Cher Monsieur Jean-Marie Kassamba,
Dans la soirée du 2 février 2023, j’ai suivi avec attention votre émission « Spécial Grand Plateau » sur le thème « Discours mordant du Pape. Quel impact sur l’échiquier international ». Je voudrais ici vous exprimer ma profonde déception concernant les prestations de vos invités. Car, ceux-ci n’ont même pas effleuré ce que j’estime être le plus important message du Pape au regard des errements de notre nation en matière de gouvernance. Et il y a fort à parier qu’il en soit de même de l’intelligentsia congolaise dans son ensemble.
Tout le monde le sait, le Congo est un pays aux potentialités immenses mais avec des populations parmi les plus pauvres au monde. Ce contraste consternant a pour cause la mauvaise gouvernance endémique du pays. Mais d’où vient celle-ci? Le Pape l’a expliqué clairement à travers une métaphore: « Votre pays est vraiment un diamant de la création ». Après avoir noté que « ce pays, riche de son pluralisme typique, a lui aussi un caractère polyédrique » et que celui-ci « est une richesse qui doit être conservée, en évitant de glisser dans le tribalisme et la confrontation », il a poursuivi son langage imagé en ces termes: « A propos de chimie, il est intéressant de noter que les diamants sont constitués des seuls atomes de carbone, lesquels s’ils étaient reliés différemment, formeraient du graphite. La différence entre la luminosité d’un diamant et l’obscurité du graphite provient de la manière dont les atomes individuels sont disposés dans le réseau cristallin. Cette métaphore exprime le fait que le problème n’est pas la nature des hommes ou des groupes ethniques et sociaux, mais la manière dont on décide d’être ensemble ».
Là où nous Congolais avons l’habitude d’affirmer que la mauvaise gouvernance endémique de notre Etat est un problème d’homme, ce qui nous pousse à lancer des appels au changement des mentalités sans expliquer concrètement comment y parvenir, le Pape, lui, déclare sans ambages qu’il ne s’agit pas d’un problème lié à « la nature des hommes ». C’est plutôt la « manière dont on décide d’être ensemble » qu’il nous faut incriminer. En d’autres termes, en imitant aveuglement la démocratie partisane et conflictuelle occidentale, nous exposons nos groupes ethniques à la confrontation puis à la prise en otage de l’appareil de l’Etat par des individus issus d’une même coterie tribale; ce qui a toujours été le cas de Mobutu Sese Seko à Felix Tshisekedi, en passant par les deux Kabila.
En fait, le Saint-Père nous a indiqué la voie à suivre pour passer un jour de « l’obscurité du graphite », qui nous colle à la peau depuis notre indépendance, à « la luminosité du diamant » qui constitue notre vocation naturelle. Il convient de noter ici que la voie vers ce que le Pape décrit comme « un avenir lumineux de paix et de prospérité » a déjà été indiquée par l’explorateur Henry Morton Stanley après avoir parcouru ce qui deviendra d’abord l’Etat Indépendant du Congo, ensuite le Congo Belge: « Pour développer harmonieusement ce pays, il faudra tenir compte des particularités de ses différents peuples ». La convergence d’idées entre les deux célébrités est tout simplement remarquable quand revenant à l’image du diamant, le Pape François déclare ce qui suit: « Une fois taillé, sa beauté provient également de sa forme, de ses nombreuses facettes harmonieusement disposées ».
Cher Monsieur Jean-Marie Kassamba,
Au cours de notre histoire tourmentée, seul un homme politique congolais a amorcé une réflexion sur comment construire un Etat de droit à partir d’une société multiethnique. Il s’agit de Joseph Kasa-Vubu et de son parti l’ABAKO. Malheureusement, sa démarche intellectuelle a été pervertie par la querelle byzantine entre unitaristes et fédéralistes. Car, pour citer une fois de plus le Pape, dans un Etat marqué par le phénomène identitaire, la démocratie partisane et conflictuelle n’empêche nullement de « glisser dans le tribalisme et la confrontation […], alimentant des spirales de haine et de violence »; ce qui « tourne au détriment de tous en bloquant la nécessaire chimie de l’ensemble ».
Faut-il vous expliquer, Monsieur Jean-Marie Kassamba, que depuis notre indépendance, le Congo, notre cher et beau pays, a toujours été doté de Constitutions qui contribuent à la confrontation ethnique? Faut-il vous exposer le lourd tribut payé par notre peuple dont l’hécatombe actuelle, le plus grand désastre humain depuis la Deuxième Guerre mondiale qui se déroule dans un silence assourdissant de la communauté internationale? N’entendez-vous pas aujourd’hui des compatriotes crier haut et fort que le pouvoir détenu par le premier des Congolais n’est pas celui de la nation entière mais de leur coterie tribale? Ne voyez-vous pas les nuages de la confrontation s’amonceler pour la énième fois dans le ciel katangais entre les Katangais et les Kasaïens? Ne comprenez-vous pas ce qui se joue derrière les nominations à tous les postes de prise de décision en matière électorale, détenus qu’ils sont par des individus issus de la même ethnie que le détenteur de l’imperium;? Même si Paul Kagame instrumentalise les Tutsi congolais depuis des décennies pour assouvir sa libido dominandi, son rêve expansionniste et ses pillages, au nom de l’idée qu’il se fait de son ethnie et pour avoir été hissé au rang de chouchou de l’Occident, leurs élites n’ont-elles pas été jetées dans les bras de l’ogre par l’ostracisme des élites des autres ethnies du Kivu dès l’ouverture de la Conférence Nationale Souveraine?
Cher Jean-Marie Kassamba,
Au chapitre de la gouvernance, le message du Pape nous invite à une et une seule démarche intellectuelle: amorcer un aggiornamento général de l’appareillage politique afin de passer de la démocratie conflictuelle que nous copions d’ailleurs mal, pour notre plus grand malheur (Obscurité du graphite), à la démocratie consensuelle (Luminosité du diamant). A cet égard, je vous informe que j’ai déjà enrichi la pensée politique de Joseph Kasa-Vubu, en dessinant les contours d’un tel système politique. Vous pouvez en prendre connaissance dans l’ouvrage « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa », Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages.
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Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo