Depuis la prise de pouvoir à Kigali par le « FPR » (Front patriotique rwandais) en juillet 1994, le Congo-Zaïre et le Rwanda entretiennent des relations complexes. On le sait, dès le déclenchement de la première attaque du FPR en octobre 1990, le maréchal Mobutu Sese Seko avait envoyé un contingent des forces spéciales de l’armée zaïroise à la rescousse du président Juvénal Habyarimana. Cette intervention zaïroise est perçue par certains milieux rwandais comme un soutien apporté aux Hutus au détriment des Tutsis. L’article 2 du « Traité d’amitié et de coopération », signé le 20 septembre 1976 à Gisenyi, dans le cadre de la CEPGL (Communauté économique des pays des Grands Lacs) entre le Burundi, le Rwanda et le Zaïre stipule noir sur blanc ce qui suit: « Les hautes parties contractantes s’engagent à respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de leurs Etats respectifs, à cette fin, elles décident de tout mettre en œuvre pour que la sécurité totale règne à leurs frontières mutuelles ». La prise du pouvoir par l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre), le 17 mai 1997 à Kinshasa, est venue corser la complexité des rapports bilatéraux. Trouvaille ougando-rwandaise, l’AFDL – dont les troupes rwandaises seront la composante essentielle – n’a pas laissé que de bons souvenirs dans sa marche d’Uvira à Kinshasa. Depuis la rupture entre le Mzee et ses anciens parrains ougandais et rwandais, fin juillet 1998, et la guerre qui s’en est suivie, la paix des cœurs et des esprits peine à revenir entre les peuples congolais et rwandais. Le 20 mars dernier, le Congo-Kinshasa de Felix Antoine Tshisekedi Tshilombo et le Rwanda de Paul Kagame ont signé un accord aérien. Les compagnies aériennes « Rwandair » et « Congo Airways » vont bientôt établir des liaisons directes entre les capitales des pays respectifs. La nouvelle est diversement commentée dans les milieux congolais. Inutile de souligner que tout ce qui a une relation avec le Rwanda actuel n’inspire que de l’aversion auprès d’une majorité de la population congolaise. S’agissant dudit accord, d’aucuns redoutent que la partie congolaise soit « le dindon de la farce ». Pour avoir un avis dénué d’émotion, Congo Indépendant a fait appel à un expert. Il s’agit de l’ex-commandant Simon Diasolua Zitu. Ancien pilote instructeur DC.10 et directeur des opérations de la compagnie Air Zaïre – rebaptisée LAC (Lignes aériennes congolaises) – et responsable du BEA (Bureau enquête et accident), le « commandant Diasolua », comme l’appellent ses amis et proches, commente la convention signée entre les deux pays.
Comment allez-vous?
Je vais très bien. Je vois que l’actualité aéronautique nous rattrape.
Vous allez « très bien » alors que votre ancien employeur « L.A.C. » n’a toujours pas versé les décomptes finaux de son personnel auquel vous faites partie?
C’est une toute autre histoire. J’attends toujours le paiement de mon décompte final. Comme cela tarde, j’ai attaqué la compagnie en justice. Une compagnie peut faire faillite. Elle peut même disparaître. Il est une chose qui ne disparaîtra jamais: le social. On peut tout supprimer sauf une « dette sociale ». J’ai travaillé pendant 45 ans. Entre 2011 et 2012, j’ai reçu la notification de ma mise à la retraite. Pour moi, la compagnie continue à exister. J’ai attendu en vain mon dû. Il faut qu’une solution soit trouvée à ce contentieux. Pour votre information, j’ai gagné le procès. A ce jour, je suis au stade de la « certification » de la créance que je détiens sur mon ancien employeur.
Quelle est votre lecture de l’Accord aérien signé le 20 mars dernier entre le Congo-Kinshasa et le Rwanda?
En tant que libéral de convictions, je me réjouis de la conclusion de cet Accord. Nous les Congolais avons la fâcheuse habitude de nous focaliser sur le passé. Nous passons, de ce fait, à côté des réalités du moment.
Quelles sont ces réalités?
Ces réalités sont les suivantes: l’Etat a pour mission de gouverner et d’administrer le territoire national. L’Etat doit laisser tout ce qui touche aux entreprises (PME et PMI), notamment la création des richesses et des emplois, au secteur privé. Aux investisseurs. Aujourd’hui, on me dit que Congo Airways est la nouvelle compagnie aérienne nationale. Pourquoi pas? J’estime, par contre, que l’Etat congolais doit prendre conscience que les choses ont changée. En clair, l’Etat doit ouvrir le capital de cette compagnie nationale aux investisseurs privés. Si j’avais un conseil à donner, je dirais que l’Etat doit rester propriétaire. Toutefois, sa part ne devrait pas dépasser 20% du capital.
Pensez-vous que ledit accord aérien serait « gagnant-gagnant » comme on entend pérorer dans certains milieux proches de la Présidence à Kinshasa?
Si cet accord arrivait à ne pas être gagnant-gagnant, je crains que la faute incombe aux Congolais.
Comment?
Je m’explique. Vers la fin des années 90, des pays africains se sont réunis à Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire. Ils décidèrent de se mettre ensemble en créant une plateforme. C’était la naissance du « Ciel unique africain ». Avant la « Déclaration de Yamoussoukro », chaque pays africain était maître chez lui. La situation n’a pas changé. Sauf que sur le plan aérien, Il fallait absolument faciliter les choses aux habitants du continent. A titre d’exemple, il est difficile pour un voyageur congolais de prendre un vol direct Kinshasa-Niamey. Et vice-versa.
Voulez-vous dire que le voyageur congolais devait transiter par Paris pour atteindre la capitale nigérienne… qui se trouve en Afrique de l’Ouest?
Absolument! La colonisation se poursuivait à ce niveau. C’est ainsi que des Etats africains se sont réunis à Yamoussoukro pour jeter les bases de la libéralisation du ciel africain. La Déclaration de Yamoussoukro devait être ratifiée par d’autres Etats africains…
L’accord aérien sous examen sera-t-il profitable aux deux parties?
Pour le moment, je dis: Oui!
Quels sont vos arguments?
La compagnie Rwandair a débuté modestement avec quelques avions. Aujourd’hui, elle ne compte pas moins de quatorze aéronefs. Le « Grand Congo », lui, n’a que deux avions Bombardiers et deux Airbus A320. Le grand problème de notre pays est et reste notre réputation. Tant que notre pays sera « blacklisté », nous ne ferons aucun progrès dans le secteur du transport aérien. Chaque année, l’Europe et les Etats-Unis mettent à jour et publient la liste des pays « blacklistés ». Que reproche-t-on à ces pays? Il y a le non-respect de la Convention de Chicago.
La question initiale restée posée: en quoi est-ce que l’accord signé le 20 mars à Kinshasa serait gagnant-gagnant?
Avant la signature de cet accord du 20 mars, il y avait un vieil accord signé en 1970 entre la République du Rwanda et le Zaïre. Cette convention n’a jamais été mise en application. Il n’y a jamais eu de vols réguliers entre les deux pays. Les Rwandais considèrent, sans doute, que l’accord signé en 1970 ne répond plus à leurs attentes. Aujourd’hui, ce pays dispose d’une aviation qui est reconnue mondialement. Le pays n’est pas « blacklisté ». Bref, les Rwandais voudraient faire des affaires.
Jusque-là, c’est le Rwanda qui tire son épingle du jeu…
Je vais y arriver. L’intérêt de notre pays réside au fait que ce « deal » nous donne l’opportunité d’inviter nos gouvernants à prendre toutes les dispositions pour sortir notre pays de cette situation très peu glorieuse. Dès que le pays sera extrait de cette « liste noire », nos avions seront à nouveau autorisés à aller partout.
Que répond l’expert en matière d’aéronautique civile que vous êtes à ceux qui allèguent que cet accord a été signé « à la va-vite » sans des études préalables notamment sur la rentabilité?
Ceux qui avancent ces allégations ont tort. Les Rwandais sont prêts. Ils nous ont approchés. Nous les avons invités pour la cérémonie de signature. Désormais, Congo Airways va atterrir à Kigali. Rwandair fera de même à Kinshasa. Je ne vois aucun perdant à ce stade. Nous sommes gagnant-gagnant.
Quid dire des tarifs appliqués par les deux compagnies? Il semble que le prix du billet pratiqué par Congo Airways serait plus exorbitant que celui de Rwandair sur l’itinéraire Kinshasa-Kigali et retour…
N’étant gestionnaire d’aucune de ces compagnies, je n’ai aucun point de vue à émettre. Nous sommes ici sur le terrain commercial. Pourquoi telle compagnie aérienne fait des vols à 50 $ pendant que telle autre demande aux passagers 300 ou 400 $ pour le même trajet? C’est connu, « Ryanair » est la compagnie aérienne européenne la plus rentable. Tout est question de la qualité de service rendu à la clientèle. J’ai emprunté, plusieurs fois, des vols Ryanair. A bord, tous les services sont facturés. Le moindre verre d’eau est payant. Si Rwandair facture 250 $ là où Congo Airways demande plus de 300 $, les passagers auront à juger au niveau de la qualité du service à la clientèle.
Devrait-on déduire que le « commandant Diasolua » est plutôt favorable à l’accord aérien entre Kinshasa et Kigali?
Absolument! Aujourd’hui, nous débutons avec Rwandair. Demain, les deux compagnies pourraient développer d’autres formes de relations. N’oubliez pas que le Rwanda, qui est un petit pays, a créé un Centre de formation dans le domaine aérien. Le « Grand Congo », lui, n’a rien. Et pourtant, cela fait des années que nous tirons la sonnette d’alarme pour sensibiliser nos dirigeants sur le fait que le pays ne cesse de reculer dans ce secteur. Dans le domaine aérien, la RDC a reculé de vingt ans du point de vue de la formation du personnel navigant. Ceux qui craignent que le Rwanda soit le seul à tirer profit de l’accord signé le 20 mars ont tort.
Une anecdote qui appelle un commentaire de votre part. Dans les années 70, après une visite officielle en Guinée de Sekou Touré, le président Mobutu « ordonne » à Air Zaïre d’inaugurer une liaison Kinshasa-Conakry sans études préalables sur la rentabilité de la ligne. Après quelques mois, l’escale de Conakry s’est révélée « déficitaire » tant en passagers qu’en fret. Ne risque-t-on pas de faire, à nouveau, fausse route?
A l’époque de Mobutu, Air Zaïre n’a jamais exploité une destination sans que celle-ci n’ait été précédée par une étude de marché. Chaque fois, le service commercial faisait des études afin de savoir si la ligne envisagée était rentable ou pas. Air Zaïre étant une compagnie d’Etat, il est vrai qu’il nous arrivait de recevoir des injonctions nous obligeant par exemple à commencer une liaison à Ndjamena au Tchad. A l’époque où j’étais commandant de Caravelle, Air Zaïre atterrissait, deux fois par semaine, dans la capitale tchadienne. Il nous arrivait de ne transporter que cinq passagers à l’aller et trois au retour. La compagnie a fini par faire comprendre aux gouvernants que cette ligne était un gouffre financier. Je me rappellerai toujours la réaction des autorités: « Oui mais, n’oubliez pas qu’Air Zaïre est appelée à jouer un rôle non seulement commercial mais aussi politique ». La ligne Kinshasa-Ndjamena arrangeait les affaires de l’Etat, en tant que pouvoir politique, mais nullement celles de la compagnie nationale.
A vous entendre parler, il ne reste plus qu’à souhaiter « bonne chance » aux deux compagnies aériennes…
Il me semble que nous – les Congolais – devrions mettre nos sentiments de côte. Nous devons nous adapter au temps présent. C’est vrai qu’il y a eu des problèmes entre le Rwanda et notre pays. Je crois qu’il faut laisser les hommes de bonne volonté et les hommes d’affaires fructifier leurs capitaux. Pendant que nous avons les yeux rivés sur le passé, les autres ne nous attendent pas. Ils avancent. Les avions de Rwandair volent partout. Les nôtres sont limités au ciel africain…
Propos recueillis par Baudouin Amba Wetshi