Les Africains indignés de l’incurie de leurs pouvoirs successifs depuis les indépendances ne devraient pas se contenter de déclarer ou d’entendre les opposants jurer qu’ils veulent déboulonner la dictature. Ils ont intérêt à comprendre comment fonctionnent leurs régimes dictatoriaux ou autocratiques s’ils tiennent à leur tordre le cou une bonne fois pour toutes. En Afrique, le moteur des dictatures ou des autocraties reste le même. « Il existe dans la plupart des pays africains un sentiment général (que l’expérience ne manque hélas pas de confirmer) selon lequel les nominations aux postes gouvernementaux et administratifs clés se basent davantage sur des considérations ethniques que sur la qualification ou la compétence ». C’est qu’en dépit du clientélisme « qui assure aux tenants de l’autorité formelle la loyauté inconditionnelle d’une partie des citoyens », explication de Paule Bouvier, professeur à l’Université Libre de Bruxelles et ancienne conseillère du Premier ministre Patrice Lumumba, cette loyauté reste superficielle. Pour mieux l’assurer, s’imagine-t-on, l’ethnie ou la province s’avère un terreau tout indiqué. C’est cela le national-tribalisme, l’obsession pour un chef de prendre sa communauté pour l’Etat alors même qu’elle reste une composante parmi tant d’autres de celui-ci.
National-tribalisme sous le mobutisme triomphant
Sous le mobutisme triomphant, la monopolisation ethnico-régionale de la vie politique ne prenait même pas la précaution de se cacher dans des terriers où la sociologie aurait de la peine à la dénicher, car elle n’était un secret pour personne. Malgré les multiples discours officiels à travers lesquels il se délectait à souligner l’importance de l’unité nationale, Mobutu ne pouvait s’empêcher d’être en contradiction totale avec les idées qu’il tentait d’inculquer à ses gouvernés. Rarement fossé fut aussi profond entre le dire et le faire d’un chef. Mobutu s’entourait toujours des siens pour continuer à goûter aux délices de sa véritable passion: le pouvoir pour le pouvoir.
Dans l’armée nationale d’avant le discours du 24 avril 1990 annonçant le deuxième processus de démocratisation du pays, 31 généraux sur 62, soit 50%, étaient originaires de sa région, l’Equateur. La région du Haut-Zaïre, qui venait en deuxième position dans ce palmarès d’un favoritisme outrancier, ne comptait que 7 généraux sur 62, soit 11,29%. Et dire que le pays comptait alors 10 régions ou provinces, exceptée la région de Kinshasa-Capitale! Dans le cadre des consultations populaires lancées par Mobutu lui-même du 14 janvier au 21 avril 1990, le mémorandum du Département des Affaires étrangères présentait la région de l’Equateur comme une région bénite. On pouvait y lire ce qui suit: « Le Comité central du parti compte 148 membres dont 28 soit 19% sont ressortissants de la région de l’Equateur. Sur un total de 52 membres siégeant au Conseil Exécutif (Commissaires d’Etat et Secrétaires d’Etat), la région de l’Equateur se taille la part du lion avec 14, soit 27%. La République du Zaïre dispose de 53 postes diplomatiques, dont 18 sont dirigés par des gens originaires de l’Equateur, soit 34%. A la tête de tous les services spécialisés de la sûreté de l’Etat, on retrouve les membres du seul clan Ngbandi du Président-Fondateur du MPR, Président de la République, ou à défaut, un ressortissant de l’Equateur ».
La « démocratisation » ayant fait du « Guide éclairé » Mobutu un chef d’Etat paria sur la scène internationale, on a assisté à un repli de plus en plus prononcé sur l’ethnie. Sous les deux gouvernements Kengo par exemple, de juin 1994 à avril 1997, l’usurpation du pouvoir par un petit groupe de politiciens de la même ethnie fut complète. La présidence de la république, le cabinet du chef de l’Etat, le conseiller le plus influent ou conseiller spécial de ce dernier, la primature, l’état-major général des forces armées, la division spéciale présidentielle, la garde civile, les services secrets, la liste n’est pas exhaustive, tous les premiers postes revenaient aux membres de la même ethnie que le détenteur de l’imperium: Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Zabanga.
La gestion clanique du pouvoir d’Etat a atteint son point culminant aux dernières heures du régime. Un des fils du dictateur, Mobutu Nzanga, était devenu le porte-parole de son père, avec rang de ministre. Un autre, surnommé Saddam Hussein, a occupé le poste de commandant chargé de la sécurité de la ville de Kinshasa, tandis qu’une de ses filles, Mobutu Ngawali, jouait le rôle de conseillère diplomatique auprès de la personne-Etat qu’était son géniteur.
Dans son ouvrage « La pieuvre tropicale. Les tentacules de Mobutu », Emmanuel Dungia, ancien diplomate et agent des services secrets, explique comment s’est installé cette monopolisation du pouvoir et quelles en furent les conséquences pour le pays. En 1970, le régime Mobutu décide de « fournir au parti unique un bras séculier performant expurgé des cadres des autres provinces du pays, pour s’en assurer la fidélité absolue ». Depuis lors, le centre décisionnel de l’Etat n’était ni au Parlement, ni au Gouvernement, ni même au Parti unique, mais au sein du bras séculier, la sûreté nationale.
Dans le groupe ethnico-régional dont Mobutu restera sans doute le membre le plus illustre, « une féroce lutte des clans » prendra naissance à la sûreté nationale « pour ensuite s’étendre telle une tumeur cancéreuse en métastase dans tout le corps des institutions publiques. Cette lutte avait pour enjeu le leadership autour de Mobutu pour le contrôle des rouages de l’Etat et des circuits économiques et financiers, par désir de puissance et d’enrichissement personnel ».
La lutte des factions qui depuis 1980 avait pris « une coloration sur base de la pigmentation de la peau », avec d’un côté le groupe des Métis et de l’autre celui des Noirs, agissait négativement sur la marche du pays et cela pour deux raisons essentielles. D’abord, il ressort de l’analyse de Dungia que pour faire partie de la caste enchanteresse des hommes du pouvoir, les non-membres du groupe sociétal du chef de l’Etat avaient besoin de la bénédiction de l’une ou l’autre de ces deux factions. Il leur était difficile d’échapper à ce clientélisme. Qui plus est, le régime prenait soin de placer dans leur entourage des Ngbandi ou d’autres ressortissants de la région de l’Equateur, les yeux et les oreilles du dictateur. Certains notables issus d’autres ethnies poussaient leur fidélité au « Guide » à la caricature, par exemple en épousant des « Deuxièmes Bureaux » dans son ethnie, en pleurant à chaudes larmes quand sa famille était frappée par un deuil ou encore en apprenant des rudiments de la langue Ngbandi.
Une lutte qui ne se justifiait que par la seule quête de puissance et d’enrichissement personnel ne pouvait que conduire au désastre, situation que tout le monde déplore aujourd’hui. En effet, dans cette lutte, ce que réalisait l’une des factions insupportait l’autre, qui se faisait alors un devoir de le défaire, même quand cela servait par ricochet l’intérêt supérieur de la nation. Au cours de la « démocratisation » dominée par Mobutu, on a pu observer ce conflit permanent dans les domaines des privatisations et de la gestion du dossier des réfugiés rwandais. Sur ces deux sujets, les avis du Premier ministre Kengo wa Dondo (clan des Métis) se situaient aux antipodes de ceux du chef de cabinet du président de la république, le professeur Vunduawe Te Pemako (clan des Noirs).
National-tribalisme sous l’AFDL et son avatar PPRD
Que dire des Congolais qui ont pris le pouvoir par les armes et qui se sont autoproclamés « libérateurs » après la fuite mémorable de Mobutu? Il s’agit ici du conglomérat d’aventuriers de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), avec Laurent-Désiré Kabila comme chef de bande, et de son avatar, le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD) de son « fils » et héritier du pouvoir Joseph Kabila Kabange. Laurent-Désiré Kabila a régné pendant deux décennies sur une partie du territoire national en tant que « libérateur ». L’unique travail scientifique consacré à son administration égratigne son idéologie de libération. Tiré d’une version remaniée de mémoire de licence en sciences politiques et administratives à l’Université de Kisangani en 1988, « Rébellions-Révolutions dans l’Est du Zaïre. Cas du maquis Kabila et le Parti de la Révolution Populaire dans la zone de Fizi (1967-1986) », l’ouvrage de Cosma Wilungula, « Fizi 1967-1986: le maquis Kabila » (1997), démontre que « dans les faits, les maquisards de Fizi n’ont pas pu se débarrasser de la réputation infamante laissée par les rebelles d’avoir avant tout attiré des aigris et des frustrés, et d’avoir sombré dans la violence. Ils n’ont pas su non plus échapper à la reproduction, à petite échelle, du système zaïrois, avec ses deux pôles opposés: au sommet, le pouvoir monopolisé par une clique d’individus aux dents longues, et, à la base, une population qui s’enfonce dans le dénuement ». Arrivé à la magistrature suprême, Laurent-Désiré Kabila a joué à fond sur le tableau du national-tribalisme. Quand on lui posait la question sur ses frères Katangais qui accaparaient les postes au sommet de l’Etat, il souriait bêtement et répondait que les Katangais aussi avaient besoin du travail.
Tutsi rwandais selon le Tutsi Laurent Nkundabatware Mihigo et Congolais d’ethnie luba-kat, à en croire l’homme politique belge Louis Michel et les chefs coutumiers katangais une fois invités à Bruxelles pour faire cette déclaration à leur retour au pays, comme si les chefs traditionnels congolais disposaient d’un fichier d’état-civil, Joseph Kabila Kabange a joué sur l’ambiguïté de ses origines pour faire monter à la mangeoire nationale moult frères katangais et rwandais. Dans une vidéo circulant dans les réseaux sociaux et où l’on voit le journaliste Christian Bosembe interviewer son confrère Jean-Marie Kassamba, patron de Télé50, celui-ci avoue avoir eu à prendre place à bord de l’avion présidentiel avec 80% des membres de la délégation de Joseph Kabila issus du Katanga. Ancien conseiller spécial de Mobutu, Honoré Ngbanda est sans doute celui qui a expliqué le mieux l’infiltration des institutions congolaises, surtout les forces de défense, par des Rwandais. Aussi de nombreux Congolais évoquent-ils l’occupation de leur pays par le Rwanda, bien entendu avec la facilitation de Joseph Kabila lui-même. Toujours dans les réseaux sociaux, une bande sonore indique que cette infiltration reste également d’actualité dans le domaine hautement stratégique de la communication. Car, « le serveur utilisé par la Société Congolaise des Postes et Télécommunications » (SCPT) pour gérer la fibre optique de la RDC a été installé par une société privée basée au Rwanda. Et c’est à partir du Rwanda que toutes les communications [provenant et à destination des Congolais] transitent pour atteindre leurs destinataires. Le pouvoir d’Etat du Géant Congo vassalisé par le Petit Poucet Rwanda au nom du national-tribalisme.
Quid du régime UDPS?
Arrivée au pouvoir le 24 janvier 2019 après des élections aux résultats fort chahutés, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) avait suscité d’énormes espoirs quand on tient compte du contexte de sa naissance. Au commencement était la publication de la « Lettre ouverte des Treize Parlementaires adressée au président Mobutu », le 1er novembre 1980. Ce fut « la toute première contestation non-violente, sous forme d’une analyse critique, rigoureuse et globale de l’ensemble du système politique du Maréchal Mobutu, la toute première remise en question de l’ensemble d’un régime qui était jusque-là soutenu par tout l’Occident, en pleine guerre froide et au moment où Mobutu était au sommet de sa puissance et sa gloire ». Terminée par dix propositions, la Lettre rappelait à Mobutu l’engagement « à démocratiser le système politique conformément aux aspirations profondes et légitimes de la population et au Manifeste de la N’sele, document fondateur du MPR qui, dans sa conception, faisait de celui-ci un parti politique démocratique à côté d’un deuxième parti dont la création était prévue à l’article 4 de la Constitution du 24 juin 1967 ».
Le 15 février 1982, l’UDPS était créée comme mouvement politique d’opposition contre la dictature de Mobutu et contre la volonté de ce dernier. Pendant près de quatre décennies, le mouvement, conduit par son leader charismatique et impulsif, Etienne Tshisekedi wa Mulumba, a eu le grand mérite de rester fidèle à sa ligne non-violente. Mais du haut de ce parcours élogieux, l’UDPS s’écarte-t-elle du national-tribalisme, ce moteur du pouvoir qui bafoue continuellement la dignité de l’homme congolais? Oui, répond son slogan « Le peuple d’abord ». Notons que c’est le même slogan que celui du MPR-Parti Etat: « MPR = servir. Se servir? Non! ». Oui, répond également le leitmotiv du nouveau chef de l’Etat Félix Tshisekedi qui est la restauration de l’Etat de droit.
Les slogans et les discours politiques ont toujours été d’une grande beauté sous le ciel congolais. Que vit-on en réalité sous l’administration de celui que ses partisans ont surnommé Fatshi Béton? Pendant les deux premières années qu’il a eues à partager le pouvoir dans des conditions humiliantes avec son prédécesseur, Félix Tshisekedi a fait de la présidence de la république une chasse gardée des Baluba du Kasaï, son groupe ethnique. Dans les réseaux sociaux, des vidéos évaluent leur présence à hauteur de 80%. Sur ce pourcentage, 60% auraient des liens familiaux avec lui. Aussitôt débarrassé de l’influence néfaste de Joseph Kabila dans le cadre de l’Union sacrée de la nation, les Baluba ont le vent en poupe. Patrick Yiombi Thona, professeur visiteur à l’Université de Gwangju, égrène, dans une vidéo qui circule dans les réseaux sociaux, le chapelet des postes clés qu’ils occupent: président de la république, conseiller du président en matière de sécurité, vice-président du sénat, le vice-président de l’assemblée nationale, président de la cour constitutionnelle, président de la cour de cassation, procureur général près la cour d’appel, procureur du parquet général de la Gombe, greffier général, gouverneur de la Banque centrale, ministres de finance, justice, intérieur, affaires étrangères, mines, transport, infrastructures, défense (lié à l’épouse du président), etc. Cette liste qui n’est déjà pas exhaustive s’allongera inexorablement avec les nominations dans la police, la grande muette, la diplomatie, l’administration publique et la sûreté nationale. Comme cela semble déjà se préparer au niveau de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) où l’argent va entacher le consensus sur la désignation de son président par les représentants des églises. Dans l’interview citée ci-dessus, Jean-Marie Kassamba, cousin de Fatshi Béton et plus grand propagandiste du régime de son prédécesseur jusqu’à ce jour, exprime son inquiétude quant à ce qui se joue dans la conscience collective des élites de l’ethnie luba-kasaïenne: « C’est notre tour [de manger] et on va le leur faire sentir ».
Que conclure?
Le national-tribalisme traduit le désir et la joie malsaine de dominer au nom de l’idée qu’on se fait de son ethnie ou de sa région. Il traduit également la crainte et l’humiliation d’être écrasé pour les autres ethnies ou régions. Il entretient la confusion entre les institutions politiques et les institutions sociales. Les premières, on s’en doute, se rattachent à un territoire, tandis que les secondes se réfèrent à la parenté. Il participe de la même essence que l’irrespect et l’injustice. Il finit toujours par installer une justice à deux vitesses, « accommodante pour les siens, cruelle et humiliante pour les autres », pour paraphraser le célèbre réquisitoire de Patrice Lumumba contre la colonisation belge. Il détruit la cohésion nationale. Il invite au développement des forces centrifuges. Quel que soit la durée de la stabilité qu’il apporte à l’Etat, quel que soit le niveau du développement qu’il lui fait atteindre, il finit tôt ou tard par le déstabiliser. Car, l’homme est ainsi fait. Il n’accepte pas d’être dominé par qui que ce soit et au nom de quoi que ce soit. Bref, pour l’Etat, le national-tribalisme, frère jumeau du colonialisme, constitue le mal absolu.
Le drame de l’Afrique est que face au fléau décrit ci-haut, les constitutions restent muettes et impuissantes puisque rédigées par des perroquets qui puisent leur orgueil dans la servile imitation des constitutions occidentales, avec quelques innovations insignifiantes. Car, alors même qu’ils recourent au national-tribalisme, alors même qu’ils torpillent l’unité et la cohésion nationale qu’ils sont censés garantir, les chefs d’Etat africains ne violent aucune disposition constitutionnelle. Au niveau des chambres basses et hautes, tout se passe comme si le national-tribalisme était une fatalité. Dans les autres sphères de la société, on ne fait que se plaindre, insulter ou maudire le chef. Pour paraphraser un appel lancé dès la fin des années 60 par le recteur de l’Université Lovanium (l’actuelle Université de Kinshasa), Mgr Tshibangu Tshishiku, tout se passe comme si en Afrique, il n’y a pas d’élites capables de porter leur regard sur ce phénomène et d’en tirer une lumière devant permettre aux peuples de se réaliser authentiquement, dans la dignité et la prospérité.
Pourtant, l’antidote au national-tribalisme, forme de cancer que d’autres nations modernes ont réussi à éradiquer, est à la portée de tous. Il suffit de refonder l’Etat ou de le reformer en légiférant sur la question. On peut interdire ou limiter drastiquement à la présidence de la république, avec un seuil bien déterminé à ne jamais franchir, la présence de tout individu de même ethnie ou région que le détenteur de l’imperium et son/sa conjoint(e) et étendre cette disposition légale jusqu’à la base de la pyramide étatique. On peut disposer des règlements très stricts dans la composition de tous les corps constitués de l’Etat, en commençant par le gouvernement, à travers la mise en place des quotas par province. Une chose est certaine, jouer la carte du national-tribalisme parce que d’autres l’ont fait avant est une démarche suicidaire pour la nation.
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo