Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Pourquoi les contre-pouvoirs sont-ils impuissants?
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Noël Tshiani et l’accès à la magistrature suprême » (CIC, 10 juin 2021) a suscité l’interrogation généralement absente de l’échiquier politique congolais voire africain. Ce fut dans les réactions qui s’en sont suivies. Poser une question capitale dans un univers où elle n’est pas abordée par « le politique », c’est-à-dire la capacité à imaginer la nation demain, constitue déjà une bonne démarche. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il que la réponse à la question soit correcte pour bien évoluer à l’étape suivante. Car, partout où il y a un « ça ne va pas », la rationalité impose deux questions. La question du « pourquoi » (diagnostic) et celle de « que faire » (remède). Dans le domaine de la gouvernance comme dans tout autre domaine, seules les réponses correctes aux deux questions ci-dessus permettent à une société d’avancer.
Réagissant à mes propos, le compatriote se présentant sous le pseudonyme de Nono a posé la question essentielle ci-dessus tout en y répondant: « Vous n’allez pas me dire qu’il n’existe aucun prescrit constitutionnel qui doit arrêter le pouvoir dans notre Constitution; les contre-pouvoirs y sont bien inscrits mais au [Congo-Kinshasa] comme ailleurs en Afrique ils ne sont pas opérationnels. Pourquoi? Donnez-moi une raison autre que celle du défaut chez les hommes qui sont appelés à respecter et à faire respecter les lois. C’est d’ailleurs pourquoi malgré toutes les bonnes volontés et les divers amendements, le changement tarde à venir en Afrique ».
J’ai toujours fait mienne la première phrase de Nono que tout le monde peut reprendre en chœur. Les contre-pouvoirs existent sur papier au Congo-Kinshasa comme ailleurs en Afrique, mais confrontés à l’exercice du pouvoir, ils restent impuissants. Pourquoi? C’est à ce niveau que nos chemins à Nono et moi divergent. Nono ne serait sans doute pas allé si vite en besogne en attribuant la responsabilité de cet état des choses aux défauts des hommes « appelés à respecter et à faire respecter les lois » s’il avait eu le temps ou la volonté de répondre à deux questions que je lui avais posées auparavant et que je vais reprendre dans ce texte par souci de pédagogie.
Parmi les crimes de haute trahison prévus par la Constitution congolaise figure le fait, pour le président de la république ou le Premier ministre, de détourner à ses fins propres les forces de sécurité et de défense nationales. Pendant son long règne, le président « démocratiquement élu » Joseph Kabila l’a fait à plusieurs reprises. En toute impunité! Deux exemples. Le 31 décembre 2017 et le 21 janvier 2018, le Comité laïc de coordination (CLC) a organisé des marches pacifiques, un droit constitutionnel, contre le troisième mandat que Kabila s’était octroyé. Les chrétiens ont été massacrés même dans les églises par les forces de l’ordre censées les protéger. Le bilan a tourné autour d’une quinzaine de morts. Deuxième exemple: le 18 décembre 2018, la campagne électorale de l’opposant Martin Fayulu a été perturbée à l’étape de Lubumbashi. Une vidéo visionnée par la terre entière grâce à la magie de la télévision montrait le candidat allongé sur le dos et encadré par Eve Bazaiba Masudi, sa porte-parole. Et celle-ci de fulminer: « La situation est très grave ici. Nous avons atterri à Lubumbashi, il y a eu une forte mobilisation, car tout Lubumbashi était à l’aéroport. Nous avons essuyé des tirs de gaz lacrymogènes. La garde républicaine nous a tirés dessus. Je ne comprends pas. J’en appelle au Conseil de sécurité, à la SADEC, mais surtout à l’Union africaine. Où êtes-vous, pères de la démocratie? »
Constitutionnellement parlant, quelle institution devrait arrêter le pouvoir du président de la république devenu fou dans ces deux cas de figure? L’Assemblée nationale, le Sénat ou la Cour constitutionnelle, autant de contre-pouvoirs présidés par des clients à Kabila? Certes, un haut commis d’Etat qui doit tout au président de la république peut exercer son devoir d’ingratitude et tenter d’arrêter le pouvoir de celui-ci conformément au prescrit constitutionnel. Mais que ce serait-il passé alors? Les mêmes forces de sécurité et de défense qui massacraient les chrétiens laïcs et qui empêchaient un candidat à l’élection présidentielle de battre campagne n’allaient-elles pas être utilisées pour l’éliminer politiquement ou physiquement? Aurait-on la mémoire courte au point d’oublier comment Joseph Kabila s’était débarrassé du président de l’Assemble nationale Vital Kamerhe alors que celui-ci était dans son droit d’exprimer son étonnement de voir le président de la république inviter officiellement les agresseurs rwandais à venir faire feu au Congo-Kinshasa? Qui devrait débarrasser le plancher si la République non-démocratique du Congo était alors une démocratie effective? N’est-ce pas Kabila dont la traitrise devenait ainsi manifeste?
Non, les contre-pouvoirs sont impuissants au Congo-Kinshasa et ailleurs en Afrique non pas à cause « du défaut chez les hommes qui sont appelés à respecter et à faire respecter les lois ». Ils sont impuissants à cause des raisons systémiques qui placent automatiquement et presque partout le président de la république au-dessus des lois. Quand en Afrique les partis politiques se révèlent n’être que des choses entre les mains des présidents fondateurs et propriétaires, à part quelques rarissimes exceptions, il ne faut pas en attendre le même résultat qu’en Occident. Quand en Afrique la théorie de la séparation des pouvoirs aboutit à la création des organes distincts en apparence, mais non indépendants les uns des autres parce que le détenteur de l’imperium garde la main mise dans le mode de désignation des animateurs principaux et le fonctionnement des pouvoirs législatifs et judiciaires, il faut s’interdire de rêver à l’effectivité de la démocratie.
Par ailleurs, l’homme congolais ou africain dont la mentalité accuserait un déficit « à respecter et faire respecter les lois » est celui-là même qui les respecte et les fait respecter comme tout autre citoyen du monde quand il évolue dans les sociétés privées nationales ou étrangères et dans les organismes internationaux à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales. C’est encore et toujours le même homme congolais ou africain qui se conduit comme tout autre citoyen du monde quand, après avoir acquis la nationalité de son pays d’accueil dans une démocratie occidentale, il se lance dans la politique. Ce n’est donc pas l’homme congolais ou africain qu’il faut changer. J’aimerais d’ailleurs qu’on m’explique comment. Ce sont plutôt les systèmes politiques africains qu’il faut changer. Pour preuve, prenez n’importe quel despote africain et placez-le au sommet d’un Etat occidental, il lui sera impossible de commettre, en toute impunité, le moindre crime de haute trahison.
Les innombrables chantres du changement des mentalités comme réponse à l’incurie des pouvoirs africains restent aveugles à une réalité pourtant aussi palpable que le nez au milieu du visage. Un même individu peut avoir des comportements politiques diamétralement opposés selon le système politique dans lequel il évolue. Le deuxième roi des Belges Léopold II (1856-1909), de son nom Léopold Louis-Philippe Marie Victor de Saxe-Cobourg-Gotha, n’avait commis aucun crime contre l’humanité en Belgique. Cependant, les doigts des deux mains ne suffiraient pas pour énumérer ceux qu’il avait commis dans l’Etat Indépendant du Congo, territoire qu’il avait créé et où il avait exercé sa souveraineté de 1885 à 1908. Qui était-il alors? Un démocrate? Un tyran? Non. Rien de tout cela. C’était tout simplement un être humain. A ce titre, il était capable de donner le meilleur de lui-même dans un système politique bien articulé, c’est-à-dire dans lequel les contre-pouvoirs fonctionnent. Mais il pouvait aussi illustrer la locution latine « Homo homini lupus est » (l’homme est le pire ennemi de son semblable, ou de sa propre espèce) dans un système politique bancal, à l’instar de ceux en vigueur dans les démocraties de façade africaines.
Proposée par le Sénat, adoptée d’abord par l’Assemblée Nationale, ensuite par le peuple, lors du référendum organisé du 18 au 19 décembre 2005, promulguée par le président de la république le 18 février 2006 et modifiée par la Loi n° 11/002 du 20 janvier 2011 portant révision de certains de ses articles, la Constitution du Congo-Kinshasa avait été et continue d’être saluée unanimement comme une œuvre utile devant permettre aux Congolais de « dresser leurs fronts, longtemps courbés, prendre pour de bon le plus bel élan dans la paix et bâtir un pays toujours plus beau », pour paraphraser les deux hymnes nationaux depuis l’indépendance, « Debout Congolais » et « La Zaïroise », écrits par le même prêtre jésuite Simon-Pierre Boka. Certes, du haut de son parti, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), Tshisekedi wa Mulumba avait appelé au boycott du référendum. Mais ce n’était là qu’un des défis sans objet qu’il avait coutume de lancer déjà tout au long de la démocratisation sous Mobutu, contribuant ainsi à son tour à entretenir la déstabilisation de l’Etat qui ne cherchait qu’à reformer ses institutions afin de tourner la page de sa mauvaise gouvernance endémique. Car non seulement Tshisekedi père a été candidat à l’élection présidentielle de 2011, mais son fils, Tshisekedi Tshilombo, est devenu président de la république, le 24 janvier 2019, dans le cadre de cette même Constitution.
L’adverbe « unanimement » n’est sans doute pas à sa place. Car, en ma qualité de citoyen congolais et africain, j’ai toujours considéré la démocratie partisane et conflictuelle telle qu’articulée dans les constitutions africaines, ces pâles copies des constitutions occidentales, comme un danger à l’avènement de la bonne gouvernance. Non seulement je le crie à qui veut m’entendre depuis le 24 avril 1990, date officielle du lancement du deuxième processus de démocratisation au Congo-Kinshasa, mais, mieux, je l’ai écrit in tempore non suspecto, c’est-à-dire bien avant l’entrée en vigueur de la Constitution actuelle, dans mon ouvrage « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » (Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages).
Alors que la Constitution congolaise rend apparemment hommage au philosophe anglais John Locke (1632-1704) et au philosophe et écrivain français des Lumières Charles Louis de Secondat dit baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755) ou Montesquieu tout court, les deux plus grands théoriciens de la séparation des pouvoirs à l’origine des démocraties occidentales, les deux quinquennats constitutionnels du président Joseph Kabila (2006-2016) et son troisième mandat anticonstitutionnel stoppé par l’intervention américaine (2016-2018) sont décrits à juste titre comme une dictature, de surcroît plus sanguinaire et plus prédatrice que celle jadis décriée de Mobutu. Confrontés à une telle déconvenue, les Congolais devraient avant tout chercher à comprendre pourquoi les contre-pouvoirs prévus dans la Constitution sont restés impuissants face au pouvoir du président de la république. Mais que constate-t-on? Cette question essentielle n’est même pas effleurée par les états-majors des partis politiques, les professionnels de la pensée au niveau des universités qui poussent comme des champignons et encore moins dans les débats politiques qui pullulent pourtant dans les médias et surtout sur les plateaux d’innombrables chaines de télévision. On s’empoigne pour des demi-mesures qui ne peuvent rien régler de substantiel. On peut citer « la proposition de loi organique modifiant et complétant la loi organique portant organisation et fonctionnement de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) initiée par le député national Lutundula Apala », aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. On peut également citer la proposition de loi de Tshiani Muadiamvita, ancien haut cadre de la Banque Mondiale candidat à l’élection présidentielle de 2018, visant à « verrouiller l’accès à la présidence de la république en ne réservant cette haute fonction qu’aux Congolais et Congolaises nés des père et mère congolais ».
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