Quelle réforme pour la Ceni?

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Au moment où des Congolais descendent dans la rue contre l’entérinement par l’Assemblée nationale de Ronsard Malonda en qualité de président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI); au moment où des voix s’élèvent au sein de la société civile comme dans les rangs de l’opposition et du parti présidentiel pour dénoncer la précipitation et la politisation, par le Front Commun des Corrompus (FCC), dans le processus de désignation du futur président de la CENI, voyant en cela, avec raison, une première étape de la manipulation des élections de 2023; au moment où les véritables représentants du peuple exigent les réformes de cette institution d’appui à la démocratie comme préalables à la désignation et l’élection de son prochain bureau, je me sens le devoir de donner mon avis sur la réforme clé à obtenir coûte que coûte.

La CENI a été voulue et conçue comme « un organisme de droit public, permanent et neutre doté de la personnalité juridique. Elle jouit de l’autonomie administrative et financière. Elle dispose d’un budget propre sous forme de dotation. […] Dans l’exercice de sa mission, elle jouit de l’indépendance d’action par rapport aux autres institutions. Elle bénéficie néanmoins de leur collaboration ». Parmi ses nombreuses missions, elle doit « organiser, en toute indépendance, neutralité et impartialité des scrutins libres, démocratiques et transparents » et « transmettre les résultats provisoires à la juridiction compétente pour proclamation des résultats définitifs ». Il convient de noter que cette institution est « composée de treize membres désignés par les forces politiques au sein de l’Assemblée nationale à raison de six délégués dont deux femmes par la Majorité et de quatre dont une femme par l’Opposition politique. La Société civile y est représentée par trois délégués issus respectivement de confessions religieuses, des organisations féminines de défense des droits de la femme et des organisations d’éducation civique et électorale ». Il va sans dire que les élections s’organisent conformément à la loi électorale du pays. A quel niveau doivent s’opérer les réformes cruciales?

Le processus électoral ne m’est pas étranger. En 2004-2005, je l’ai piloté au niveau de la province de Lofa au Liberia, pour le compte d’une institution internationale. Chargé de l’éducation civique et électorale des masses et de la formation du personnel électoral, je faisais partie, à cette échelle provinciale, d’une équipe de 12 staffs internationaux, venus des quatre coins du monde, couplés à 12 staffs nationaux de la Commission Electorale Nationale. Lors de l’opération d’enregistrement des électeurs dont le résultat était facile à quantifier et évaluer, 10% était le pourcentage d’erreurs acceptables. Ma province était la seule à relever ce défi avec 9%. Dans les 14 autres provinces du pays, les pourcentages d’erreurs se situaient entre 12 et 46%. Fort de ce résultat, je serais intégré au groupe des formateurs internationaux et nationaux au niveau national pour toutes les premières étapes des formations en cascade des opérations électorales ultérieures, tout en regagnant chaque fois ma province pour réaliser les autres étapes de ces formations. Dans la perspective de l’organisation des élections générales du Congo en 2006, des compatriotes effectueront une mission d’études au Liberia. Le directeur du département électoral de mon institution, un Belge, leur fera part du résultat ci-dessus obtenu par une équipe œuvrant sous le leadership d’un Congolais. Mais ils ne chercheront même pas à me rencontrer; ce qui leur aurait permis d’être édifiés sur la stratégie mise en place pour atteindre une telle performance. Plus tard, en 2015-2016, j’ai été également mêlé dans le monitoring du processus électoral dans un autre Etat post-conflit, toujours pour le compte d’une organisation internationale. Depuis plusieurs mois, je suis de nouveau plongé dans un tel monitoring, en plus de mes responsabilités premières liées au mandat de mon département. Qu’ai-je appris de cette expérience?

Dans la province de Lofa au Liberia vivent deux grandes ethnies dont la rivalité a souvent débouché sur des massacres: les Lorma et les Madingo. Les premiers sont chrétiens et se considèrent comme des autochtones tandis que les derniers sont musulmans et perçus par les premiers et les autres Libériens comme des allochtones. Le chef de la branche provinciale de la commission électorale était Lorma. Un jour, il me demanda d’organiser une séance spécifique d’éducation civique et électorale pour les notables de son ethnie. Face à mon rejet de sa requête, il m’expliqua que la veille, ces notables l’avaient rencontré pour lui demander d’abuser de son pouvoir de manière que le sénateur senior soit un des leurs, chaque province devant élire deux sénateurs dont un senior et un junior. Pour que mon institution ne soit pas soupçonnée de partialité ou n’alimente des théories du complot, cette séance fut organisée mais avec les notables de toutes les ethnies.

Les participants ont appris que les équipes chargées de ramasser les plis scellés des procès-verbaux des résultats des élections de tous les bureaux de vote de la province seraient des couples composés d’un staff national et un staff international. Au chef-lieu de la province, l’ouverture des enveloppes scellées et la compilation des résultats seraient publiques, en présence des témoins des partis politiques et des observateurs de la société civile. Les résultats provinciaux seraient transmis au siège de la commission électorale dans la capitale Monrovia par deux canaux différents: physiquement par les branches provinciales de la commission et électroniquement par mon institution. A partir de chaque province, les staffs électoraux nationaux et internationaux seraient en mesure de suivre au quotidien l’annonce progressive des résultats à l’échelle nationale. Après m’avoir suivi et posé des questions, tous les notables pouvaient mesurer l’étendue de la transparence du système électoral qui tranchait avec l’obscurantisme de la tradition électorale de leur pays. Quelle leçon le Congo peut-il tirer du processus décrit ci-dessus afin que la vérité des urnes soit annoncée par la CENI en 2023 et à la fin des cycles électoraux ultérieurs?

De même que la République Démocratique du Congo n’est démocratique que de nom depuis que le président Laurent-Désiré Kabila l’a rebaptisée ainsi après sa prise de pouvoir par la force en 1997, pouvoir dont son « fils » Joseph Kabila Kabange avait hérité à son assassinat en janvier 2001, la Commission Electorale Nationale Indépendante n’est indépendante que sur papier. Des élections générales de 2006 à celles de 2018, en passant par celles de 2011, la CENI a été aux ordres du détenteur de l’imperium en dépit de la diversité des origines de ses membres. Les résultats provisoires et définitifs annoncés respectivement par la CENI et la Cour constitutionnelle, elle-même également aux ordres, ont toujours été aux antipodes de la vérité des urnes voire même de la loi électorale elle-même, comme en 2018. Dès lors, la réforme-clé à mener passe par l’identification de la manière dont s’exprime ce banditisme d’Etat, orchestré en toute impunité par celui-là même qui est censé jouer le rôle constitutionnel d’assurer le bon fonctionnement des institutions de la république.

Même quand il ne donne pas de lui-même l’image d’un prédateur, à l’instar de Mobutu Sese Seko ou de Joseph Kabila Kabange, un président de la république peut facilement acquérir une immense fortune partout au monde et surtout dans des bidonvilles planétaires que sont les Etats d’Afrique sub-saharienne. Comme il a le dernier mot sur la prise des décisions majeures engageant l’Etat, il peut se laisser corrompre par les grandes puissances, les multinationales et les grands groupes financiers mondiaux. Du haut de sa fortune, il peut à son tour corrompre des hauts commis de l’Etat pour son intérêt personnel, au détriment de l’intérêt général. Joseph Kabila a un jour ironisé sur les accusations de manipulation des processus électoraux qui pèsent sur lui en déclarant que depuis 2006, la CENI est dirigée par des ‘hommes de Dieu’. Homme du sérail pendant un certain temps, Vital Kamerhe a une fois expliqué en ces termes le fonctionnement du régime Kabila à chaque décision importante de la vie de la nation: « L’argent va circuler ».

Dans un Etat potentiellement riche où les contre-pouvoirs n’existent que sur papier, un président de la république peut en moins d’une décennie passer du stade de vulgaire rebelle aux bottes en caoutchouc à celui de milliardaire. Tel fut justement le cas de l’ascension sociale fulgurante de Joseph Kabila et de sa fratrie. Par ailleurs, la corruption ou l’achat des consciences lui a été facilitée par l’abâtardissement du peuple et de ses élites, amorcé par le régime Mobutu et exacerbé tout au long de son ère à lui qui s’éternise, ainsi que l’existence des partis politiques qui n’ont de parti que le nom. Ce n’est donc pas pour des raisons idéologiques ou les beaux yeux de Kabila que les membres de la CENI vont à l’encontre de la vérité des urnes, mais pour l’argent du peuple que le détenteur de l’imperium gère suivant une tradition néo-patrimonialiste bien assumée.

Certes, la loi électorale actuelle prévoit un dispositif censé permettre aux candidats et partis politiques lésés d’introduire des recours auprès de la Cour constitutionnelle. Mais les preuves font souvent défaut à ceux-ci parce qu’ils ne peuvent déployer leurs témoins dans tous les bureaux de vote afin d’obtenir des copies des procès-verbaux des dépouillements des bulletins de vote. Cette faiblesse peut être corrigée par trois dispositifs légaux. Le premier créerait une structure de la société civile chargée de recevoir et de compiler les résultats des votes aux niveaux régional et national. Le second rendrait transparente la compilation progressive des résultats dans les sites Internet de la CENI et la société civile à ces deux niveaux; ce qui serait accessible à une large frange de la société au moment où l’accès à Internet se démocratise de plus en plus. Et le troisième consisterait à confronter la compilation de la CENI et celle de la société civile et à vider tout contentieux avant l’annonce des résultats provisoires par la CENI. « Organiser, en toute indépendance, neutralité et impartialité des scrutins libres, démocratiques et transparents » et « transmettre les résultats provisoires à la juridiction compétente pour proclamation des résultats définitifs » ne signifie nullement donner à la CENI le droit de gérer la compilation des résultats à l’abri des regards extérieurs jusqu’à leur annonce provisoire.

La transparence dans le processus de compilation des résultats. Voilà ce qui manque à la loi électorale, favorisant ainsi le tripatouillage au profit du roi du jour. Voilà ce qui doit être réformé avant tout afin d’obtenir de meilleurs résultats de la commission électorale, qu’elle soit baptisée indépendante ou non. Mais quand on sait que les manipulations sont déjà à l’œuvre lors de l’élaboration du fichier électoral, il va sans dire que le processus transparent décrit ci-dessus doit s’étendre également à ce niveau-là. Que le président de la CENI s’appelle alors Malonda ou Belzébuth ou qu’il soit un membre de la famille biologique du prédateur Joseph Kabila, cela importerait peu.

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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