêmes qui ont dominé la vie politique, économique et sociale du Liberia de l’indépendance, le 26 juillet 1847, au coup d’Etat de l’autochtone Samuel Kanyon Doe en 1980. Dans ces 5% où figure la première femme africaine élue présidente de la république, Ellen Johnson Sirleaf, la moitié d’esclaves provenaient de la province congolaise du Bas-Congo, aujourd’hui appelée Congo central au nom d’on ne sait quelle centralité. Ces Bakongo ont été influents au point de donner leur nom à toute la communauté d’esclaves et leurs descendants qui sont jusqu’à ce jour appelés « Congo ». Leur empreinte se lit également à travers les noms de certains quartiers de Monrovia, appelés Congo et Matadi. La perception peut donner naissance à des réalités bien curieuses. Ainsi, les Mandingo venus de la Guinée Conakry voisine seraient des « étrangers » tandis que les Congo venus du lointain Congo seraient des Libériens dont la nationalité n’a jamais été remise en cause.
La perception du Madingo comme « étranger guinéen » à déchiré à plusieurs reprise le tissus social de la province de Lofa. Des crimes abominables ont été commis au nom ou contre cette perception. Au cours de la guerre civile des années 2000, Alhaji Kromah, le porte-étendard des Madingo et allié de Charles Taylor, fut accusé de nettoyage ethnique afin de créer une province de Lofa peuplée majoritairement de Mandingo et Musulmans. Quand vers 2012 la stabilisation du pays atteint un niveau qui ne nécessitait plus la paie de la prime de risque aux « Bula Matadi sans frontières », une exception fut faite pour ceux basés dans la province de Lofa parce que la perception du Madingo comme « étranger guinéen » pouvait à tout moment mettre la province à feu et à sang. Cela s’est produit. Et les Mandingo ont exigé que leur chiefdom soit élevé au rang de district.
Quand en 2011 nous débarquons en Centrafrique en qualité de « Bula Matadi sans frontières » chargé de coordonner toutes les activités de notre institution dans la province de la Ouaka, nos premiers rapports incitent notre leadership à nous retenir à Bangui en qualité de conseiller politique. La première grande mission qui nous est confiée est de coordonner l’organisation de la caravane de la paix dans le nord-est du pays, en soutien aux efforts du Médiateur national et du Gouvernement visant à ramener la paix dans cette partie du territoire national après des affrontements sanglants entre deux groupes rebelles. Disposant d’un avion, d’un hélicoptère et d’un conseiller en aviation ainsi que des véhicules pré-positionnés au sol, nous emmenons la caravane dans les trois provinces de Haute Kotto, Bamingui-Bangoran et Vakaga, qui constituent la partie nord-est du pays, en compagnie des autorités nationales dont le Médiateur national, des ministres et parlementaires, et des autorités locales dont les gouverneurs de province, des leaders religieux et/ou communautaires et des activistes des droits de l’homme. Nous ne nous contentons pas d’apporter les messages de paix dans les chefs-lieux des provinces. L’hélicoptère nous permet de visiter bien d’autres grandes agglomérations. Nous nous rendons compte de l’occupation de cette partie du territoire national par des Musulmans issus d’ethnies clairement identifiées comme centrafricaines, les deux principales étant les Goula et les Rounga. Pourtant, en dépit de cette évidence, des Centrafricains chrétiens ou non-musulmans considèrent tous les Musulmans vivant en Centrafrique comme des « étrangers ».
Depuis la saga de la coalition rebelle Seleka, née pour lutter contre la perception ci-dessus et la marginalisation des Musulmans qu’elle a toujours entrainé, et surtout depuis l’éphémère pouvoir Seleka du 23 mars 2013 au 10 janvier 2014, cette perception s’est accentuée et avec elle, les crimes à caractère génocidaire. Nous sommes repartis en Centrafrique d’abord en 2014 comme conseiller politique au niveau d’une province puis en 2015 comme coordonnateur des activités relatives à la restauration et l’extension de l’autorité de l’Etat, le dialogue intercommunautaire, la réconciliation et la cohésion sociale, le tout au niveau de cinq des seize provinces du pays. Nous n’avions pas vécu un seul jour sans que des Chrétiens ou des Musulmans ne soient massacrés pour ce qu’ils étaient. Des villages entiers étaient brûlés et leurs habitants, y compris des nourrissons, brûlés ou égorgés. On pouvait tuer juste pour frapper les esprits. Par exemple en découpant à la machette et en mille morceaux les corps des victimes. En arrondissant la tête d’une victime pour qu’elle ressemble à un ballon de football et qu’elle serve effectivement de ballon pour une partie de football, avec des joueurs riant aux éclats et se prenant en photo face à une telle horreur.
Le conflit de nationalité en Afrique renvoie avant tout à la perception qu’à la réalité. Société savante pour les statistiques et association professionnelle pour les statisticiens au Royaume Uni, la Royal Statistical Society a une fois exploré, à travers un sondage, la différence entre la réalité et la perception ou l’opinion publique sur plusieurs problèmes sociaux clés. Le résultat fut choquant tant il y avait un fossé béant entre les deux. Bien que l’être humain s’accroche plus à la perception qu’à la réalité, tout homme responsable doit se méfier de la perception. Car, propager les perceptions renforce nos préjugés et cela explique bien de politiques populistes et une culture politique qui repose finalement sur des mensonges.
Le conflit de nationalité en Afrique renvoie ensuite à la faillite des Etats. Rares sont les Etats africains disposant d’un fichier d’Etat digne de ce nom et de moyens de contrôle effectifs des mouvements des populations voire même de la nationalité elle-même. Ces lacunes ne peuvent que nourrir la perception de l’autre comme « étranger ». Et seul un Etat responsable, c’est-à-dire doté d’institutions fortes, peut déjouer les pièges d’une telle perception tout en minimisant l’ampleur de celle-ci.
Il est piquant de constater qu’au Liberia et en Centrafrique, et pourquoi pas au Congo-Kinshasa, le conflit de nationalité est à l’origine de grands massacres alors même que ces Etats ont chacun une faible densité de population. Sur sa liste de 195 pays par densité de population, le millésime 2005 de CIA World Factbook classe le Liberia à la 142ème place, avec 31 hab/km², et la République Centrafricaine à la 183ème place avec 6,1 hab/km². Secoué également par un conflit de nationalité sur lequel des agresseurs visibles (Rwanda et Ouganda) et invisibles (les Etats-Unis et leur caniche la Grande Bretagne) ont aisément greffé leurs propres agendas, le Congo-Kinshasa, lui, est 150ème avec 27 hab/km².
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo