L’une des forces de CIC réside dans la maitrise de l’art de poser de bonnes questions aux hommes politiques qui, depuis le désenchantement démocratique, se présentent en redresseurs de torts. Ceci est une fois de plus illustré quand ce journal en ligne publie, le 22 décembre 2017, l’interview accordée à Honoré Ngbanda Nzambo ko Atumba. A la question de savoir s’il a « une part de responsabilité dans l’arrivée au pouvoir de l’AFDL », ce dernier répond que « ceux qui soutiennent ce genre de réflexion sont simplement des ignorants. Ils ne savent pas lire l’Histoire ». Que dit l’Histoire sur la responsabilité ou non de Mobutu et des membres du premier cercle de son pouvoir dans l’avènement de l’AFDL?
L’Histoire nous apprend que depuis les indépendances, les dirigeants africains n’ont rien entrepris pour que la stabilité des Etats et la paix reposent sur des institutions solides. Car, « il existe dans la plupart des pays africains un sentiment général – que l’expérience ne manque hélas pas de confirmer – selon lequel les nominations aux postes gouvernementaux et administratifs clés se basent davantage sur des considérations ethniques que sur la qualification ou la compétence » (Balogum O., « La société tribale est-elle un atout ou un handicap pour l’Afrique? », in Le Courrier, n° 10, juillet-août 1993). C’est qu’en dépit du phénomène de clientélisme qui assure aux tenants de l’autorité formelle la loyauté inconditionnelle d’une partie des citoyens, en contrepartie de libéralités sous forme de postes administratifs ou politiques, de sommes d’argent et d’avantages divers, la loyauté au chef reste superficielle. Pour mieux l’assurer, les dirigeants africains estiment que la tribu ou le groupe sociétal s’avère un terreau tout indiqué.
Sous le mobutisme triomphant, la monopolisation ethnico-régionale de la vie politique ne prenait même pas la précaution de se cacher dans des terriers où la sociologie aurait de la peine à la dénicher, car elle n’était un secret pour personne. Malgré les multiples discours officiels à travers lesquels il se délectait à souligner l’importance de l’unité nationale, Mobutu ne pouvait s’empêcher d’être en contradiction totale avec les idées qu’il tentait d’inculquer à ses gouvernés. Rarement fossé aura été aussi profond entre le dire et le faire d’un chef. Car, Mobutu s’entourait toujours des « siens » pour continuer à goûter aux délices de sa véritable passion: le pouvoir.
Dans l’armée nationale d’avant le discours du 24 avril 1990, Lambert Mende Omalanga fait observer que 31 généraux sur 62, soit 50%, étaient originaires de la région d’origine de Mobutu, l’Equateur. La région du Haut-Zaïre, qui venait en deuxième position dans ce palmarès d’un favoritisme outrancier, ne comptait que 7 généraux sur 62, soit 11,29% (Conflits politico-ethniques au Zaïre. Livre blanc sur la situation des droits de l’homme dans les provinces du Shaba et du Nord-Kivu, Gouvernement de Transition du Zaïre, Ministère de la Communication et Presse, 1993). Et dire que le pays comptait alors 10 régions ou provinces, excepté la région de Kinshasa-Capitale!
En avril 1990, le Mémorandum du Département des Affaires étrangères présentait la région de l’Equateur comme une région bénite. On pouvait y lire ce qui suit: « Le Comité central du parti compte 148 membres dont 28 soit 19% sont ressortissants de la région de l’Equateur. Sur un total de 52 membres siégeant au Conseil Exécutif (Commissaires d’Etat et Secrétaires d’Etat), la région de l’Equateur se taille la part du lion avec 14, soit 27%. La République du Zaïre dispose de 53 postes diplomatiques, dont 18 sont dirigés par des gens originaires de l’Equateur, soit 34%. A la tête de tous les services spécialisés (de la sûreté de l’Etat), on retrouve les membres du seul clan Ngbandi du Président-Fondateur du MPR, Président de la République, ou à défaut, un ressortissant de l’Equateur ».
La démocratisation ayant fait du « Guide éclairé » Mobutu un chef d’Etat paria sur la scène internationale, on a assisté à un repli de plus en plus marqué sur l’ethnie. Sous les deux gouvernements Kengo par exemple, de juin 1994 à avril 1997, l’usurpation du pouvoir par un petit groupe de politiciens de la même ethnie fut complète. La présidence de la république, le cabinet du chef de l’Etat, le conseiller le plus influent ou conseiller spécial de ce dernier, la primature, l’état-major général des forces armées, la division spéciale présidentielle, la garde civile, les services secrets de la sûreté de l’Etat, la liste n’est pas exhaustive, tous ces piliers du pouvoir étaient solidement soutenus par des citoyens issus de la même ethnie que le détenteur de l’imperium: Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Zabanga.
La gestion clanique du pouvoir d’Etat avait atteint son point culminant aux dernières heures du régime. Un des fils du dictateur, Mobutu Nzanga, était devenu le porte-parole de son père, avec rang de ministre. Un autre, surnommé Saddam Hussein, que les musiciens devaient presque obligatoirement glorifier à travers leurs chansons, a occupé le poste de « Commandant » chargé de la sécurité de la ville de Kinshasa, pendant qu’une de ses filles, Mobutu Ngawali, jouait le rôle de conseillère diplomatique auprès de la « Personne-Etat » qu’était son géniteur.
Faut-il rappeler que c’est parce qu’il fut de l’ethnie Ngbandi comme Mobutu que Ngbanda a fait une belle carrière au sommet de notre Etat à tous en y occupant successivement les fonctions suivantes soulignées par CIC: « conseiller diplomatique du chef de l’Etat, ambassadeur en Israël, administrateur général de la sureté nationale, ministre de la défense nationale, conseiller spécial du chef de l’Etat en matière de sécurité et conseiller politique du chef de l’Etat »? N’est-ce pas en défendant coûte que coûte le pouvoir personnel d’un « frère » ethnique que Ngbanda fut baptisé « Terminator »?
Dans sa contribution à une culture de la paix, le Jésuite Léon de Saint Moulin note avec raison que « les identités se trouvent à la base de tous les conflits et une culture de la paix ne peut se construire sans une articulation correcte des différentes identités qui se partagent l’espace social ». A cet égard, le national-tribalisme de Mobutu décrit ci-dessus et soutenu par des faucons tels que Ngbanda fut une invitation permanente à la rébellion. Que la rébellion de l’AFDL ait été téléguidée par les Etats-Unis qui ont hissé le Rwanda et l’Ouganda au rang d’Etats-mercenaires, cela ne change rien quant à la responsabilité clairement établie du régime Mobutu dans l’arrivée au pouvoir de l’AFDL. Après tout, pourquoi devrait-on s’offusquer des immixtions américaines dans les affaires du régime Mobutu quand on sait que ce sont les mêmes Américains qui ont porté ce dernier au pouvoir à travers un coup d’Etat, lui permettant ainsi non pas de construire l’Etat zaïrois sur des bases institutionnelles fortes mais d’instaurer une hégémonie ethnico-régionale, un véritable coup d’Etat permanent?
La responsabilité de Mobutu et des faucons de son régime dans l’arrivée au pouvoir de l’AFDL ne réside pas seulement dans la nature même de l’administration Mobutu. Elle se lit également dans l’attitude de celui-ci et des « siens » vis-à-vis de l’aggiornamento politique que les Zaïrois réunis en conférence voulaient mettre en marche dans l’espoir de barrer définitivement la route à tout national-tribalisme. Alors que ce processus baptisé conférence nationale fut vite expédié au Benin, au Congo-Brazzaville et en Zambie pour ne citer que ces trois pays, leurs despotes respectifs ayant accepté de s’effacer devant l’ouragan de l’Histoire, Mobutu et ses « Ngbanda », c’est-à-dire les faucons de son régime, ont préféré résister pendant… sept années juste pour conserver le pouvoir pour le pouvoir, ouvrant ainsi un boulevard royal à la lutte armée de l’AFDL. Ne dit-on pas que la nature a horreur du vide? Devait-on laisser les Ngbanda et leur frère tribal Mobutu jouer éternellement et impunément avec le destin de tout un peuple?
Non seulement Mobutu et ses « Ngbanda » ont une grande part de responsabilité dans l’arrivée au pouvoir de l’AFDL, mais en plus, lourde est leur culpabilité dans le maintien de ce deuxième régime national-tribaliste incarné cette fois-ci par Joseph Kabila et soutenu par des adeptes du « Tutsi power ». Un jour en transit à l’aéroport de Casablanca, un diplomate sénégalais nous a demandé comment nous Congolais, Zaïrois d’hier, avions pu laisser un homme issu de nulle part tel que Joseph Kabila devenir président de la république. Nous lui avions répondu que quand Senghor et son administration distribuaient des livres aux Sénégalais, Mobutu et les « siens » forçaient les Zaïrois à s’écrier: « Nous chanterons et danserons pour égayer notre Guide et lui exprimer notre amour ». Le diplomate avait tout compris. Archétype de despote prédateur et jouisseur ou de roi fainéant qui, en trois décennies de règne, n’a construit, par exemple, aucune route reliant l’Est à l’Ouest ou le Nord au Sud du pays, Mobutu a inoculé son sens élevé de légèreté, d’insouciance et d’irresponsabilité à toute la société zaïroise; ce qui explique la facilité avec laquelle les Zaïrois, redevenus Congolais, ont laissé un inconnu, Joseph Kabila, succéder à Laurent-Désiré Kabila pour enfin se retrouvés prisonniers d’un nouveau national-tribalisme.
Certes, le pays est aujourd’hui confronté à un international-tribalisme du fait que les dignitaires et les petits soldats du « Tutsi power » se recrutent aussi bien parmi les Congolais que les non-Congolais et que le centre de leur idéologie se situe à Kigali. Et Ngbanda est sans doute le Congolais qui explique le mieux les mécanismes de domination du « Tutsi power » tels que mis en branle dans notre pays. Mais il est piquant de voir un national-tribaliste de sa trempe s’insurger contre l’international-tribalisme des élites d’une autre ethnie éparpillées dans trois Etats de la région d’Afrique centrale. On comprend que sur le plan émotionnel, nous Congolais vivions mal un tel international-tribalisme d’autant plus que notre pays a une vocation naturelle de locomotive régionale sur tous les plans. Mais les longues années du national-tribalisme de Mobutu et ses « Ngbanda » est plus condamnable pour les raisons évoquées ci-dessus et surtout pour avoir réussi à crétiniser la classe politique et à abâtardir tout notre peuple.
Nous avons cité à dessein Lambert Mende Omalanga. Opposant hier, il vouait aux gémonies le national-tribalisme de Mobutu et de ses « Ngbanda ». Aujourd’hui, le fils de l’ethnie guerrière des Tetela qu’il est sert sans le moindre état d’âme l’international-tribalisme du « Tutsi power ». En fait, il n’y a aucune différence entre Ngbanda et Mende. Ces deux individus, comme du reste la plupart de nos animaux politiques, ont été bien nourris à la mamelle du mobutisme. Ce sont bien les longues années de crétinisation de la classe politique et de l’abâtardissement du peuple sous Mobutu qui font que l’homme politique congolais tienne des discours progressistes quand il traverse le désert nommé opposition et qu’il se transforme en fanatique ou « Terminator » de toute dictature quand il participe au festin du pouvoir.
Quand on a une responsabilité aussi lourde et clairement établie que celle des Ngbandi dont Ngbanda de l’entourage de Mobutu dans la tragédie de tout un peuple et qu’on ambitionne soudainement de jouer au redresseur des torts, on commence par reconnaitre ses propres torts au lieu de traiter d’ignorants les compatriotes qui revisitent légitimement ces torts. Aussi épousons-nous, en guise de conclusion, la pensée d’Elili qui conseille à Ngbanda d’être humble, de se faire discret et de prodiguer ses conseils dans des cellules stratégiques ou tactiques plutôt que d’appeler à l’unité nationale et à la mobilisation de l’opposition autour de lui. Car prononcé par un membre du premier cercle du pouvoir du despote prédateur et jouisseur ou du roi fainéant que fut Mobutu, l’unique dictateur africain à avoir réussi l’exploit de pervertir les mœurs de tout un peuple, un tel discours ne peut que sonner comme une imposture.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo