Réponse à Philémon Mukendi

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Dans son article publié par CIC le 18 janvier dernier, Philémon Mukendi pose des questions à ses sœurs et frères congolais sur la haine du Muluba. Il note avec raison que celle-ci « est ancienne et assez répandue ». Il cite à titre d’illustration une petite phrase assassine: « Entre un serpent et un Muluba, c’est ce dernier qu’il faut éliminer ». Il poursuit sur cette perception en notant que les Baluba sont traités « d’arrogants, escrocs, dominateurs ».

« L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » (L’Harmattan, Paris, L’Harmattan Inc. Montréal, 1999, 284 pages), s’est penché sur cette perception ainsi qu’aux actions et réactions qu’elle entraine à chaque course au pouvoir. Intitulée « colonisation des cerveaux et confusions », la première partie de notre ouvrage se divise en cinq chapitres. Le troisième traite du mythe de la « race supérieure », un héritage empoisonné de la colonisation qui a fait couler et continue à faire couler beaucoup de sang au Burundi, au Congo et au Rwanda.

Qu’il nous soit permis, dans le cadre de cet article, de reprendre mot pour mot le résultat de nos recherches sur ce thème quand nous avions remonté aux origines de la notion de la « race supérieure » des Baluba. Notons de passage que les colonisateurs en avaient créé deux autres, celles des Tutsi, au Ruanda-Urundi, et des Bangala au Congo. Peut-être qu’il serait utile, dans un prochain article, de reprendre, toujours mot pour mot, ce que nous avions découvert sur les actions et réactions dictées par ce phénomène. Que le lecteur intéressé par nos sources se rabatte sur l’ouvrage.

A l’instar de Stanley, les explorateurs Livingstone, Cameron et Wissman ont créé une « race supérieure »: les Baluba, plus précisément les Luba-Kasaïens. A titre d’exemple, Wissman « appelle les Baluba un peuple de penseurs » qui « dédaignent la routine » et « se distinguent par un esprit de cordialité et de générosité bien rare chez les nègres ». « Comme il en avait été pour les Bangala, l’idée se répandit chez les Blancs, que les Luba étaient un peuple particulièrement dynamique et supérieur aux autres tribus ». Pourquoi les envahisseurs européens se montraient-ils si impressionnés par ces derniers?

« [Selon] le R.P. Denolf, la première pénétration des tribus Luba dans la région située entre la Bushimaie et la Lulua remonte à la fin du XVIIIè siècle et au début du XIXè siècle ». Ils avaient émigré de hauts plateaux du Nord-Katanga, poussés par « des famines et des guerres pour la conquête du pouvoir ». « Il y eut une nouvelle vague au début de l’occupation européenne. Une immigration subite et massive des Luba (Baluba ba Kabomba, communément appelés les Baluba du Kasayi) dans les régions de Luluabourg, Lusambo et Luebo se produisit entre 1895 et 1898 ». D’après Stanley, « ils étaient souvent mêlés à d’autres populations hétérogènes et de déracinés, mais les Européens englobèrent toutes ces populations sous le nom de Luba ».

La nouvelle vague d’immigration a, elle aussi, sa raison d’être. « Elle s’explique par les ravages que firent subir à leur pays de 1891 à 1894, l’esclavagiste arabisé Ngongo Lutete et ses satellites Mpania, Mutombo et Lumpungu… En 1895, l’administration générale de l’Etat indépendant à Bruxelles promulgua un décret permettant aux Baluba de venir s’installer dans les environs des postes d’Etat ou de Mission déjà existants au Kasayi. Ils s’y rendaient d’autant plus allègrement que les Bena Lulua étaient des demi-frères de race et que Kalamba, leur grand chef, était un personnage puissant et bien disposé à leur égard ».

Comme l’explique Mabika Kalanda, cette situation du « Muluba désorganisé et livré brutalement à lui-même par les guerres esclavagistes » a créé en lui le souci d’une quête de « sécurité personnelle dont il ne tarde pas à se guérir par la force d’adaptation individuelle au changement et par le sentiment d’assurance que lui confèrent les expériences personnelles acquises en voyageant. Le Muluba devient ainsi l’homme qui compte avant tout sur lui-même et sur l’autorité (coloniale) établie ». « On pourrait donc considérer la réaction baluba comme celle d’un peuple autrefois dominé, libéré par les Blancs et n’ayant rien à perdre, ni à abandonner en se mettant à leur service ».

Aussi, pendant que les autres nationalités tribales résistaient à la poussée européenne, les Luba-Kasaïens, eux, faute d’organisation sociale structurée et souffrant cruellement de l’esclavagisme arabe, jouaient le rôle de collaborateurs, comme le signalent B. Kambayi et M. Mudinga, ou, pour utiliser les termes de Wissman, se distinguaient par « un esprit de cordialité et de générosité ». Telle est l’origine du mythe de la supériorité raciale luba, que le Congo de la transition appelle pudiquement le « phénomène kasaïen ».

Cette situation va créer une discrimination meurtrière d’abord au sein de l’ethnie luba elle-même. Avant les razzias esclavagistes, c’est-à-dire avant 1890, « il n’y avait pas de tribu Lulua, il n’y avait que les Luba du Kasaï. Mais vers 1959 les Lulua et les Luba du Kasaï étaient tellement différenciés [à la suite de l’ouverture précoce des derniers à la civilisation européenne] qu’ils s’engagèrent dans de violents conflits. Comment cela se produisit-il? Les premiers commerçants, Angolais et Européens, qui entrèrent au Kasaï donnèrent des sobriquets à la population qu’ils y trouvèrent. Un de ces sobriquets survécut: celui de Lulua ». Il désignera désormais les Luba qui avaient pris du retard dans le contact avec les Européens, devenant ainsi une ethnie à part entière, de surcroît « inférieure » à leurs frères Luba.

En 1951, deux intellectuels lulua, Augustin Mutapikayi et Laurent Kapuku, avaient adressé une lettre au gouverneur de la province du Kasaï et au vicaire apostolique. Elle témoigne de l’ampleur de l’antagonisme entre les Lulua et leurs frères Luba. Ce qui explique les tueries qu’ils vécurent à la veille et au lendemain de l’indépendance, lesquelles tueries font partie intégrante de ce que l’on appelle généralement la débâcle congolaise de 1960 à 1965.

L’extrait suivant de cette lettre est riche en enseignements, car il montre comment deux comportements différents et légitimes vis-à-vis des colonisateurs peuvent être à l’origine de grands drames humains entre colonisés: « Avant votre arrivée, nos anciens disent qu’ils avaient eu des esclaves Baluba qui, persécutés comme des bêtes par leurs ennemis, les avaient domptés… Quoique nos esclaves, les Baluba, ces barbares, étaient traités comme nos propres enfants. Mais à votre arrivée, lorsque vous nous demandiez les hommes à qui apprendre la vie européenne, nos pères ne comprenant pas très bien ce que vous désiriez… croyaient que vous leur demandiez des hommes à qui faire du mal. Et alors, au lieu de vous donner leurs propres enfants, ils vous donnaient des esclaves (Baluba)… et vous, au lieu de leur nuire, vous leur avez travaillé leur intelligence… Cette façon de faire a poussé ce peuple à nous haïr de façon héréditaire en se vengeant sur nous… Que les Baluba nous haïssent, c’est encore rien, mais ce qui nous décourage, c’est la confiance totale que vous placez en eux. Alors, ils se moquent de nous avec joie ».

Plus que le premier, la « supériorité raciale » des Bangala, le second mythe a été très bénéfique pour les intéressés. Ce qui explique déjà le ressentiment évoqué ci-dessus. Dans l’éducation des peuples colonisés, « la stratégie missionnaire, qui devait tenir compte des ressources très limitées, se devait de choisir comme pointes de flèche de la pénétration, quelques tribus clés ». Comme les explorateurs avaient fait des Luba-Kasaïens une « race supérieure », on comprend « que l’on ait misé sur eux dès le départ tant du côté catholique que du côté protestant ».

Ce favoritisme en entraînera un autre. Toute la trinité coloniale s’appuiera sur eux dans le Kasaï. Ils seront soldats et messagers de l’Etat, catéchistes pour les missions et acheteurs de noix de palme et de caoutchouc pour les compagnies. C’est ainsi que leur langue, le tshiluba, se répandra dans le Kasaï comme langue vernaculaire, devenant ainsi l’une des quatre langues nationales.

Trois années avant l’indépendance, une revue de la capitale, La Voix du Congolais (N° 134, mai 1953), dévoilait le fonctionnement de ce double favoritisme: « Dans la province du Kasaï on trouve trois groupes ethniques principaux, à savoir: les Baluba, les Batetela et les Basonge. Les Baluba semblent être plus favorisés dans le domaine des études supérieures. Les jeunes Batetela et Basonge, désireux d’accomplir des études supérieures doivent nécessairement se rendre chez les Baluba. Ils doivent quitter leur pays et parcourir quelques bonnes centaines de kilomètres. En outre, habitués à ne manger que du riz ou du millet, ils doivent s’astreindre au régime du Bugali Lohota ou Shima, ce qui les fait maigrir et perdre leur santé. On s’en rend compte pendant l’époque des vacances. Les parents mécontents, inquiets, interdisent parfois à leurs enfants de retourner à l’école. De plus, les commis Baluba de la Colonie doivent également être affectés en territoire des Batetela et des Basonge, en lieu et place des originaires de la région ».

Le même mythe déplacera les Luba-Kasaïens de leur territoire pour les transplanter au Katanga, où ils occuperont des places de choix dans les mines de l’Union minière du Haut Katanga. En effet, « la construction du chemin de fer du BCK en 1920 favorisa encore les Luba parce qu’on les recruta très facilement pour les travaux du chemin de fer; à l’issue des travaux, ils s’installèrent le long de cette voie ferrée, disposant ainsi d’un moyen idéal de communication. De là, ils envahirent tous les centres urbains situés en bordure de la voie ferrée, d’Elisabethville à Port-Francqui (Ilebo actuel), avec une préférence pour les villes minières toujours demandeuses de main-d’œuvre ».

Au favoritisme du pouvoir colonial viendra s’ajouter le national-tribalisme des Luba-Kasaïens eux-mêmes. En effet, occupant des postes à responsabilité, l’élite luba favorisera les siens lors des recrutements. Elle ne s’était certes pas singularisée dans ce type de comportement. Toutefois, son national-tribalisme était accentué du fait que les Luba-Kasaïens « avaient la réputation d’être extrêmement industrieux, et jouissaient de la préférence des employeurs ».

Tôt dans les années 50, le mythe de la supériorité raciale luba était entièrement intériorisé tant par le pouvoir colonial que par les intéressés. On les appelait les Juifs du Congo et certains de leurs intellectuels utilisaient et continuent à utiliser cette expression, comme on le verra plus loin. Avec l’indépendance et surtout l’arrivée au pouvoir de Mobutu, qui avait libéralisé l’exploitation artisanale des matières précieuses, un autre avantage viendra s’ajouter aux premiers et leur fera même de l’ombre. Il s’agit de l’avantage géologique.

Le Congo est, dit-on, un scandale géologique. Mais un paysan katangais, par exemple, ne peut faire fortune en creusant le sol pour y puiser les minerais de cuivre dont il regorge. Il en est de même du paysan du Bas-Congo qui ne peut en aucune façon s’enrichir du pétrole enfoui sous ses pieds. Cependant, le diamant peut enrichir le paysan luba-kasaïen et lui permettre de sillonner le Congo et le reste du monde à sa guise, illustrant ainsi le qualificatif de Jean Kestergat à son sujet: « une ethnie voyageuse et commerçante ».

En plus de l’extrême mobilité, la « démocratisation » a créé un deuxième facteur qui apporte de l’eau au moulin de ceux qui estiment que les Luba-Kasaïens sont une race supérieure. Il s’agit de leur visibilité tout au long de la période de transition. Comme la mobilité, cette visibilité n’est pas le fait de l’intelligence. Elle est due à deux facteurs: l’origine ethnique du leader de l’opposition dite radicale et un mauvais calcul politique des stratèges de Mobutu.

Le chef de file de l’opposition non violente, Tshisekedi wa Mulumba, est un Luba-Kasaïen. Un fait qui à lui seul nourrit déjà le mythe dans certains esprits. Dans un article intitulé « Un Kasaïen est-il un nationaliste ou un tribaliste? », Manda Tshitenge écrit que le Kasaï est « une terre qui incarne tout le changement sur le plan national ». D’après lui, le souci du Kasaïen est de chercher le bien-être du Congolais, de combattre l’injustice, en défendant par le prix même de son sang le droit et la liberté. Il déclare que depuis 1960, le sang du Kasaïen a coulé et continue à couler pour défendre la cause nationale. Derrière ces mots se profile l’image de la race supérieure aux prises avec son destin, celui de sauver les Congolais de l’esclavage dans lequel le régime Mobutu les enchaînait.

La deuxième clé permettant de pénétrer cette visibilité résulte d’une stratégie montée dans l’entourage de Mobutu, mais qui s’est retournée contre ses initiateurs. Traumatisé par le coup d’Etat civil auquel les travaux de la conférence nationale béninoise avaient abouti, Mobutu, comme les faucons du premier cercle de son pouvoir, était plus qu’hostile à toute idée de conférence nationale. Mais, victime de pressions tant internes qu’externes ainsi que d’une psychose de la perestroïka, il s’était résolu à la convoquer tout en prenant soin de ne pas y laisser sa peau. Aussi les siens s’étaient-ils lancés dans une vaste opération de financement des partis et autres associations apparentées, à seule fin d’obtenir la majorité aux assises de la conférence nationale.

La création de ce qu’on a alors appelé « partis alimentaires » visait un deuxième objectif: couper l’herbe sous les pieds du leader charismatique de l’opposition. Il fallait donc recruter le plus de Luba-Kasaïens possible pour les animer. L’opération elle-même fut confiée à un des leurs, baron de la Deuxième République, resté fidèle à Mobutu: Tshimbombo Mukuna. Personne n’était dupe et encore moins le leader de l’opposition qui, de passage dans la capitale belge en 1991, avait déclaré: « (…) dans ces partis qui se sont créés après le 24 avril (1990), un grand paquet – personne ne peut dire combien – est financé par Mobutu ». Pour cette raison, Tshisekedi s’était opposé à la tenue de la conférence nationale, qu’il qualifiait alors de « copisme des intellectuels », non « habitués à faire des efforts, imaginer des solutions plus adaptées ». Ce en quoi il avait entièrement raison même s’il oubliait que la voie démocratique dans laquelle le pays était engagé était aussi du mimétisme « des intellectuels non habitués à faire des efforts, imaginer des solutions plus adaptées ».

Recrutés pour donner de la voix et des voix au profit de la mouvance présidentielle, les Luba-Kasaïens, qui formeront avec les Luba du Katanga « 43 % des participants », ont rempli leur mission, mais au profit du grand bénéficiaire de la psychose du changement, Tshisekedi, qui a été plébiscité premier ministre. Ayant pris goût à la politique, les membres de tous les « partis alimentaires » ont vite fait de se donner une certaine respectabilité, en militant pour ce qu’on appelle le « changement » sans jamais le définir. Majoritaires dans ces « ex-partis alimentaires », les Luba-Kasaïens se manifestaient davantage sur la scène politique nationale ou, plus exactement, de la capitale… avant que Laurent Désiré Kabila ne vienne siffler la fin de la récréation « démocratique » en suspendant les activités des partis politiques en 1997.

Voilà, cher Philémon Mukendi, comment est né le mythe des Baluba comme « race supérieure ». Voilà comment il est entretenu et avec lui, la haine du Muluba. L’être humain est d’une telle naïveté qu’il se transforme facilement en caisse de résonance au moindre mythe qui vient flatter son ego. Suivant la devise « divide ut imperes », les Européens ont fabriqué des « races supérieures » dans bon nombre de colonies. Le vide que les Européens (au sens large du terme) ne cessent de créer autour d’eux depuis qu’ils sont entrés en contact avec d’autres peuples donne une idée de l’étendue du désastre de la « supériorité » d’une race sur les autres. Ce qui a emmené Roger Garaudy à soutenir, non sans raison, que l’Occident est un accident dans l’Histoire de l’humanité. Hitler a appliqué cette stratégie au sein même de la race blanche. On en connaît le résultat.

Les Baluba ne sont pas plus ou moins intelligents que les membres des autres ethnies congolaises. Il est de notre devoir de déconstruire tout mythe qui reste suspendu sur la paix civile et la stabilité de notre Etat comme l’épée de Damoclès, en gouvernant les esprits au cours de la course au pouvoir dans un cadre inadapté à nos réalités. Cela dit, aujourd’hui au Congo, personne n’en veut à Félix Tshisekedi d’être président de la république parce qu’il est Muluba. Les élections du 30 décembre dernier constituaient une occasion pour notre peuple de mettre un terme au régime de Joseph Kabila, expression de vassalisation du pouvoir d’Etat congolais par un petit pays voisin. Notre peuple a saisi cette opportunité. Mais la haute trahison d’un Mwana Mboka, Félix Tshisekedi, a sauvé ce régime.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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