Co-publié en 1999 par L’Harmattan Paris et L’Harmattan Inc. Montréal, après trois années de recherche et des échanges avec l’éditeur principal portant sur six versions, la septième étant la dernière, mon livre « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » ne pouvait pas manquer de jeter un regard sur la lutte politique de l’opposant historique Tshisekedi wa Mulumba.
Pour rappel, le texte se structure en trois parties. La première, qui va du premier au cinquième chapitre, porte sur la colonisation des cerveaux, telle que vécue dans une Afrique dite indépendante, et les confusions qu’elle entraîne dans l’esprit des élites politiques et intellectuelles. Ce double phénomène explique que, des décennies après les indépendances, les élites africaines ne soient pas en mesure de porter un jugement lucide sur les réalités de leurs sociétés, et que, dans la construction de la démocratie, la révérence pour le modèle des ex-colonisateurs l’emporte sur le souci de conception et de pédagogie.
L’état d’esprit ci-dessus, handicap majeur à la prise en charge du continent par lui-même, constitue le socle sur lequel est assise la deuxième partie. Elle fait de l’ethnicité et/ou de la régionalité le(s) facteur(s) le(s) plus important(s) de l’équation politique, cette dernière consistant en une permanente recherche d’équilibre entre le tribalisme et le nationalisme.
Mes recherches auraient été vaines et incomplètes si elles ne formulaient des propositions concrètes face au désenchantement qui a gagné la quasi-totalité du continent et surtout face au drame du Congo-Kinshasa, pays devenu « démocratique » avant même qu’il ne soit démocratisé. Tel est le contenu de la troisième partie. Rappelons que sous le titre de « La démocratie de façade béninoise jette le masques« , CIC a publié le 2 mai dernier ma réflexion sur l’une des voies à ne pas suivre.
Dans cet article, je vais reproduire mot pour mot ce que j’avais écrit alors sur « Tshisekedi, le Moïse sauveur », après avoir démontré qu’au chapitre de l’aggiornamento de la politique congolaise aux contraintes de la chute du mur de Berlin, la Conférence Nationale Souveraine était plus une confusion qu’une conférence susceptible de baliser la voie de la démocratie. Tenez!
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On m’opposera certainement la figure emblématique du Lider Maximo de l’opposition pour soutenir que dans le jeu social contre toute forme de dictature et pour la démocratie, les Congolais détiennent un joker, la carte gagnante, mais que les forces du mal, hier incarnées par Mobutu et aujourd’hui par Kabila, les empêchent de jouer.
L’une des illusions contemporaines est en effet de croire qu’on a besoin d’un sauveur ou d’un homme providentiel pour sortir d’une catastrophe humanitaire tel que le régime Mobutu. La transition n’a-t-elle pas adapté des cantiques religieux proclamant que le Bon Dieu a choisi Tshisekedi pour le servir? « Dieu t’a choisi. Pour que tu le serves. De tout ton corps, de tout ton cœur. Dieu t’a choisi. Lis dans la Bible. Comment Jésus a choisi ses apôtres. Dieu t’a choisi. Pour que tu le serves » (Ndaywel, E. N., La société zaïroise dans le miroir de son discours religieux (1990-1993), Bruxelles, Les Cahiers du CEDAF, n° 6/1993, p. 63).
La lutte politique de Tshisekedi, commencée en 1980 dans une fronde parlementaire, menée avec continuité de l’intérieur et ponctuée d’arrestations, tortures et autres humiliations force le respect. On comprend aisément qu’un tel opposant soit crédité d’un grand capital de confiance et de popularité. Mais il faut reconnaître que Tshisekedi et les autres grands formats de la politique congolaise s’abreuvent au même point d’eau; que comme le MPR, l’UDPS et tous les « partis du changement » sont des enfants bâtards issus d’une même union: le couple belgo-congolais, c’est-à-dire des produits de l’aliénation mentale.
Il ne s’agit pas ici de minimiser l’apport de la lutte de Tshisekedi. Aidé par la dimension émotionnelle de la « démocratisation », son goût très prononcé pour le défi et les heurts sans objet avait indiscutablement descendu Mobutu des firmaments dans lesquels le folklore du recours à l’authenticité l’avait placé. Il était redevenu un homme parmi les hommes. Et les Congolais avaient appris à ne plus avoir peur de lui.
Ce rôle a son importance, surtout là où le chef s’imagine qu’il n’a des comptes à rendre à personne. Imbu d’honneurs et fort du soutien des Occidentaux, Mobutu annonçait sans ambages: « Ce peuple me doit tout; je ne lui dois rien », pendant que les indicateurs socio-économiques du pays viraient au rouge les uns après les autres.
Les Romains étaient conscients de cette maladie: la folie des grandeurs. Pour la prévenir, quand ils rendaient hommage à leurs héros, ils plaçaient un homme derrière chacun d’eux pour lui répéter sans cesse: « Memento te hominem esse » (Souviens-toi que tu es un homme). L’Afrique pré-coloniale en était également consciente, car l’un des rôles du griot dans la cour royale consistait à rappeler au roi qu’il était un homme. C’est sans doute le même rôle que les concepteurs des Guignols de l’info des chaînes de télévision occidentales assignent à leurs étranges créatures.
L’action bénéfique du combat de Tshisekedi se lit également dans sa quête d’une légitimité qui émane non pas de soi-disant pays amis du Congo mais du peuple congolais. Il faudrait qu’un hommage vibrant lui soit rendu à ce titre, surtout quand on sait combien les indépendances africaines ont été perverties. En lui ressuscite Patrice Lumumba, dans la mesure où il montre, une fois de plus, la direction que doit prendre l’émancipation du continent.
Mais il ne suffit pas d’indiquer la direction à prendre. Encore faut-il se doter des idées-outils pour tracer le chemin. Entre chanter la démocratie et bâtir une démocratie, il y a un pont que Tshisekedi et son parti n’ont pas construit, pour n’avoir pas eu l’audace de se placer en travers des diktats du mimétisme. De même que Lumumba et Mobutu se sont contentés de magnifier l’unité nationale sans savoir comment la construire, Tshisekedi glorifie la démocratie sans dire comment l’actualiser durablement dans un pays comme le Congo. Un vide conceptuel dangereux, car susceptible de transformer le meilleur des Moïse sauveur en bourreau. L’histoire de l’Afrique contemporaine est riche en sauveurs de cette nature.
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Voilà ce que j’avais écrit. De 1999 jusqu’à la mort de Tshisekedi, le 1er février 2017, rien n’avait changé dans sa vie politique qui puisse m’emmener à revoir mes propos. Au contraire! Véritable Gaston Lagaffe de la politique congolaise, ce vaillant combattant de la liberté porte cependant, à travers ses grosses erreurs politiques bien connues, une lourde responsabilité dans notre drame national au fil du long et interminable processus de démocratisation. Sans ses énormes erreurs politiques, un certain Laurent-Désiré Kabila n’aurait pas été ressuscité d’entre les morts politiques. Sans ses monumentales erreurs politiques, la fonction de Président de la République ne serait pas banalisée au point d’être accessible à n’importe qui comme ce fut le cas de l’ascension du chauffeur de taxi Joseph Kabila suivie de celle de l’adepte de l’école buissonnière et faussaire devant l’Eternel Felix Tshisekedi (Chance eloko pamba), deux hommes sans la moindre expérience professionnelle digne d’être retenue et cela après quatre décennies d’indépendance de notre pays.
Par ailleurs, combattant acharné de la liberté et partisan déclaré de la démocratie, Tshisekedi a régné en dictateur au sommet de son parti l’UDPS et cela pendant trois décennies. Il va sans dire qu’il aurait agi de même si jamais le destin l’avait hissé au sommet de l’Etat. Comble de l’ironie, son parti dont le slogan est « Le peuple d’abord » est enfin arrivé au pouvoir… en foulant aux pieds la volonté du peuple exprimée dans les urnes de l’élection présidentielle du 31 décembre 2018.
Par la magie de la télévision, j’ai suivi intégralement, loin de la mère patrie, la retransmission en direct de la RTNC de l’hommage officiel de la nation à Tshisekedi au stade des martyres le 1er juin dernier, question de saluer à ma manière son exceptionnelle courage politique. Pour le Congolais authentique que j’ai toujours été, le « Kasala » fut sans contexte, dans toute sa beauté poétique, l’apothéose de la cérémonie. Il convient de souligner au passage que l’ex-despote Joseph Kabila, qui l’a boycottée, doit méditer sur son geste honteux et surtout sur son cynisme d’abord pour avoir laissé le corps d’un être humain sans sépulture pendant plus de deux ans, ensuite pour avoir volé la victoire électorale d’un autre homme en faveur d’un tiers ainsi piégé. Son impudence et son calcul machiavélique n’auront servi finalement qu’à offrir des obsèques dignes d’un chef d’Etat à son rival. Cela dit, s’il faut maintenant souhaiter que le corps de l’illustre disparu repose en paix, il convient de noter qu’aucun titre posthume, aussi mérité soit-il, l’héroïsme de son courage politique, ou fantaisiste, la paternité d’une démocratie qui n’a jamais vu le jour, aucun titre, disais-je, ne saura effacer l’image qui collera à jamais à la peau du Sphinx de Limete, celle d’un marchand d’illusions en matière de démocratie; ce qui est hélas le dénominateur commun des hommes politiques congolais voire africains.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo