Docteur en médecine (chirurgie et accouchement), Jean-Baptiste Sondji, 68 ans, a occupé le poste de ministre de la Santé dans le tout premier gouvernement formé par Laurent-Désiré Kabila en mai 1997. Membre du parti « Front patriotique », Sondji et l’avocat Moreno Kinkela vi Kansi ont été les premières personnalités politiques kinoises à clamer leur soutien à l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre), alors que celle-ci n’avait pas encore franchi les limites des deux Kivu. Il a été limogé en 1999 suite une déclaration très critique faite sur la « Voice of America » sur les dysfonctionnements au sein du gouvernement. Praticien de la médecine et témoin d’une partie de l’Histoire du Congo-Kinshasa, Dr Sondji a répondu à quelques questions de Congo Indépendant. Interview.
« La pauvreté est devenue la principale maladie dont souffre la population congolaise »
Comment allez-vous?
Je me porte bien. En tout cas, je vais mieux que le pays.
Travaillez-vous toujours à l’hôpital Mama Yemo?
Je ne suis plus à l’hôpital Mama Yemo. Les conditions de travail sont devenues très difficiles en ce qui concerne la chirurgie. Par ailleurs, mes activités politiques sont devenues incompatibles avec l’exercice de la médecine en tant que fonctionnaire.
Quelles sont, selon vous, les causes de la situation difficile que traverse la santé publique au Congo-Kinshasa?
La raison est simple: l’Etat congolais consacre au secteur de la santé un budget fort minime. Chaque citoyen doit désormais se prendre en charge en matière de santé.
Quel est le coût d’une consultation chez un médecin généraliste?
C’est très variable! Le montant oscille entre 10 à 20 dollars américains.
Qu’en est-il du spécialiste?
Ici, la consultation, en pédiatrie par exemple, commence à 20 dollars US. Une somme qui est loin d’être à la portée de toutes les bourses. Inutile de dire que la grande majorité de la population est incapable d’acquitter un montant de 10 dollars. Ailleurs, certains médecins demandent un peu plus. La pauvreté est devenue la principale « maladie » dont souffre la population congolaise.
Le taux élevé du chômage doit certainement être la cause principale de la pauvreté…
Oui! Sauf que le gouvernement n’a jamais mis en route une politique de création de richesse. La production du pays est toujours égale à celle de 1959. Or en 1959, le pays comptait plus ou moins 12 millions d’habitants. Aujourd’hui, le Congo abrite environ 85 millions d’âmes. La dimension du « gâteau national », elle, n’a guère augmenté. Je tiens à ajouter qu’en 1959, les minerais contribuaient à l’ordre de 51%. L’agriculture, 49%. Nous avons 80 millions d’hectares de terre cultivable dont nous n’utilisons que 3%. La relance de l’agriculture est l’axe principal pour donner du travail à la population. Il ne s’agit pas de relance à l’image de Bukanga Lonzo qui est un éléphant blanc. On a donné 75.000 hectares à un groupe de gens qui n’est pas l’Etat. Alors que l’idéal aurait été d’attribuer un tel espace à 3.500 familles congolaises en donnant à chacune 30 hectares.
En mai 1997, votre présence a été fort remarquée lors de la visite effectuée par Laurent-Désiré Kabila à l’hôpital Mama Yemo. C’était au lendemain de la prise du pouvoir par l’AFDL. Dix-neuf ans après, éprouvez-vous des regrets?
Non, je ne regrette rien parce que la contrainte de l’époque était de faire partir Monsieur Mobutu. La Conférence nationale a tenté sans succès d’atteindre cet objectif par voie de la négociation. Il fallait, dès lors, utiliser « autre chose ». Cette option nous avait été proposée notamment par l’Ouganda. C’était bien avant la naissance de l’AFDL.
L’Ouganda vous avait donc proposé de recourir à la lutte armée?
Effectivement! A l’époque, l’opposition à laquelle j’appartenais avait décliné l’offre. Quelque temps après, Laurent-Désiré Kabila a pris la tête de l’AFDL. Il a accepté ce que nous avions rejeté. Dix-neuf ans après, je ne regrette rien. En revanche, je ne peux pas dire que tout a été parfait.
Qu’est ce qui a changé dix-neuf ans après la prise du pouvoir par l’AFDL?
C’est un raté fondamental! Et pourtant, la population avait placé beaucoup d’espoir dans l’arrivée au pouvoir de Mzee Kabila. L’homme semblait avoir une vision qui rencontrait les attentes de la masse. Je peux dire aujourd’hui qu’il a manqué à Mzee le sens de l’Etat et une vision prospective de l’organisation. Les actes posés à l’époque manquaient de cohérence par rapport à l’idéal proclamé. C’est ainsi qu’il a perdu en entraînant le pays avec lui.
A partir de quel moment avez-vous commencé « à douter »?
Durant les six premiers mois, le gouvernement a fonctionné normalement. Toutes les décisions étaient prises après délibération au Conseil des ministres. C’est à partir du mois de janvier 1998 que les choses ont changé. Après un remaniement ministériel intervenu en janvier, nous avons constaté la distanciation entre les valeurs proclamées et les actes posés. A titre d’exemple, les réunions du gouvernement étaient réduites à un petit groupe de ministres qui se retrouvait au tour de Mzee.
Pouvez-vous citer quelques noms?
C’est le cas notamment de Gaétan Kakudji, Pierre-Victor Mpoyo, Jeannot Mwenze Kongolo et Mawapanga Mwana Nanga. Les décisions du gouvernement étaient prises au sein de ce noyau. Une situation due sans doute au manque d’expérience dans la gestion de l’Etat. A partir de ce moment, il devenait de plus en plus difficile pour les autres membres du gouvernement d’avoir accès au chef de l’Etat. C’était le début de la descente aux enfers.
Ce qui explique votre révocation du gouvernement…
Tout a commencé au mois d’octobre 1998, par la rédaction d’un projet de constitution par cette équipe restreinte. Mwenze Kongolo a remis l’ébauche à la société civile « pour avis » alors que la question n’a jamais fait l’objet d’un débat au sein du gouvernement. Interrogé à ce sujet par la VOA (Voice of America), j’ai déclaré que le gouvernement n’a jamais pris acte de l’existence d’un tel projet. La suite est connue…
Quinze années après la mort non-élucidée à ce jour de Mzee Kabila, peut-on dire que la situation du pays est plus engageante avec son successeur?
La situation est devenue pire qu’avant.
Pourquoi?
Il faut dire que le Mzee avait cette capacité de reconnaître ses erreurs et d’apporter des correctifs. Joseph Kabila manque l’humilité de reconnaître ses lacunes pour écouter les gens formés qui l’entourent. Il faut bien reconnaître que dans l’entourage présidentiel actuel, il n’y a pas que de « grands patriotes ». Les grands patriotes n’ont aucune chance de se retrouver dans le sillage de Joseph Kabila.
Voulez-vous dire que le pays n’est pas gouverné?
Des exemples sont nombreux pour le démontrer. Le Nigéria et le Congo-Kinshasa ont la charge de 40% de cas de paludisme dans le monde. Chaque heure, il y a trois personnes qui meurent de la malaria dans notre pays. Les Occidentaux mettent à notre disposition environ 200 millions de dollars par an pour la lutte contre cette maladie. L’année dernière, les mêmes Occidentaux ont exigé une contribution de l’Etat congolais sous peine d’arrêter leur aide. C’est ainsi que le gouvernement a dû débloquer 9 millions de dollars. Une situation étonnante quand on sait que le paludisme est la cause principale de la mortalité dans notre pays. Le même gouvernement a affecté 100 millions de dollars à la construction de l’hôpital du cinquantenaire que les Congolais ne fréquentent pas. Un projet qui ne faisait pas partie du programme gouvernemental. Pire, la gestion de cet établissement est confiée à un groupe indien.
Qu’aurait dû faire le gouvernement?
Le gouvernement doit faire de la lutte contre le paludisme la priorité des priorités. Je tiens à répéter que le paludisme est la première cause de mortalité au Congo. Elle est suivie par des infections des voies respiratoires, la rougeole et les maladies diarrhéiques. Ces dernières maladies sont liées à la pénurie en eau courante. Chez nous, il faut assurer une couverture vaccinale sur l’ensemble du pays. Aujourd’hui, notre santé publique se trouve entre les mains des étrangers. La lutte contre le paludisme est prise en charge par toutes les coopérations internationales.
Revenons à la question posée précédemment. Quel changement qualitatif est intervenu au plan social?
Rien n’a changé au plan social. Comme Monsieur Kabila a été parachuté en politique, il a découvert que le Congo-Kinshasa est un pays riche. Depuis lors, il considère la gestion de l’Etat comme une affaire. En réalité, il n’a pas d’objectifs à caractère social.
Quid de l’économie?
Nous sommes toujours dans une économie de rente. Il n’y a pas une politique de production économique endogène. Les Belges nous ont laissé des plantations de café et de cacao alors que le manioc est l’aliment le plus consommé. Nous n’avons pas de plantations de manioc. C’est un comble! L’accession de notre pays à l’indépendance devait être l’occasion de bâtir une économie forte pour répondre d’abord aux besoins des nationaux avant de penser à l’exportation.
Où étiez-vous le 16 janvier 2001, date de la mort de Laurent-Désiré Kabila?
Le 16 janvier 2001, j’étais à Kinshasa. J’étais loin de chez moi lorsque j’ai reçu un appel téléphonique: « Rentrez-vite à la maison ». En route, je recevrai un autre appel. Cette fois, il s’agit d’une journaliste du quotidien français « Le Monde ». « Que se passe-t-il chez vous?, me demanda-t-elle. Il y a un coup d’Etat! » « Non!, lui ai-je répondu. Je ne suis au courant de rien ». Finalement, c’est la rédaction du « Monde » qui m’apprendra que le président Laurent-Désiré Kabila a été assassiné.
Il y a plusieurs versions sur les circonstances du décès de Mzee Laurent-Désiré Kabila. Quelle est, selon vous, la version la plus plausible?
Je n’ai pas de version particulière. Je ne peux vous dire que ce que j’ai vu. Après les obsèques de Mzee, le public a été autorisé à visiter le lieu où il a été assassiné. Je suis entré dans son bureau au palais de marbre. J’ai vu quelques gouttelettes de sang éparpillées par-ci par-là. J’ai posé la question au guide: « A-t-on déjà nettoyé ce bureau depuis que le Mzee a été assassiné? » Réponse du guide: « Non! » Je suis revenu à la charge: « Les quelques gouttelettes de sang que l’on voit constituent-elles tout ce que le Mzee a perdu? » Réponse: « Oui, c’est tout! ». Je me suis dit que le corps d’un adulte contient cinq litres de sang. Il est impossible qu’on ait tiré sur un homme au niveau du cou sans que celui-ci baigne dans une mare de sang.
Quelle était votre conclusion?
Pour moi, les gouttelettes de sang éparpillées dans le bureau du défunt signifient que le Mzee était déjà mort avant. Son corps a été criblé de balles après. Tout le reste n’était qu’une mise en scène. J’ai d’ailleurs approché le camarade Yerodia {Abdoulaye Ndombasi}. Je lui ai demandé: « Comment avez-vous vécu les événements du 16 janvier 2001? » Il me dira qu’il se trouvait à une veillée mortuaire où se trouvait également l’ancien patron de l’ANR, Leta {Nldr: Georges Leta Mangasa}. Ils ont reçu un coup de fil annonçant qu’on venait de tirer sur le Mzee. Yerodia s’est précipité au palais de marbre. Arrivé sur le lieu, il a trouvé les Mwenze Kongolo, Gaétan Kakudji et d’autres ministres qui s’empressaient de le réconforter. « On a tiré sur le Mzee, j’aimerai savoir où il se trouve », leur dit-il. Il ne reçoit aucune réponse. On ne faisait que le calmer. On lui dira finalement, que le Mzee a été emmené à la Clinique Ngaliema. Il apprendra plus tard que celui-ci a été transféré au Zimbabwe et qu’il était mort. Le camarade Yerodia me dira en guise de conclusion: « Cette scène n’est qu’un montage. Le Mzee était mort bien avant ».
Que répondez-vous à ceux qui allèguent que le président LD Kabila – qui souffrait de diabète et de l’hypertension artérielle – serait décédé de mort naturelle et qu’un « groupe » a monté de toutes pièces la thèse de l’assassinat afin de camoufler un coup d’Etat de palais?
Je ne peux rien dire dans la mesure où le chef de l’Etat devait voyager le lendemain pour Yaoundé au Cameroun. Je suis persuadé qu’il est mort avant. Une mort violente.
Quel en serait le mobile?
Le Mzee commençait à gêner beaucoup de gens. Il s’immisçait dans les affaires de pas mal de Libanais dans la capitale. Inutile de vous dire qu’il avait pris des engagements qu’il n’avait pas pu honorer. A cela, il faut ajouter la désorganisation ambiante du fait d’un entourage composé de plusieurs personnes qui ne partageaient pas son idéologie. Le chef de l’Etat mélangeait les sentiments avec les principes. Plus grave encore, il n’était pas capable d’évaluer les rapports de force sur le terrain. Ce « cocktail » d’indices fait qu’il était appelé à disparaître. J’ai souvenance d’un coup de fil que le Mzee avait donné à un ami commun en décembre 2000. Il s’agit de Pierre Galand {Ndlr: ancien responsable de l’Oxfam}. « Il faut que tu fasses un effort, lui a-t-il dit. Je sens qu’ils ne vont pas me rater cette fois… »
A qui faisait-il allusion?
Il faisait allusion à tout son environnement. Il ne contrôlait plus rien. Il y avait de comploteurs dans son propre entourage. Les ennemis de Mzee utilisaient le manque d’organisation et de rigueur de celui-ci dans le choix des collaborateurs. Des collaborateurs que le Mzee ne cessait d’ailleurs pas d’humilier. Il faisait fouetter les gens y compris des femmes. J’imagine que tous ces facteurs ont généré des rancœurs. L’assassinat de Mzee est un sujet sensible qui a des implications nationales et internationales. Je vais vous surprendre en vous disant qu’un moment donné, j’ai été suspecté de faire partie des « tueurs ».
La mort de LD Kabila reste donc une énigme politico-criminelle…
C’est une énigme dans la mesure où il n’y a pas eu d’enquête rigoureuse. On n’a pas voulu qu’on sache la vérité. Un ami – ancien collaborateur de Mzee – m’a dit avant sa mort ces quelques mots: « Continuez à mener vos activités politiques. Mais ne vous hasardez pas à rechercher les causes de la mort de Mzee ». L’ami faisait partie de l’entourage du défunt Président.
Que pensez-vous du « dialogue politique national »?
Le dialogue est issu de l’accord de paix d’Addis-Abeba. Un accord qui est consécutif à la mauvaise organisation des élections de 2011. Les élections mal organisées ont généré une crise institutionnelle. Il fallait que les Congolais se mettent autour d’une table pour ramener le pays dans l’ordre constitutionnel.
Voulez-vous dire qu’il faut une nouvelle transition et son corollaire, le partage des postes?
La transition paraît incontournable étant donné que les élections ne pourront avoir lieu dans les délais constitutionnels. L’accord de paix d’Addis-Abeba a été signé le 24 février 2013. Le dialogue devait avoir lieu entre les mois de février à juin. Les trois années restant de la législature actuelle devait être considérée comme une période de transition.
Une transition avec « Joseph Kabila » à la tête de l’Etat alors que son second et dernier mandat expire le 19 décembre prochain?
Il n’est pas question que l’actuel chef de l’Etat demeure à la tête du pays après l’expiration de son mandat. Depuis qu’il est au pouvoir, il s’est révélé incapable d’organiser les élections. En 2006, il a organisé une demi-élection. En cette 2016, il n’a même pas organise les élections. Il a montré son incompétence en la matière. Quelle serait l’utilité de le maintenir au pouvoir?
Que répondez-vous à ce membre du gouvernement congolais qui a déclaré en août 2015 que « rien ne pourra se faire sans Kabila ni contre Kabila »?
Nous avons connu Monsieur Mobutu. Lors de la Conférence nationale souveraine, Monsieur Vuduawe te Pemako {Ndlr: directeur de cabinet du président Mobutu} avait déclaré ce qui suit: « Toutes vos résolutions resteront dans l’enceinte du Palais du peuple ». Entre nous les « conférenciers » et lui qui a fini par fuir le pays? C’est lui! Le ministre qui a prononcé ces mots est simplement inconscient. Le Congo-Kinshasa n’appartient pas à Joseph Kabila. Celui-ci a trouvé ce pays là où il se trouve. Je ne sais pas où il était. C’est nous qui l’avons reçu. C’est nous qui l’avons accueilli.
Si vous étiez membre du cabinet présidentiel, quel conseil auriez-vous donné à « Joseph Kabila » au moment où il prépare son message à la nation à l’occasion du 56ème anniversaire de l’indépendance? Que doit-il dire au peuple congolais?
Kabila doit dire notamment: « Etant donné d’abord l’opposition fondamentale qu’il y a au sein de la population, je ne serai pas candidat à l’élection présidentielle. Le 19 décembre prochain, je m’en irai. Il appartient à la Commission électorale nationale indépendante d’organiser les élections ».
Propos recueillis à Bruxelles par Baudouin Amba Wetshi