Deuxième & dernière partie: Les partis à dimension nationale
Dans la première partie de cet article consacré à la réalité des partis politiques en Afrique, en partant des cas congolais, il a été question des partis régionaux. On a vu que leur création obéit à la même logique et agit en pourfendeur de la paix et du principe démocratique tant que l’ethnicité et/ou la régionalité ne sont pas assumées positivement. Car « la prise de conscience politique que le parti favorise déclenche conjointement une prise de conscience ethnique et/ou régionale et celle-ci constitue un milieu favorable au développement de forces centrifuges »[1], à la haine tribale, à la chasse à l’homme et aux épurations ethniques. La course au pouvoir dans laquelle se lancent les formations politiques devient sur le terrain synonyme de compétition entre différentes ethnies et/ou régions, l’enjeu consistant, conflictualité de la démocratie occidentale oblige, à placer un ‘frère’ au sommet de l’Etat et d’étendre de ce fait l’hégémonie de son groupe sociétal sur les autres. Ce comportement, il faut le souligner, est tout ce qu’il y a de plus normal dans la mesure où qui se ressemblent s’assemblent.
Les protagonistes se trouvant tiraillés entre le désir de dominer et la crainte de l’être, la création des partis politiques revient tôt ou tard à cette formule lapidaire prononcée le 20 mars 1960 par le président général de l’Union Kwangolaise pour la liberté et l’Indépendance (LUKA), André Peti-Peti, lors d’un rassemblement populaire à Kenge, le chef-lieu de l’actuelle province du Kwango: « Le Kwango est aux Kwangolais et chacun dans son District. La Luka étant un parti du Kwango, il doit exister ici au Kwango dans son entièreté, comme le Parti Solidaire Africain (PSA) au Kwilu, l’Alliance des Bakongo (ABAKO) dans le Bas-Congo, le Mouvement National Congolais (MNC) dans le Kasaï et l’UNILAC dans le Lac Léopold II »[2]. Paroles éculées? Non, propos terriblement actuels qui expliquent les conflits et les épurations ethniques qui ont endeuillé le Congo-Kinshasa depuis le 24 avril 1990.
A côté des partis ethniques et/ou régionaux, il existe d’autres ayant une stature nationale. Parmi ceux-ci, on peut distinguer les partis couverts de discrédit de ceux bénéficiant de la sympathie populaire. Dans le premier cas, citons le Parti National du Progrès (PNP), crée au Congres de Coquilhatville du 11 au 14 novembre 1959 par la fusion de plusieurs partis et associations dits non-extrémistes sous le leadership de Paul Bolya, et le Mouvement Populaire de la Révolution (MPR), l’ex-parti-Etat devenu un fait privé en 1990. Ces deux partis doivent leur envergure nationale à la puissance financière de leurs maîtres. Celle-ci permet de recruter ou d’acheter des animaux politiques ayant quelque relief pour traîner derrière eux une clientèle tribalo-régionale éparpillée sur toute l’étendue du territoire national. Le PNP, soutenu par le pouvoir colonial belge, fut baptisé « Parti des Nègres Payés » ou encore « Penepene na Mundele » (Proche et donc valet de l’homme blanc). Quant au MPR fait privé, qui ne fera d’ailleurs pas long feu après la chute de Mobutu, il ne valait rien sans l’argent de ce dernier ou, pour être exact, sans l’argent du peuple congolais que le dictateur utilisait à des fins privées.
Notons que ce qui est dit de la puissance financière du MPR fait privé reste valable pour le Parti du Peuple pour la Reconstruction et la Démocratie (PPRD) de Joseph Kabila, l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS) de Félix Tshisekedi et Ensemble de Moïse Katumbi. Sans les deniers publics détournés à des fins privées, pour les deux premiers, et amassés pendant des années de prédation comme gouverneur de la riche province minière du Katanga, pour le dernier, l’envergure nationale de chacun de ces trois partis se réduirait comme peau de chagrin.
De leur côté, les partis supra-ethniques qui recueillent une sympathie populaire ne se distinguent pas des autres par les idées qu’ils véhiculent. Ce sont également des coquilles vides qui ont tout simplement l’avantage de reposer sur les épaules d’un dirigeant charismatique dont l’ethnie reste disséminée sur toute l’étendue de l’espace national. Tel est le cas du Mouvement National Congolais (MNC) de Patrice Lumumba dans les années 1960 et de l’UDPS de Tshisekedi wa Mulumba, de sa création le 15 février 1982 jusqu’à la mort du leader le 1er février 2017.
Le statut de héros national ou le qualificatif de nationaliste ne devrait pas éclipser l’avantage ethnique dont Lumumba a su tirer profit. Au cours de l’exploration de l’espace qui deviendra l’Etat Indépendant du Congo (EIC) en 1885 et de sa prise de possession par les émissaires du Roi des Belges Léopold II, ces derniers livrèrent plusieurs batailles contre les populations autochtones. Ce fut l’occasion pour les Européens de découvrir des ethnies dites guerrières. Quand le 17 novembre 1885 Camille Conquilhat crée la Force publique sur instructions du roi afin de doter l’EIC, sa propriété personnelle, d’une force militaire et de police, les premières recrues viendront naturellement de ces ethnies-là parmi lesquelles figuraient les Tetela. Les Tetela de la Force publique ont d’ailleurs laissé des empruntes indélébiles dans l’histoire du pays, à travers leurs révoltes de 1885 à Luluabourg, de 1897-1898 comme avant-garde de l’expédition du Nil dans la zone de Dungu et ses alentours et du 17 au 18 avril 1900 au Fort de Shinkakasa à proximité de Boma. L’intégration privilégiée au sein de la Force publique va entraîner l’essaimage de l’ethnie: « Les Tetela-Kusu (ethnie de Lumumba), à cause des vicissitudes de l’histoire, se trouvaient dispersés aux quatre coins du pays, à Léopoldville comme à Elisabethville, où ils constituaient un nombre important d’émigrés. Dans le Haut-Congo, les Kusu du Maniema formaient un groupe suffisamment distinct; au Kasaï, les Tetela et autres populations de Sankuru voulaient être différenciés de la grande masse des Luba. Donc, Lumumba, à cause de son identité de Tetela, avait son électorat naturel dispersé dans l’ensemble du pays, ce qui l’obligeait à jouer la carte nationaliste »[3].
Il convient de noter ici que l’essaimage des Tetela ne suffit pas à comprendre le succès de Lumumba et la dimension nationale qu’il donna à son parti. Pour compléter cette explication, on doit aussi prendre en compte l’itinéraire exceptionnel de Lumumba lui-même: « Lumumba était l’homme le mieux qualifié pour utiliser le groupe ethnique tetela comme ressource politique. Il était né et avait étudié dans le territoire de Katako Kombe. [Province du Kasaï]. Il travailla à Kindu [Province du Kivu] en tant que commis pour la compagnie minière Symétain, alors il alla à Léopoldville [Province de Léopoldville] où il suivit les cours de l’école des postes. Envoyé au bureau de poste de Stanleyville [Province Orientale], il prit part active aux activités des syndicats et des évolués et devint président de la Mutuelle des Batetela. Après un bref séjour en prison pour détournement de fonds de la poste, il retourna à Léopoldville et devint directeur de vente dans une brasserie. Aussi, quand Lumumba entra dans la politique, il était capable d’utiliser tout un réseau de contacts préexistants, partiellement mais pas exclusivement parmi les Tetela-Kusu de Katako Kombe, Kindu, Stanleyville et Léopoldville »[4].
Concernant l’avantage politique que procure la dispersion d’une ethnie à travers le territoire national, l’historien et professeur Ndaywel è Nziem enseigne que lors de la première expérience démocratique du Congo, seul Albert Kalonji, le concurrent de Lumumba au sein du MNC, pouvait s’en prévaloir au même titre que ce dernier, « s’il avait pu susciter l’unanimité des peuples luba du Kasaï, du Katanga et ceux de la diaspora »[5]. Là où Kalonji avait échoué en 1960, Tshisekedi réussira trois décennies plus tard, car l’ethnie luba du Kasaï a continué d’essaimer de plus bel dans l’espace national. Mais cette fois, l’avantage deviendra un handicap. Non seulement à cause de la peur du Luba-Kasaïen, mais aussi à la suite de l’émergence d’un autre Muluba, le Luba-Katangais Kabila.
Quant au charisme des leaders (Lumumba pour le MNC en 1960 et Tshisekedi pour l’UDPS en 1990), qui exerce de l’attrait sur une frange importante des membres des autres ethnies, il ne tient qu’au radicalisme de leurs propos. Un radicalisme qui trouve un écho favorable auprès des masses en raison du besoin aigu de liberté caractéristique des périodes aussi critiques et passionnées que la décolonisation et la lutte contre un dictateur. Périodes durant lesquelles l’effort de lucidité est souvent associé à de la lâcheté. Leur popularité est donc le fruit de leur incapacité à contrôler leurs impulsions et à mesurer intelligemment le rapport de forces qu’ils entretiennent avec leurs adversaires.
Par ailleurs, en dépit de l’engouement populaire qu’ils ont pu susciter au-delà des clivages ethniques, le MNC et l’UDPS n’ont pas résisté à la poussée des forces centrifuges. Suivant les élucubrations des musiciens congolais qui, à partir d’un orchestre X, créent à la moindre brouille les orchestres Véritable X, X originel, Principal X ou X aile Z, etc., le parti de Lumumba avait éclaté en trois ailes: une aile Lumumba (MNC/L), une aile Kalonji (MNC/K) et une aile Nendaka (MNC/N), tandis que depuis 1990 celui de Tshisekedi père a subi de multiples défections qui l’ont réduit à sa simple dimension ethnique avant que le fils n’accède à la magistrature suprême. Aujourd’hui, on compte l’UDPS/Tshisekedi, l’UDPS/Le Peuple, l’UDPS/Kibassa et l’UDPS/Tshibala.
En somme, quand on parle de l’instauration du multipartisme en Afrique, il suffit de réfléchir quelques instants pour voir, au contraire, qu’il serait plus correct de parler de l’instauration du ‘multi-monopartisme’. Car les facteurs qui mobilisent réellement les masses, l’ethnie et/ou la région, agissent de telle sorte que chaque coin du pays se retrouve, après les élections législatives, dans une situation de quasi-monopartisme.
Ce fut le cas après les premières élections législatives que connut le Congo du 11 au 25 mai 1960. « Les partis ethniques et régionaux furent confirmés dans leurs fiefs: l’ABAKO dans le Bas-Congo et la capitale, le PSA au Kwilu, la LUKA au Kwango, le CEREA dans le Nord-Kivu, la CONAKAT dans le sud du Katanga, la BALUBAKAT dans le Haut Lomami, le PUNA dans le district de Mongala, le MNC-Kalonji dans le district de Kabinda ». Ce fut également le cas lors du deuxième tour de l’élection présidentielle en 2006. On a vu le pays divisé en deux blocs, l’Est et l’Ouest, suivant les origines des deux candidats en lice, respectivement Joseph Kabila et Jean-Pierre Bemba.
On comprend que dans ces conditions, exclure un parti de la gestion de la chose publique revient à exclure une partie de la nation, ce qui entraîne frustration et tension. Le manque d’efficacité des partis politiques dans la construction de la démocratie est à nouveau flagrant tant que les élites feront semblant de ne pas voir et intégrer les ethnies et/ou régions dans l’agenda public. On tombera donc d’accord avec Arthur Lewis qui, après avoir analysé les démocraties de l’Afrique occidentale au lendemain des indépendances, a abouti à cette conclusion: « L’affrontement politique entre un parti de gouvernement et un parti d’opposition n’est pas ce qu’il faut à ces pays; c’est un système qui n’est pas fait pour une société plurale et qui est impraticable dans la conjoncture ouest-africaine »[7]. Ce dont des sociétés aussi hétérogènes que les sociétés africaines ont impérativement besoin, « c’est un régime démocratique qui accentue le consensus plutôt que l’opposition, qui inclut plutôt que d’exclure, et qui tente de maximiser l’ampleur de la majorité au pouvoir plutôt que de se contenter d’une majorité simple : en d’autres termes, une démocratie consensuelle »[8].
Certes, les actes de violence ont souvent été commandités. Par le pouvoir colonial belge lors de la décolonisation. Par le régime Mobutu lors du deuxième processus de démocratisation et par les régimes de Joseph Kabila, hier, et Félix Tshisekedi aujourd’hui depuis les élections générales de 2006. Mais là n’est pas le problème. Le problème, c’est la réceptivité latente et inconsciente du discours de la haine tribale que l’on trouve dans les masses populaires, ce qui constitue un terrain tout prêt à entendre l’appel à la violence. En d’autres termes, si les politiciens à travers le monde et le temps jouent sur la corde sensible de la haine tribale ou raciale, c’est que l’homme du fait de sa nature adore danser au rythme de cette musique. Car ce ne sont pas les commanditaires qui vont d’une demeure à une autre chasser ou égorger de pauvres gens. Ce sont plutôt de pauvres diables : chômeurs, ouvriers, paysans et soldats affamés qui chassent et égorgent d’autres pauvres diables.
Au regard de ce qui précède, il conviendrait d’inscrire à l’entrée de chaque bureau de parti politique de l’Afrique sub-saharienne, à l’exception de quelques rares partis tel que le Chama Cha Mapinduzi en Tanzanie, les propos tristement célèbres par lesquels que Dante, poète florentin du 14e siècle, accueillait dans sa ‘Divine Comédie’ ceux qui se retrouvaient supposément en enfer: « Toi qui entre ici, abandonne tout espoir! ». Et cela, tant que l’ethnicité et/ou la régionalité ne seront pas positivement assumées et que l’angoisse, la frustration et la violence seront le lot quotidien des peuples. Au nom de la démocratie, un objet politique dont parle tout le monde mais que peu parviennent à identifier. Par ailleurs, il est ridicule voire grotesque que les Africains importent des idéologies de l’Occident au moment où ces idéologies sont en crise en Occident-même.
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & Fonctionnaire International
---------------- [1] WEISS, H. & VERHAEGEN, B., Parti Solidaire Africain (PSA). Les Dossiers du CRISP, Documents, Bruxelles, Centre de Recherche et d'Information Socio-Politique, 1963, p.198. [2] Ibid., p. 222. [3] NDAYWEL, E. N., op. cit., p. 550. [4] TURNER, Th., "L’ethnie Tetela et le MNC/Lumumba", in Etudes congolaises, n° 4, octobre-décembre 1969 (Traduit de l’anglais par Mme Y. Leloux.), p. 52. [5] NDAYWEL, E. N., op. cit., p. 550. [6] NGOMA, B., "Pour des élections démocratiques", in MUTAMBA., M. (Sous la direction de), L’organisation des élections démocratiques au Zaïre: Principes et conditions, Kinshasa, IFEP/FKA, 1995, p. 3. [7] LEWIS, W. A., La chose publique en Afrique occidentale, Paris, Sedeis, Futurible, 1966, pp. 105-106. [8] LIJPHART, A., Democracies: Patterns of majoritarian and consensus government in twenty-one country, Londres, New Haven, Yale University Press, 1984, p. 23.