Plaidoyer pour une alternative aux simulacres de démocratie en Afrique

Deuxième partie: Préalables pour un changement de paradigme

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Depuis les indépendances, une période de transition s’ouvre en Afrique après chaque coup d’Etat ou rébellion victorieuse. La dernière date du 4 septembre dernier avec la prestation de serment par le général Brice Clotaire Oligui Nguema en tant que président de transition au Gabon, près d’une semaine après le coup d’Etat qui a renversé Ali Bongo dans le cadre de la France-à-fric afin d’éviter un autre qui serait préjudiciable à la France comme au Mali ou au Niger. Au cours de chaque transition, une nouvelle Constitution est rédigée. Il en est de même depuis qu’un nouveau fléau ravage la gouvernance du continent. Il s’agit des révisions constitutionnelles visant à remettre à zéro le compteur des mandats présidentiels afin d’ouvrir la voie à plusieurs autres mandats pour le despote de l’heure. Chaque fois qu’on doit rédiger une nouvelle Constitution, les autorités n’expliquent jamais clairement ce qu’elles reprochent à l’ancienne. On comprend dès lors que les Constitutions se suivent sans qu’elles n’aient le moindre impact sur la gestion de l’Etat et que la succession des magistrats suprêmes se résume en un « ôte-toi de là que je m’y mette ».

Si l’on veut changer de paradigme, trois démarches nous paraissent indispensables avant la rédaction de toute nouvelle Constitution. Primo, on doit intenter un procès à la Constitution que l’on veut enterrer. Secundo, on doit identifier le mal dont souffre l’Etat. Tertio, on doit tenir compte de l’héritage africain en matière d’organisation socio-politique puisque nous sommes Africains. Un tel cheminement relève à la fois de la rationalité et du simple bon sens.

I. Procès de la Constitution congolaise

Quand on parcourt notre Constitution telle que modifiée par la Loi n° 11/002 du 20 janvier 2011 portant révision de certains articles de la Constitution de la République Démocratique du Congo du 18 février 2006, un engagement important frappe l’esprit. Dans le préambule, il est réaffirmé, en notre nom, « notre droit inaliénable et imprescriptible de nous organiser librement et de développer notre vie politique, économique, sociale et culturelle, selon notre génie propre ». Mais on a beau passer en revue tout le texte, on ne trouve nulle part la marque de « notre génie propre ». Les rédacteurs ont fait du copier-coller de la Constitution de la Vème République française à laquelle ils ont ajouté quelques touches sur la forme et rien sur le fond. Ce mimétisme n’est pas l’apanage du Congo-Kinshasa. Il s’agit-là d’un phénomène général à l’échelle du continent, surtout dans les pays francophones, phénomène que dénonce également le Sénégalais El Hadji Abdourahmane Diouf, Docteur en droit international économique.

Toujours dans le préambule, les facteurs qui minent la gestion de l’Etat congolais sont clairement énumérés. « Considérant que l’injustice avec ses corollaires, l’impunité, le népotisme, le régionalisme, le tribalisme, le clanisme et le clientélisme, par leurs multiples vicissitudes, sont à l’origine de l’inversion générale des valeurs et de la ruine du pays », on affirme « notre détermination à sauvegarder et à consolider l’indépendance et l’unité nationales dans le respect de nos diversités et de nos particularités positives ». D’où viennent « le népotisme, le régionalisme, le tribalisme, le clanisme et le clientélisme »? Tous ces fléaux tirent leur origine dans les nominations à tous les niveaux de pouvoir. Mais que constate-t-on dans la Constitution? Qu’il s’agisse de l’Article 78 (nomination du Premier ministre et des autres membres du gouvernement), de l’Article 81 (nomination des ambassadeurs et des envoyés extraordinaires, des officiers généraux et supérieurs des forces armées et de la police nationale, du chef d’état-major général, des chefs d’état-major et des commandants des grandes unités des forces armées, des hauts fonctionnaires de l’administration publique, des responsables des services et établissements publics et des mandataires de l’Etat dans les entreprises et organismes publics) ou de l’Article 92 (nominations par le Premier ministre), aucune disposition n’encadre toutes ces nominations de manière à éradiquer ou minimiser les fléaux que le préambule dénonce pourtant.

Tournons-nous maintenant vers l’impunité également décriée dans le préambule. D’où vient-elle? Sa source se situe surtout au niveau de la trop grande capacité de patronage du président de la république dans les corps constitués de l’Etat ainsi que de son droit à mettre fin aux fonctions des hauts commis de l’Etat, capacité que lui confèrent les Articles 78 et 81. Ainsi, presque tous les mandataires de l’Etat deviennent ses clients, c’est-à-dire des hommes et femmes à qui il distribue puissance, gloire et richesse, quand il veut et comme il veut, et qui en contrepartie doivent être loyaux non pas à la nation mais à l’individu qu’il est. Voilà comment, qu’il ait été bien ou mal élu, le président de la république devient un Homme-Etat ou la Loi-Faite-Homme. Un électron libre évoluant en toute impunité, même quand il viole la Constitution, et qui distribue la même impunité à qui il veut, quand il veut et comme il veut.

Dans un pays marqué par une riche diversité ethnique et/ou régionale, le préambule donne l’impression de prendre celle-ci en compte quand il souligne « notre détermination à sauvegarder et à consolider l’indépendance et l’unité nationales dans le respect de nos diversités et de nos particularités positives ». Mais l’Article 90 sème le doute: « La composition du Gouvernement tient compte de la représentativité nationale ». Quand à travers un mécanisme clientéliste bien huilé, le président de la république nomme un ministre issu de telle ou telle autre province, celle-ci est-elle représentée? Non. Une telle nomination créée tout simplement l’illusion de représentativité. On parlera de représentativité si et seulement si la province choisit elle-même ses propres représentants au pouvoir central, à travers des mécanismes appropriés. La nuance est de taille. Le choix du ministre ou de tout autre haut commis de l’Etat par le président entretient le clientélisme tandis que celui par la province l’éradique totalement.

Passons maintenant aux contre-pouvoirs qui existent sur papier mais qui font tant défaut en réalité. Il y a le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif (Assemblée nationale et Sénat) pour jouer ce rôle. Article 149: « Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ». Mais examinons un instant cette indépendance, en appelant l’Article 82 à la barre: « Le Président de la République nomme, relève de leurs fonctions et, le cas échéant, révoque, par ordonnance, les magistrats du siège et du parquet sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature ». On croirait qu’il y a un véritable filtre au niveau du Conseil supérieur de la magistrature. Mais quand on sait que le président de la Cour constitutionnelle est d’office président du Conseil supérieur de la magistrature et que suivant le prescrit de l’Article 158, « la Cour constitutionnelle comprend neuf membres nommés par le Président de la République dont trois sur sa propre initiative, trois désignés par le Parlement réuni en Congrès et trois désignés par le Conseil supérieur de la magistrature », le clientélisme nage dans des eaux tranquilles. D’où l’instrumentalisation de la justice ou l’impuissance de l’Article 151: « Le pouvoir exécutif ne peut donner d’injonction au juge dans l’exercice de sa juridiction, ni statuer sur les différends, ni entraver le cours de la justice, ni s’opposer à l’exécution d’une décision de justice ». Il en est de même de l’Article 150 qui reste également impuissant quand le président de la république le veut, pour protéger ses intérêts personnels, ceux d’un ou de plusieurs de ses clients ou des membres de sa famille biologique: « Le pouvoir judiciaire est le garant des libertés individuelles et des droits fondamentaux des citoyens. Les juges ne sont soumis dans l’exercice de leur fonction qu’à l’autorité de la loi ». Est-il besoin de donner des exemples de la manière dont la justice est aisément instrumentalisée, quand nécessaire, par le président de la république?

Au niveau de l’Assemblée nationale et du Sénat, le clientélisme est facilité par la base même du système politique qu’on peut découvrir dans l’Article 6: « Le pluralisme politique est reconnu en République Démocratique du Congo. Tout Congolais jouissant de ses droits civils et politiques a le droit de créer un parti politique ou de s’affilier à un parti de son choix ». Mais il n’existe aucune disposition constitutionnelle et aucune loi organique pour encadrer la création et le fonctionnement des partis politiques pour qu’ils ressemblent à ce qu’on copie de l’Occident. Même quand on crée quelque chose qui ressemble à un parti mais qui n’en est pas un, il est considéré comme tel. Pourtant, tout le monde sait qu’à part quelques rares exceptions, il n’existe pas de partis politiques en Afrique. Ce qui existe généralement en Afrique, ce sont plutôt des choses qui appartiennent à leurs fondateurs agissant en propriétaires et dans lesquelles la démocratie demeure le parent pauvre. Depuis les élections générales de 2006, les présidents successifs de l’Assemblée nationale et du Sénat n’ont pas émergé à la suite d’un jeu démocratique. Ils ont toujours été choisis par le président de la république. Le ver est donc dans le fruit. Car, les fléaux cités dans le préambule sont avant tout systémiques. Une condamnation implacable de la Constitution actuelle!

II. Le mal africain

Après avoir instruit le procès ci-dessus, il convient d’identifier le mal dont souffre l’Etat. Lors des assises de la conférence nationale dans le Zaïre de Mobutu, le professeur Kinyongo Jeki de l’Université de Lubumbashi l’a clairement identifié. Il s’agit en fait d’un mal universel que les démocraties occidentales ont éradiqué à leur manière: « la confiscation par un seul individu, ou un groupe, de tous les attributs de souveraineté d’un peuple » (1). Un groupe qui, comme nous allons le démontrer, se présente de façon homogène sur le plan ethnique ou régional, donnant ainsi naissance au phénomène de national-tribalisme.

A. Le national-tribalisme sous Mobutu Sese Seko

Depuis l’avènement de Félix Tshisekedi au pouvoir, des vidéos montrant un Mobutu fulminant contre le tribalisme circulent sur la toile comme pour mieux condamner le régime actuel. Les Congolais semblent avoir la mémoire courte. Car, pour goûter éternellement aux délices du pouvoir, Mobutu s’appuyait sur le national-tribalisme. Dans l’armée nationale d’avant le discours du 24 avril 1990, 31 généraux sur 62, soit 50%, étaient originaires de sa région, l’Equateur. La région du Haut-Zaïre, qui venait en deuxième position dans ce palmarès d’un favoritisme outrancier, ne comptait que 7 généraux sur 62, soit 11,29% (2). Lors des consultations populaires initiées par Mobutu lui-même, du 14 janvier au 21 avril 1990, le mémorandum du Département des Affaires étrangères présentait la région de l’Equateur comme une région bénite. On pouvait y lire ce qui suit: « Le Comité central du parti compte 148 membres dont 28 soit 19% sont ressortissants de la région de l’Equateur. Sur un total de 52 membres siégeant au Conseil Exécutif (Commissaires d’Etat et Secrétaires d’Etat), la région de l’Equateur se taille la part du lion avec 14, soit 27%. La République du Zaïre dispose de 53 postes diplomatiques dont 18 sont dirigés par des gens originaires de l’Equateur, soit 34%. A la tête de tous les services spécialisés (de la sûreté de l’Etat), on retrouve les membres du seul clan Ngbandi du Président-Fondateur du MPR, Président de la République, ou à défaut, un ressortissant de l’Equateur ».

La démocratisation ayant été vécue comme une menace au pouvoir personnel du ‘Guide éclairé’, on a assisté à un repli de plus en plus marqué sur l’ethnie. Sous les deux gouvernements Kengo, par exemple, de juin 1994 à avril 1997, l’usurpation du pouvoir d’Etat par un petit groupe de politiciens de la même ethnie fut complète. La présidence de la république, le cabinet du chef de l’Etat, le conseiller spécial de ce dernier, la primature, l’état-major général des forces armées, la division spéciale présidentielle, la garde civile, la gendarmerie, les services secrets de la sûreté de l’Etat – la liste n’est pas exhaustive – tous ces piliers du pouvoir avaient pour chefs des citoyens issus de la même ethnie que le détenteur de l’imperium Mobutu Sese Seko. La gestion clanique du pouvoir atteindra son point culminant aux dernières heures du régime. Un des fils du dictateur, Mobutu Nzanga, était devenu le porte-parole de son père, avec rang de ministre. Un autre, surnommé Saddam Hussein, a occupé le poste de commandant chargé de la sécurité de la ville de Kinshasa, tandis qu’une de ses filles, Mobutu Ngawali, jouait le rôle de conseillère diplomatique auprès de la personne-Etat qu’était son géniteur.

B. Le national-tribalisme sous Laurent-Désiré Kabila

L’Alliance des forces démocratiques de libération du Congo-Zaïre (AFDL), qui chassa Mobutu du pays en 1997, se présentait, dans tous ses discours, comme un mouvement des redresseurs de torts. Mais en pratique, la solidarité ethnico-régionale restait le moteur du nouveau pouvoir. Dans un premier temps, celui-ci fut dominé par des Tutsi congolais et d’ailleurs, avec le président Laurent-Désiré Kabila dans le rôle de marionnette. On peut citer: Joseph Rubibi, son conseiller personnel; Francis Katwerere, le responsable de sa protection personnelle; Michel Rudatenguhe, son conseiller économique et chargé de l’intendance générale; Moïse Nyarugabo, le secrétaire général du cabinet présidentiel. A ceux-là s’ajoutaient plusieurs secrétaires, régissant l’emploi du temps du chef de l’Etat; ce qui revenait à le surveiller. Les Tutsi de l’AFDL s’étaient également accaparés de bien d’autres postes stratégiques. Déogratias Bugera était le puissant secrétaire général de l’AFDL. Bizimana Karamuhetu, alias Bizima Karaha, était le ministre des Affaires étrangères. Un avocat dirigeait l’Office des biens mal acquis, dont certains prenaient la direction de Kigali. Dans tous les ministères, des conseillers tutsi étaient placés en ordre utile pendant que les ministres étaient protégés, en réalité surveillés, par des gardes du corps tutsi. L’armée nationale, elle-même, était dirigée par des commandants tutsi identifiés sous d’improbables prénoms, avec à leur tête un Tutsi rwandais, James Kabarebe.

Quand le 2 août 1998, Laurent-Désiré Kabila s’émancipe de la tutelle tutsi, le peuple assiste à la montée en puissance des frères ethniques et/ou régionaux du nouvel homme fort. Sont Balubakat et/ou Katangais comme lui: Kakudji, le ministre d’Etat chargé de l’intérieur; Mwenze, le ministre de la justice; Nyembo, le ministre de l’économie; Umba, le ministre des zones stratégiques de développement; Kifwa, le chef d’Etat-major de l’armée; Kapend, le responsable de la maison militaire du chef d’Etat; Kabwe, le patron de l’Agence nationale des renseignements; Général Kalume, le chef du corps para-militaire dénommé Service national; Luhonge, le procureur général de la république; Masangu, le gouverneur de la Banque nationale; Kanengele et Kapanga, respectivement ambassadeurs aux postes sensibles et juteux de Bruxelles et à l’ONU, etc.

C. Le national-tribalisme sous Joseph Kabila Kabange

Les élections générales de 2006 et 2011 n’ont modifié en rien l’état des choses ci-dessus. Comble de l’ironie, c’est l’un des piliers du national-tribalisme ngbandi qui éclaire le mieux ce phénomène depuis 2006, avec une touche inédite, dans l’histoire de l’Afrique contemporaine, et inquiétante pour l’intégrité même du territoire national. Conseiller de son frère tribal Mobutu à d’innombrables reprises, ambassadeur en Israël (1983-1985), chef des renseignements (1985-1990) et ministre de la Défense (1990-1992), Honoré Ngbanda, devenu président de l’Alliance des patriotes pour la refondation du Congo (APARECO) jusqu’à sa mort (21 mars 2021), explique, dans son « Enquête sur le fonctionnement du réseau d’infiltration et du système d’occupation du Congo par le Rwanda » (Paris, 12 février 2015), comment le président rwandais Paul Kagame a réussi, à travers le président congolais Joseph Kabila, « à verrouiller tout le mécanisme de contrôle de l’Armée et de la Police nationales congolaises » à un point tel que « les postes-clés et stratégiques […] sont presque tous sous contrôle du réseau des officiers Tutsi rwandais », les Congolais authentiques figurant au premier plan ne jouant que le rôle de figurants. « A l’instar du réseau militaire et sécuritaire géré par [le ministre de la Défense rwandaise] James Kabarebe et Azarias Ruberwa, sous la supervision de Paul Kagame, poursuit Ngbanda, il existe une superstructure politique locale, une sorte de Gouvernement parallèle, composé de civils et d’officiers exclusivement tutsis rwandais. Ce groupe constitue le véritable gouvernement qui dirige la RDC. C’est en son sein qu’ont lieu les vrais débats sur la RDC et c’est là que se prennent les vraies décisions qui sont ensuite transmises aux marionnettes et collabos congolais pour une simple exécution ».

D. Le national-tribalisme sous Félix Tshisekedi

Félix Tshisekedi est arrivé au pouvoir le 24 janvier 2021 à la faveur d’un « arrangement à l’africaine » dont la légitimité internationale fut facilitée par le président français Emmanuel Macron. Ce dernier s’est confessé lui-même lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue congolais à Kinshasa début mars 2023. La démocratie mimétique aidant, il avait été « élu » non pas par le peuple mais par son prédécesseur qui nourrissait l’ambition d’en faire une simple marionnette dans le cadre de la vassalisation du pouvoir d’Etat congolais par le Rwanda. Mais l’homme propose et les circonstances disposent. Après deux années au sommet de l’Etat dans des conditions humiliantes qu’il a reconnues lui-même, Tshisekedi a réussi, à coups d’achat de conscience, à faire basculer toutes les majorités que son prédécesseur s’était fabriqué, contrairement à la vérité des urnes, au gouvernement central, à l’Assemblée nationale, au Sénat et dans les gouvernements provinciaux, mais sans pour autant se débarrasser de la main mise rwandaise sur le pays. Depuis que Tshisekedi s’est émancipé de la première camisole de force cousue par Joseph Kabila, le national-tribalisme luba-kasaïen a le vent en poupe. De mémoire de Congolais, jamais ce fléau n’a été aussi exacerbé que sous l’administration Tshisekedi. Pire et pour la première fois de l’histoire du pays, dans le parti du nouveau monarque de fait, des voix s’élèvent ouvertement, dans les réseaux sociaux, pour proclamer carrément que son pouvoir est celui d’une ethnie. Et aucun recadrage ne vient du leadership du parti.

Des indépendances à la deuxième vague de démocratisation, tous les Etats africains restaient plus ou moins pris en otage par la libido dominandi à travers le national-tribalisme. Depuis le début des années 1990, aucune démocratie à l’occidentale n’a réussi à éradiquer ce mal. En effet, après les élections, les négociations entre partis ou ‘ligablo’ se limitent au partage du gâteau au niveau du gouvernement, des postes diplomatiques et des entreprises étatiques. Comme les manuels des sciences politiques soutiennent que l’administration, la justice et l’armée sont indépendantes du pouvoir exécutif, les Africains s’imaginent sans doute que cette indépendance ne se crée pas mais qu’elle tombe du ciel. Aussi laissent-ils les chefs d’Etat ou les détenteurs de l’imperium conserver une grande capacité de patronage dans ces corps constitués de l’Etat; ce qui compromet leur indépendance ou leur caractère apolitique et favorise l’autocratie et l’intouchabilité des présidents.

III. La conflictualité ne s’exporte pas en Afrique

Il ne suffit pas de bien identifier le mal universel dont souffrent les Etats africains pour construire une alternative viable à la démocratie mimétique. Encore faut-il tenir compte de l’héritage culturel africain en matière d’organisation socio-politique. Toute construction démocratique qui se voudrait durable et féconde en Afrique devrait éviter d’être conflictuelle. Le président Mobutu aimait à répéter: « Je suis le chef. Citez-moi un seul village où il y a deux chefs, dont l’un de l’opposition. Il n’en existe pas. Chez les Zaïrois, deux têtes sur un seul corps, cela constitue un monstre » (3). Formulée par un dictateur doublé d’un prédateur, cette observation ne pouvait qu’être tournée en dérision. On aurait pu lui demander de citer un seul village où le chef avait la même conduite que lui, surtout en matière de gestion du pouvoir et du bien commun. Toutefois, son observation sur l’absence d’un deuxième chef, celui de l’opposition, reste pertinente. Le mot opposition, entendu non pas comme faire l’opposition mais comme être dans l’opposition, est à assimiler à un immigré clandestin dans l’univers africain. Comme le fait si bien remarquer Filip Reyntjens, professeur de droit constitutionnel et de politique africaine à l’Université d’Anvers, « les langues africaines n’ont pas de mot pour désigner l’opposition, sinon l’ennemi en armes » car, « avant même la colonisation, le pouvoir privilégiait le consensus » (4).

Parlant de la spécificité de la démocratie africaine traditionnelle, J. B. Brausch écrit: « L’unanimité est considérée comme indispensable et en cas de désaccord, les autorités tentent par tous les moyens de réduire l’opposition en recherchant notamment des formules de compromis. Si la majorité s’avère trop puissante et si la décision est malgré tout appliquée, l’opposition est censée éviter tout conflit dans l’intérêt de la solidarité du groupe » (5). Témoin privilégié de la décolonisation du Congo-Kinshasa, Thomas Kanza a bien rendu cet état d’esprit quand, expliquant les attentes des uns et des autres, il écrit: « Faire partie du premier gouvernement congolais ou bien y être représenté par un homme de son bord était considéré comme un droit naturel tant par les partis politiques que par les éminents leaders politiques. La notion même de parti d’opposition était impensable » (6). Ignorer cet héritage culturel en vouant un culte béat à la démocratie multipartite et conflictuelle serait faire preuve de myopie politique et exposerait continuellement nos Etats à l’agitation, à l’instabilité, aux tueries et à l’alternance par les coups d’Etat et autres coups de force (rébellions).

Citons un exemple pour illustrer ce qui est dit ci-haut. Elu le 31 août 1992 à la présidence de la république du Congo-Brazzaville, le professeur Pascal Lissouba s’est trouvé confronté à une situation politique chaotique, engendrée par une opposition violente et parfois armée. La décrispation politique n’aura lieu que quand il aura fait sienne l’observation déjà relevée de Mobutu et l’aura partiellement traduite en actes. « Notre passé récent et l’expérience de nos sociétés traditionnelles, dira-t-il, s’accommodent mal d’un système politique conflictuel où celui qui gagne, gagne tout et celui qui perd, perd tout. Dans nos pays en transition démocratique, un tel système alimente les conflits et engendre des actes de violence politique. Il nous faut donc œuvrer pour substituer à la démocratie conflictuelle une démocratie consensuelle » (7).

Conclusion

Il y a de bonnes et de mauvaises Constitutions. Il ne suffit pas de le proclamer. Encore faut-il le démontrer. Le procès d’une mauvaise Constitution est un préalable à la rédaction de toute nouvelle Constitution. La rédaction d’une bonne Constitution en Afrique doit reposer sur deux autres préalables. D’abord, il faut régler la question fondamentale et universelle posée par l’existence de plusieurs ethnies au sein d’un même Etat afin de bien assurer l’unité et la cohésion nationales, en évitant, à travers une disposition des choses appropriée, la domination voire la prise en otage de l’appareil de l’Etat par des membres d’une même coterie ethnico-régionale. Ensuite, on ne doit pas nier sa propre culture politique, qui privilégie le consensus depuis des siècles, pour embrasser celle, conflictuelle, de l’Occident, juste pour se conformer à la propagande coloniale qui avait ravalé systématiquement les cultures africaines au rang de la sauvagerie.

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & Fonctionnaire International

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(1) Kinyongo Jeki, "L’avenir de la science", in Quelle politique culturelle pour la Troisième République au Zaïre ? Conférence Nationale Souveraine et Culture (Sous la direction de Ndaywel è Nziem), Bibliothèque Nationale du Zaïre, 1993, p. 139
(2) MENDE, L. (Sous l’autorité de), Conflits politico-ethniques au Zaïre. Livre blanc sur la situation des droits de l’homme dans les provinces du Shaba (Katanga) et du Nord-Kivu, Gouvernement de Transition.
(3) Le Monde, 8 juin 1977.
(4) Le Courrier de l’Escaut, 16-17 mars 1996.
(5) Cité par LUNDA-BULULU, La conclusion des traités en droit constitutionnel zaïrois. Etude de droit international et de droit interne, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1984, p. 337.
(6) Cité par NDAYWEL, E N, Histoire du Zaïre. De l’héritage ancien à l’âge contemporain, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1997, p. 554.
(7) Le Nouvel Afrique Asie, n° 73, octobre 1995, p. 6.
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