Que faire de la conscience ethnique ?

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Le discours du président Félix Tshisekedi à la nation après l’humiliante chute de Goma fin janvier 2025 continue d’alimenter de nombreuses réactions dans les médias et surtout sur les réseaux sociaux. L’une d’elles est particulièrement intéressante sur le regard que nous Africains portons sur nous-mêmes et sur notre vivre ensemble dans chacun de nos Etats. Mettant en avant les visées expansionnistes ou la quête de vassalisation du pouvoir d’Etat congolais par le Petit Poucet Rwanda, un membre de la diaspora congolaise au Canada donne des orientations, pour sauver ce qui peut encore l’être de l’intégrité territoriale du pays, face à ce qu’il considère comme la plus grande entrave à l’unité et la cohésion nationales, à savoir l’arrogance, la vantardise et l’intolérance des Baluba du Kasaï, l’ethnie du chef de l’Etat. Les antennes des radios, les plateaux des chaînes de télévision et surtout les réseaux sociaux sont pris d’assaut matin, midi et soir pour cracher ces poisons. Légion sont en effet les Baluba qui considèrent ostensiblement le pouvoir d’Etat incarné par leur frère comme leur propriété tribale (Bukalenga bwetu, proclament-ils dans leur langue le tshiluba). Ils déversent des flots d’injures et d’insanités contre quiconque émet la moindre critique contre « leur » régime. Ils annoncent sans ambages leur volonté de dominer et d’écraser toutes les autres ethnies « jusqu’au retour de Jésus-Christ sur terre », selon leurs propres termes. Disposant d’une milice, les Forces du progrès, ils lancent des menaces de mort contre de paisibles citoyens voire même des communautés entières. L’Eglise catholique et sa hiérarchie ne sont pas épargnées. Ils se vantent des crimes commis contre tel ou tel autre opposant afin de mieux installer la terreur dans les cœurs des Congolais d’autres ethnies. En toute impunité ! Pire, leurs discours et actions inciviques et triomphateurs ne sont nullement recadrés par le pouvoir en place, la même arrogance et le même mépris pour les autres se retrouvant au plus haut sommet de l’Etat. 

Présenté sur la toile comme « spécialiste de la région des Grands Lacs à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages de référence, dont Stratégie du chaos et du mensonge (2014) et Guerre secrète en Afrique centrale (2015), Patrick Mbeko, puisque c’est de lui qu’il s’agit, exhorte ses compatriotes Baluba (Muluba au singulier) en ces termes : « Considérez-vous comme Congolais avant d’être Muluba. Moi, je suis Congolais avant d’être je ne sais de quelle région. Je n’aime d’ailleurs pas parler de ma région parce que ce n’est pas important. Je suis Congolais ». Dans sa vidéo sur le même thème, Fabien Kusuanika, le patron de la chaîne YouTube Télé Tshangu, lui répond en écho : « Les Fatshigans, [terme péjoratif pour désigner les partisans ethniques de Tshisekedi], sont d’abord Fatshigans avant d’être Congolais. Nous, nous sommes d’abord Congolais avant d’être je ne sais pas qui ».

Le 6 décembre 2024 au Press Club Brussels à Bruxelles, j’ai suivi la conférence de presse du leader de l’opposition Martin Fayulu Madidi sur la crise politique en cours au Congo depuis l’ascension de Tshisekedi à la magistrature suprême de l’Etat le 25 janvier 2019. Mettant en avant la conscience nationale et jetant dans l’ombre la conscience ethnique ou régionale, il a tenu des propos similaires à ceux de Patrick Mbeko et Fabien Kusuanika, accusant Tshisekedi de ne pas être un patriote. Sous-entendu, il n’est qu’un tribaliste.

Dans cet article, je me propose d’analyser les propos des trois orateurs cités ci-haut, en examinant la nature des relations que doivent entretenir nos différentes consciences ethniques ou régionales avec notre conscience nationale. Les deux consciences sont-elles diamétralement opposées ? Faut-il étouffer ou ignorer la première pour que la dernière existe ou se porte à merveille ? Existe-il une relation de préséance ou de subordination entre les deux consciences comme semblent l’indiquer nos trois tribuns ? Avant de répondre à ce questionnement, il serait sans doute utile de préciser que les prises de position de ces trois membres de l’intelligentsia congolaise se rencontrent auprès de la quasi-totalité des élites politiques et intellectuelles du pays. Celles-ci ont généralement tendance à se gonfler la poitrine en s’autoproclamant nationalistes, ce qui, dans leur entendement, les placerait au-dessus des identités ethnico-régionales. Mais quand on leur confie une parcelle de pouvoir, elles posent sans le moindre état d’âme des actes de favoritisme ethnique ou régional auxquels il faudrait ajouter le népotisme et le clientélisme pourtant considérés dans le préambule de la Constitution congolaise comme des fléaux majeurs à l’origine de la mauvaise gouvernance endémique du pays depuis l’indépendance.

Une affirmation démentie par les faits

Il est faux et archi-faux d’affirmer qu’on est d’abord Congolais avant d’être de telle ou telle ethnie ou région. Car, cela relève tout simplement d’une mauvaise observation de la réalité. Toutes les ethnies et régions congolaises ont existé avant la création du Congo par le Roi des Belges Léopold II en 1885. Elles continueront d’exister si jamais un jour le Congo devait disparaître ; ce qui est loin d’être le souhait des Congolais authentiques. Car, partout dans le monde et depuis la nuit des temps, les ethnies ne sombrent jamais quand un Etat implose. Elles survivent toujours. 

Pourquoi des hommes et des femmes bardés de diplômes tiennent-ils alors des discours aussi facilement démentis par les faits ? La réponse à cette question réside dans la colonisation des cerveaux. Dans leur immense perfidie appelée « mission civilisatrice », destinée à justifier toutes les atrocités commises sur les peuples colonisés, les colonisateurs européens avaient projeté à ces derniers une vision manichéenne du monde. Celle-ci opposait les civilisés qu’ils prétendaient être et les sauvages ou grands enfants qu’ils voyaient en nous, appelés à être élevés, par eux, à l’âge adulte. Pour mieux souligner cette vision falsifiée du monde, la même réalité sociale observée en Europe et en Afrique pouvait recevoir des noms différents. Ainsi, les Européens communiquaient en langues tandis que les Africains s’exprimaient en dialectes ou patois. Les groupes distincts d’Européens constituaient des communautés ou des nationalités tandis que les Africains évoluaient au sein des tribus ou ethnies. Jusqu’à ce jour, quand un Européen s’établit en Afrique, il est considéré comme un expatrié, avec tout le prestige que cela comporte. Mais quand un Africain se fixe en Europe, on lui colle une toute autre étiquette, celle d’immigré, avec toute la connotation péjorative qui l’accompagne.

Concernant les communautés humaines appelées négativement tribus ou ethnies, la propagande ou la mystification des influenceurs coloniaux ne s’était pas arrêtée au niveau sémantique. Ils ont eu la prétention de créer un nouveau type d’hommes, le noir détribalisé, surtout en milieux urbains. Car la tribu ou l’ethnie était présentée comme quelque chose d’arriéré, de barbare, de primitif, de rabougri ou de contraire à la modernité. C’est ainsi que les colonisateurs belges avaient créé la classe des « évolués » et toutes les procédures idiotes permettant d’acquérir ce titre envié. Le mythe du noir arriéré ou sauvage dans toutes ses représentations culturelles a si bien imprégné les mentalités que le journaliste français Penchenier y a puisé la raison d’être de la débâcle congolaise au lendemain de l’indépendance : « Les Congolais, disent beaucoup de Belges, n’ont aucun sens civique. Ils ont des coutumes tribales, ils respectent les lois du clan, mais ils sont imperméables à l’idée de patrie congolaise » (Le Monde, 4-5 septembre 1966). Pourtant, les pères de l’indépendance du Congo n’ont pas demandé celle-ci au nom de leurs différentes ethnies ou régions, mais à celui de la nation congolaise.  

Notre drame à nous Africains est d’avoir intériorisé ce faux savoir au point de refuser de regarder nos réalités sociales telles qu’elles sont ; ce qui pousse aujourd’hui les trois orateurs mentionnés ci-dessus à ne se reconnaître que comme Congolais alors même qu’ils connaissent leurs ethnies et régions. Le même mythe du noir sauvage que les colonisateurs européens devaient « civiliser » a poussé le président Mobutu à commettre l’erreur de remettre au goût du jour le multipartisme à l’occidental dans son discours du 24 avril 1990 lançant officiellement le deuxième processus de démocratisation. Alors qu’il avait juré de ne plus jamais copier ce système politique qui s’était révélé mortifère, il a justifié son revirement en comptant sur ce qu’il a appelé « le sens élevé du nationalisme » et « la maturité politique » de son peuple. Pourtant, les tribulations de la république au lendemain de l’indépendance se répètent depuis ce discours. Son opposant historique, Etienne Tshisekedi wa Mulumba, inscrivait également sa démarche politique dans cette droite ligne de la propagande coloniale, avec l’illusion du noir « grand enfant » devenu « adulte ». Une fois en séjour aux Etats-Unis et répondant à un journaliste qui s’inquiétait de la résurgence du tribalisme à la faveur du processus de démocratisation, il a eu ces mots en guise de réponse : « Le Zaïrois [redevenu Congolais] a déjà dépassé le stade de la conscience tribale ». Néanmoins, aujourd’hui, les Congolais d’autres ethnies accusent unanimement le pouvoir de son propre fils, Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo, d’avoir exacerbé ce fléau. Ailleurs, le même endoctrinement colonial pousse Paul Kagame, par exemple, à prétendre avoir créé, après le génocide des Tutsi et des Hutu modérés, un Rwanda où il n’y a ni Hutu ni Tutsi ni Twa. Cependant, chaque Rwandais, à commencer par Kagame lui-même, sait qui il est. Par ailleurs, dans les nominations aux postes stratégiques au sein de l’appareil de l’Etat, Kagame veille au grain en plaçant de préférence ses frères Tutsi, ceux-ci ne représentant qu’une minorité de 15% de la population totale du pays.

Les ethnies ne sont pas l’apanage de l’Afrique

Il n’y a rien d’arriéré, de barbare, de primitif, de rabougri ou de contraire à la modernité dans la tribu, l’ethnie ou la région. Ceux qui nous l’apprennent le mieux, ce sont les Européens eux-mêmes qui nous ont induits sciemment en erreur. Car les ethnies restent présentes en Europe. Dans le Royaume des Pays Bas, les Hollandais, protestants, minoritaires et riches, constituaient une ethnie opposée à celle des Belges, catholiques, majoritaires et moins nantis. A la scission de la Belgique du Royaume des Pays Bas en 1830, les Wallons, riches et majoritaires, devenus aujourd’hui moins nantis et minoritaires, étaient et restent une ethnie opposée aux Flamands, pauvres et minoritaires, hier, devenus désormais riches et majoritaires. Au Royaume Uni, les Anglais, les Ecossais, les Galois et les Irlandais sont des ethnies. En Suisse, les populations d’expressions allemande, française, italienne et romanche sont les quatre ethnies du pays. En Espagne, la diversité ethnique est reconnue au point que ce pays ne dispose que d’un hymne national musical. Les paroles n’existent pas parce que le législateur tient à ce que les quatre langues officielles du pays (espagnol, basque, catalan et galicien) soient sur le même pied d’égalité. Pourtant, pour des raisons historiques de domination ethnique, l’espagnol (ou castillan) est parlé sur tout le territoire national. Il est élevé en 1939 au rang de langue officielle unique du pays par le dictateur Francisco Franco Bahamonde. Il est la langue romane la plus parlée, la langue de vingt et un pays au monde et l’une des six langues officielles des Nations Unies.

Il ne viendrait à l’esprit d’aucun Européen évoluant dans un Etat multiethnique de tenir des propos méprisants sur leurs ethnies comme le font généralement les élites africaines, formatées par l’idéologie coloniale. Basé au Canada, Patrick Mbeko devrait comprendre mieux que ses compatriotes qu’il n’y a aucune différence de nature entre la conscience ethnique québécoise et celle de n’importe quelle ethnie ou région congolaise. Il en est de même de Fabien Kusuanika qui vit en Belgique où les populations sont avant tout Germanophones, Flamands et Wallons avant d’être des Belges de souche. 

Relation entre la conscience ethnique ou régionale et la conscience nationale

Comme les Etats africains et souvent avant eux, les pays européens marqués par la multiethnicité ont connu la domination d’une ethnie sur les autres ainsi que les épurations ethniques et les guerres civiles qui peuvent s’en suivre. Parfois, la domination ethnique a abouti à l’implosion du pays. Ce fut le cas du Royaume des Pays Bas qui a donné naissance à la Belgique après que les Belges aient chassé de Bruxelles les dominateurs Hollandais. Parfois, ce sont des étrangers qui, profitant de la domination d’une ethnie sur les autres ou tout simplement des clivages ethniques, procèdent à la balkanisation du pays pour servir leurs intérêts. Le cas de la Yougoslavie, implosée par les Yankee et leurs alliés ou vassaux européens, est le plus emblématique. Il arrive également que le divorce entre ethnies au sein d’un même Etat soit prononcé à l’amiable. Tel fut le cas de la dissolution de la Tchécoslovaquie en 1992, entre les Tchèques et les Slovaques. Depuis lors, chacune de ces deux ethnies dispose de son propre Etat : la Tchéquie et la Slovaquie.

Les Etats multiethniques européens qui ont su se préserver jusqu’ici des démons de la domination et de la division tels que la Belgique, l’Espagne, le Royaume Uni et la Suisse, tout en continuant à vivre quelques secousses, ont compris qu’il n’y avait pas forcément de relation conflictuelle, de préséance ou de subordination entre la conscience ethnique ou régionale d’une part et la conscience nationale d’autre part. Ils ont plutôt établi, à travers des institutions appropriées et diverses, une relation de cohabitation ou de coexistence pacifique entre ces deux consciences sociales. Ces institutions ont pour premier objectif d’annihiler le désir de dominer et la crainte d’être dominé dans le chef des élites de différentes ethnies. 

Conclusion

Depuis son indépendance, le Congo vit son « moyen-âge » en termes de gouvernance faute d’avoir eu des élites intellectuelles et politiques capables de sortir des sentiers battus ou du mimétisme pour construire un Etat dans lequel toutes les ethnies ou régions vivraient dans le respect mutuel, la dignité et la prospérité. Un Etat multiethnique ne se gère pas comme la France métropolitaine dont les Etats africains s’acharnent, jusqu’à ce jour, à singer coûte que coûte le modèle du vivre ensemble ou la Constitution.

Dans un Etat multiethnique, le premier devoir des élites ne consiste pas à étouffer, ignorer ou faire semblant d’ignorer l’existence de la multiethnicité. Il ne consiste pas à se bomber le torse en s’autoproclamant nationaliste. Ces attitudes puériles sont contre productives car elles débouchent presque toujours et partout au monde à la domination de l’appareil de l’Etat voire sa prise en otage par une clique d’individus issus de la même coterie ethnico-régionale. Les errements de la nation congolaise de Mobutu à Tshisekedi, en passant par les deux Kabila, le démontrent suffisamment.

Ce que l’on attend des élites responsables dans un Etat multiethnique, c’est de concevoir et de mettre en place un système politique qui emmène les élites de différentes ethnies ou régions à collaborer plutôt qu’à s’affronter. C’est cela construire une relation de cohabitation ou coexistence pacifique et non de préséance ou de subordination entre la conscience ethnique ou régionale et la conscience nationale. Le citoyen africain peut à la fois être loyal à son foyer culturel, l’ethnie ou la région, et à son pays territorial. Et un autre modèle d’Etat, diffèrent de celui hérité du despotisme européen exacerbé par la colonisation, est possible en Afrique. A-t-on besoin que j’ajoute que celui qui « est pour l’Afrique noire le gardien de haute mémoire et le défenseur vigilant d’une civilisation longtemps méconnue », le Malien Amadou Hampaté Bâ, « en parle [déjà] en tant qu’Etat d’ethnies [ou régions] unies » ?  

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Ecrivain & ancien Fonctionnaire International des Nations Unies

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