Je ne me suis jamais fait des illusions sur l’issue du deuxième processus de démocratisation de mon pays. Je n’utilisais pas une boule de cristal pour adopter une telle attitude. J’analysais tout simplement ce que l’observation attentive de la politique et de la société congolaises m’offrait comme spectacle depuis l’indépendance. Bien avant les élections de 2006 censées donner naissance à un Etat démocratique, pour enfin tourner la page sombre de la longue dictature de Mobutu, j’ai annoncé urbi et orbi mes conclusions dans l’ouvrage « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » (Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages). Il y est écrit noir sur blanc que la voie de la démocratie choisie à la Conférence nationale souveraine, qui fut à cet égard une véritable confusion nationale, et sur laquelle le dialogue inter congolais de Sun City est revenu, ne pouvait nullement sauver le Congo de l’incurie de ses dirigeants successifs.
Epris de paix et de justice, je ne pouvais m’arrêter au stade de la critique. J’ai dessiné dans cet ouvrage, sans doute pour la première fois sous le ciel congolais voire africain, les contours d’une alternative concrète à la démocratie partisane et conflictuelle, celle-là même qui avait piteusement échoué dans la quasi-totalité des Etats africains au lendemain des indépendances et qui discrédite une fois de plus l’idéal démocratique depuis la fin des années 80. De 2006 à ce jour, mon pays aux richesses fabuleuses et au peuple parmi les plus pauvres au monde continue d’évoluer dans une succession des gouvernements despotiques. Les espoirs suscités par le processus de démocratisation se sont longtemps envolés. Dans ce même journal en ligne, j’ai annoncé qu’au despotisme de Joseph Kabila succèderait un autre despotisme. Car à chaque grand tournant de l’histoire du Congo-Kinshasa, ses élites manquent l’occasion de marquer l’histoire. Elles commettent la même erreur.
Le péché originel du régime Tshisekedi
Il n’existe aucun pays au monde où, lors de la course au pouvoir, les alliances se nouent entre la tenue des élections et la proclamation des résultats provisoires. Les alliances se créent soit avant les élections, pour gagner celles-ci ensemble, soit après la proclamation des résultats définitifs pour gouverner ensemble. Mais au Congo-Kinshasa, terre par excellence des combines politico-maffieuses, la coalition FCC-CACH a vu le jour pendant que le peuple attendait l’annonce des résultats provisoires. Cela signifie que la Commission électorale nationale indépendante n’était… indépendante que de nom. Les deux larrons, Joseph Kabila et Félix Tshisekedi, connaissaient la vérité des urnes. Ils ont signé un pacte machiavélique pour que le premier, dont le dauphin avait été réduit en une carpe par les électeurs, conserve l’essentiel de l’imperium pendant que le second, qui n’avait pas gagné l’élection, devienne président de la république juste pour amuser la galerie. Jamais chef d’Etat n’aura été humilié comme Félix Tshisekedi. Pendant deux ans, chaque fois qu’il esquissait un pas vers l’exercice de son devoir d’ingratitude, son allié lui rappelait qui l’avait fait roi. Mais, aidé par les énormes pressions des Yankees sur la bande de Kabila, fort du souhait de toute la nation de voir voler en éclats la coalition mortifère ci-dessus et usant de la corruption à grande échelle, Félix Tshisekedi s’est enfin émancipé de la tutelle encombrante de son prédécesseur et le peuple a poussé un ouf de soulagement.
Chassez le naturel, il revient au galop
Comme l’indépendance qui ne fut qu’une fête de courte durée, l’euphorie suscitée par la libération de Félix Tshisekedi de la camisole de force que lui avait cousue Joseph Kabila ne fut que feu de paille. Une fois libre, Tshisekedi s’est lancé dans l’unique révolution que les Africains savent mener depuis les indépendances: Ote-toi de là que je m’y mette, pour faire la même chose voire pire que toi. En effet, après le pouvoir hégémonique Ngbandi sous Mobutu et après l’hégémonie luba-katangaise et tutsi sous les deux Kabila, le peuple congolais assiste une fois de plus impuissant à la prise en otage des instruments de sa souveraineté par une clique d’individus issus de la même ethnie que Tshisekedi, l’ethnie luba du Kasaï. A la Radio nationale congolaise (RTNC), placée, comme il fallait s’y attendre, entre les mains d’un frère tribal, les « djalelo » ont repris du service.
Tout en étant convaincu qu’il n’y avait point de salut au bout de la voie démocratique dans laquelle mon pays s’était engagé, j’ai toujours souhaité voir l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), la « fille ainée de l’opposition », arriver un jour au pouvoir pour que cesse l’aveuglement des Congolais qui se faisaient encore des illusions sur le bienfait de l’imitation servile du modèle Westminster de la démocratie. Dès l’ascension de Tshisekedi, j’ai signé des articles soulignant que l’arrivée au pouvoir d’un homme issu de l’espace linguistique luba ne pouvait que servir la cohésion nationale, après les passages à la magistrature suprême du mukongo Joseph Kasavubu, du mungala Mobutu Sese Seko et des baswahili Laurent-Désiré Kabila et Joseph Kabila. Mais à Genève, lors du choix du candidat unique de l’opposition pour la présidentielle de décembre 2018, un vieux réflexe a sans doute animé les ténors de ladite opposition au point d’écarter la seule candidature qui s’imposait, celle de Tshisekedi, jetant ainsi ce dernier dans les bras du despote que la nation voulait éliminer politiquement.
Vieux réflexe, car, comme l’explique si bien Kabamba Nkamany dans son ouvrage « Pouvoirs et idéologies tribales au Zaïre » (Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1997), déjà tout au long de la démocratisation sous Mobutu, « Tshisekedi wa Mulumba, populaire à souhait, [devait] cependant faire face à la peur du Muluba-Kasaï habilement exploitée par ses adversaires et fortement ancrée dans l’opinion. Car autant la population, toutes régions confondues, [soutenait] Tshisekedi dans sa lutte contre le système MPR et contre la dictature, autant elle [hésitait] à confier la magistrature suprême à un Muluba avec tout le risque de domination de la nation par une ethnie dont le nombre et la qualité des cadres, leur dynamisme et leur caractère qui passe pour hautain, inquiètent même les plus nationalistes des Zaïrois ». Il n’y a pas que ces attributs-là qu’on colle à la peau des Baluba du Kasaï. Les autres Congolais les perçoivent à tort ou à raison comme les plus grands tribalistes du pays; ce qui a donné naissance à une expression qu’aucun Etat civilisé ne peut tolérer sur son territoire: « Boma Muluba, tika nyoka ». Entendez, entre un Muluba et un serpent, mieux vaut s’acoquiner au serpent. Une expression qui, en temps d’incertitudes, constitue à elle seule une bombe à retardement.
L’éternelle erreur nationale
Aujourd’hui que Tshisekedi et les membres de sa coterie tribale au sommet du pouvoir confortent les Congolais d’autres ethnies dans leur perception du Muluba-Kasaï, grande est la probabilité de voir l’éternelle erreur de la nation mobiliser toutes ses énergies en donnant l’impression que le mal congolais, c’est désormais Félix Tshisekedi ou les Baluba du Kasaï. Comme furent perçus tour à tour Mobutu Sese Seko, Laurent-Désiré Kabila et Joseph Kabila ainsi que leurs ethnies et provinces respectives. Grande est aussi la plausibilité de voir le refrain de Martin Fayulu repris par d’autres Congolais pour déclarer à l’unisson que le pays a amorcé une descente aux enfers à la suite de l’illégitimité du pouvoir de Tshisekedi, comme si la légitimité du pouvoir de Patrice Lumumba avait empêché la nation congolaise d’entrer dans une vaste zone de turbulence au lendemain de l’indépendance.
Les différents pouvoirs issus des élections de 2006, 2011 et 2018 ont clairement démontré que le système politique congolais ne peut d’aucune manière barrer la route au favoritisme ethnique ou au national-tribalisme. Mais des politiques et intellectuels congolais écument les plateaux de télévision pour déclarer que le pays dispose d’une bonne Constitution. Des constitutionnalistes vont même jusqu’à comparer la Constitution du pays à la Bible, arguant que ce n’est pas parce que les hommes pèchent qu’il faut changer de Constitution. Ils blâment alors l’homme congolais qui n’aurait pas de respect pour les textes et dont la mentalité devrait changer alors que dans tous les domaines sauf la politique, l’homme congolais ne se distingue pas des autres humains. Les chantres du changement de mentalité oublient hélas que la Constitution est comparable non pas à la Bible mais au dispositif sécuritaire censée protéger un foyer. Quand des voleurs entrent chaque fois par effraction dans une résidence et qu’ils ne sont pas inquiétés, on ne leur sert pas des tartines de morale pour leur demander de ne plus voler ou de changer de mentalité. On revoit le dispositif sécuritaire pour leur barrer la route ou les arrêter et les déférer devant la justice.
Le national-tribalisme est le mal absolu pour tout Etat. En accaparant des postes au sommet de l’Etat au nom de l’idée qu’on se fait de son ethnie et des autres ethnies du pays, on y installe une zone de non-droit qui finit par étendre ses ramifications jusqu’à la base de la pyramide sociale. L’Etat est ainsi pris en otage au nom des intérêts égoïstes d’une poignée d’individus ne représentant même pas 0,01% de la population de leur ethnie; ce qui n’empêche que celle-ci soit instrumentalisée, le reflexe identitaire aidant, au point de prendre des machettes, des lances et des fusils pour défendre ce qu’elle croit être « son pouvoir ».
Pour le plus grand malheur du peuple congolais, jusqu’à ce jour, les raisonnements de ses élites ne permettent pas à la nation d’avancer sur ce terrain-là. Hypocrites, celles-ci préfèrent bomber le torse en s’auto-proclamant nationalistes pour rejeter l’ethnie de la même manière que les colonisateurs en avaient fait un synonyme du mot sauvage, primitif ou encore arriéré. Même parmi les grands intellectuels, on en entend déclarer qu’on est avant tout Congolais avant d’être Mumbala, Mutetela, Muyombe, Ngbaka, Zande, etc., etc. Pourtant, les ethnies congolaises existaient avant la création du Congo. Elles continueront à exister même si ce foutu pays implosait un jour, ce qui ne serait pas un drame car depuis l’indépendance, le peuple ne sait à quel saint se vouer pour vivre dans la paix, la prospérité et la dignité. La vérité est que la première identité du Congolais est celle liée à son ethnie. Dès lors, la tâche des élites est d’inventer un système politique qui inhiberait, lors de la course au pouvoir, le désir de dominer ou la crainte d’être dominé. Toutes les intelligences des élites doivent être mobilisées pour trouver le mécanisme idoine qui rendrait difficile voire impossible le recourt à la domination ethnique ou au national-tribalisme. C’est cela réfléchir à la démocratie au sein de toute nation fortement marquée par le phénomène identitaire. C’est cela chercher à comprendre comment la construire à partir de la multiethnicité de l’Etat.
Que conclure?
Le Congo-Kinshasa ressemble à un véhicule en panne qui ne peut démarrer ou qui roule difficilement. Mais dans leur grande étroitesse d’esprit, les politiques et intellectuelles du pays s’imaginent ou espèrent qu’il suffit de changer de conducteur pour que tout aille bien. La fuite mémorable de Mobutu Sese Seko avait suscité d’immenses espoirs. Ils s’étaient vite envolés. L’assassinat de Laurent-Désiré Kabila avait suscité d’immenses espoirs. Ils s’étaient vite évanouis. La fin de la coalition FCC-CACH, ce piège à con tendu par le despote Joseph Kabila, avait suscité d’immenses espoirs. Ils sont désormais ensevelis par le national-tribalisme luba-kasaïen qui a vite appris à manier la carotte, la corruption érigée en mode de gouvernance, et le bâton, à travers des méthodes dignes des voyous dont l’injure facile, les intimidations que les autres Congolais se partagent abondamment dans les réseaux, les discours incendiaires et les attaques même des Eglises. Une ligne rouge franchie allègrement juste pour préparer la tricherie aux prochaines échéances électorales puisque le péché originel n’a permis aucun bilan digne d’éloge. Comme toute hégémonie ethnique, l’administration Tshisekedi n’entend pas raison, elle qui a déjà été tentée par la création d’une milice au quartier Kingabwa de Kinshasa et qui pratique la justice sélective. Au contraire, la coterie tribale au pouvoir joue à la victimisation, voyant de la haine tribale en toute critique de sa politique suicidaire pour la nation. Comme d’habitude, la fin de cette énième domination ethnique soulèvera d’immenses espoirs. Mais ils seront également vite anéantis par un autre national-tribalisme. Car tel est l’unique mode de gouvernance connu des Africains depuis six décennies d’indépendance.
Avant de penser au prochain conducteur du véhicule Congo-Kinshasa, il faut avant tout réparer celui-ci, c’est-à-dire le système politique qui, Joseph Kabila et Félix Tshisekedi l’ont tour à tour démontré, s’avère être un boulevard triomphal pour le national-tribalisme. Le Roi Baudouin avait lancé l’alerte dans son discours du 30 juin 1960: « L’indépendance nécessitera de tous des efforts et des sacrifices. Il faudra adapter les institutions à vos conceptions et à vos besoins, de manière à les rendre stables et équilibrées ». Bien avant lui, l’explorateur Henry Morton Stanley avait prévenu: « Pour développer harmonieusement ce pays, il faudra tenir compte des particularités de ses différents peuples ». Force est de constater que jusqu’à ce jour, aucun effort n’a été consenti pour atteindre l’objectif de la stabilité et de l’équilibre entre les différentes ethnies du pays. Faut-il s’étonner que le peuple croupisse dans la misère alors qu’il est assis sur une montagne de richesses du sol et du sous-sol pendant que ses dirigeants successifs, des nains intellectuels toujours d’une arrogance sans pareille, amassent des fortunes?
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo