Après un peu plus de cinq ans de silence, Joseph Kabila a enfin délié la langue le 26 janvier dernier au cours d’une conférence de presse pour commenter l’actualité du pays avec un regard rétrospectif du haut de ses dix-sept années de pouvoir. Dans cet article, nous nous limiterons à ses commentaires sur les indicateurs de la démocratie et sur un point qui revient souvent dans le forum « Opinion & débat » du journal en ligne Congo Indépendant, à savoir le changement de mentalité. Car, à en croire Joseph Kabila, son plus grand regret est de n’avoir pas encore réussi à changer la mentalité de l’homme congolais, ce qui constituait l’objectif premier de la révolution de l’Alliance des forces démocratiques de libération du Congo-Kinshasa (AFDL).
Pour toute personne qui suit attentivement l’évolution politique du Congo-Kinshasa et de ses neufs voisins depuis l’amorce du deuxième processus de démocratisation de l’Afrique subsaharienne, Joseph Kabila a été honnête quand il a déclaré qu’au sujet du nombre de partis politiques et de médias, surtout les chaines de télévision privées, ainsi que de la liberté d’expression dont ils jouissent, son pays est en avance sur ses voisins. Il rejetait ainsi toutes les accusations de dérives dictatoriales qui pèsent sur son régime tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Concernant l’extérieur, notamment la Belgique, il a estimé que celle-ci devrait avoir la décence de se taire pour avoir plombé la démocratie congolaise au lendemain de l’indépendance à travers l’assassinat du Premier Ministre Patrice Lumumba. Il a également sous-entendu qu’opposition et partenaires extérieurs devraient plutôt le féliciter car c’est bien lui qui a réinstauré la démocratie en 2006. Mais les facteurs qu’il met en avant et à son actif, est-ce là des indicateurs d’une démocratie en marche?
LE MULTIPARTISME
Le multipartisme a été réinstauré par Mobutu dans son discours du 24 avril 1990. Mais il fut adopté unanimement par les élites du pays lors de la Conférence Nationale Souveraine (CNS) qui s’est étalée du deuxième semestre de 1990 à 1992, réunissant des délégués représentant toutes les couches de la population à l’intérieur du pays et au sein de la diaspora. A la clôture de ces assises, le rapport général présenté par Maître Kinkela Vi Kan’sy du Front Patriotique gratifia les conférenciers d’un satisfecit: « La CNS a été avant toute autre chose un haut lieu de réflexion scientifique dans tous les domaines. Tout le monde se sera aperçu que ce qui faisait défaut au Zaïre ce n’est pas la formation théorique et technique ni la matière grise mais bien des gestionnaires politiques intègres ».
Deux décennies plus tard, l’un des conférenciers issu du même parti politique que Maître Kinkela tient des propos pour le moins surprenants mais ô combien pertinents lors d’un débat qui l’a opposé à nous dans ce forum de CIC fin novembre-début décembre 2017. Il s’agit du Dr Jean-Baptiste Sondji. Celui-ci commence par mettre en lumière ce sur quoi tous les Congolais semblent s’accorder depuis l’indépendance quand ils s’interrogent sur la finalité de tout processus de démocratisation: « Pour moi, la priorité est la construction d’un nouvel Etat dont la démocratie est sans doute la voie la moins mauvaise pour y arriver ». Puis, il émet aussitôt des réserves quant à la voie tracée par la CNS: « Mais cette démocratie doit-elle être de type occidental? Je n’en suis pas sûr ». Pourquoi un tel revirement par rapport au satisfecit exprimé par son alter ego du Front Patriotique?
L’argumentation du Dr Sondji se décline en trois étapes. D’abord, il dresse le constat ci-après: « Au-delà de la séparation des pouvoirs qui caractérise les démocraties occidentales, l’un des piliers qui les sous-tend, c’est l’existence de partis politiques dignes de ce nom ». Ensuite, il fait observer que « lorsque Mobutu libéralise l’espace politique, la plupart des partis politiques étaient créés pour participer à la CNS. Une exception cependant pour le PALU, l’UDPS et, dans une moindre mesure, le Front Patriotique créé dès 1988 mais qui fonctionnait dans la clandestinité ». Enfin, tombent deux jugements implacables, le second étant la conséquence logique du premier: « Ni le PALU, ni l’UDPS n’ont les caractéristiques d’un parti politique à l’occidentale ». Et quid de son propre parti à lui? « Quant au Front des Patriotes Congolais/Parti du Travail continuateur du Front Patriotique et dont je suis le Secrétaire Général, il ne remplit pas encore les caractéristiques d’un vrai parti politique. Donc, sans partis politiques dignes de ce nom, une démocratie à l’occidentale est un mirage ». Dont acte.
La liberté de créer un parti politique est totale au Congo-Kinshasa. Si totale que les partis poussent comme des champignons. Mais le Dr Sondji, tout en étant Secrétaire Général de quelque chose appelé parti politique, avoue être aux commandes d’autre chose. Invité de l’émission « Grosse caisse » de la chaine de télévision Kin24 le 21 janvier 2018, le guitariste, chanteur et comédien Jean Goubald Kalala, qui commentait le livre de l’artiste musicien Félix Wazekwa, Les petits bonbons de la sagesse, a eu des mots forts pour décrire cette autre chose. Sous d’autres cieux, a-t-il fait observer, les partis sont portés par les idées des philosophes et autres penseurs tandis que dans notre pays, ils le sont par les visages des individus. Une réalité aussi consternante doit être mise non pas à l’actif mais au passif de la démocratisation du pays.
LES MÉDIAS
Les médias, regroupant aussi bien la presse, la radio, la télévision et Internet ainsi que la liberté d’expression dont ils jouissent sont une autre réalité bien vivante au Congo-Kinshasa même si l’administration Kabila se permet de bâillonner les chaines de télévision qui vont au-delà des limites fixées non pas par la Constitution mais le bon vouloir du prince. Ce foisonnement ne constitue pas une fin en soi. Du latin « médian » (intermédiaires), les médias sont un indicateur de démocratie si et seulement si, usant de la liberté d’expression ou de presse, ils jouent le rôle de quatrième pouvoir, c’est-à-dire servir de contre-pouvoir, protecteur de l’intérêt général, face aux trois pouvoirs incarnant l’Etat (pouvoir exécutif, législatif et judiciaire), en recourant au principe de protection des sources d’information des journalistes. Aussi François Mitterrand déclarait-il dans une lettre aux Français: « Montesquieu pourrait se réjouir de ce qu’un 4ème pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de la séparation des pouvoirs l’ultime hommage de notre siècle ».
Mais que constate-t-on au Congo-Kinshasa? Les médias ont beau dénoncer l’incurie du pouvoir en place en exposant les scandales politiques, économiques et sociaux, il ne s’ensuit aucune action judiciaire. Tout se passe comme si le détenteur de l’imperium et sa clientèle interne se disaient: « Vous pouvez toujours causer. Mais nous, on continue à se la couler douce en toute impunité ». Ainsi, les médias congolais crient dans le désert. Ils ne peuvent jouer, comme dans les sociétés occidentales, le rôle de symbole de la démocratie, de recours contre les abus du pouvoir ou encore d’arme fatale des populations. Bref, ils ne constituent nullement un indicateur d’une démocratie en marche que Joseph Kabila a versé à son actif.
CHANGEMENT DE MENTALITÉ
Répondant à la question d’un journaliste, Joseph Kabila, ce Mobutu light puisqu’évoluant dans le cadre d’une pâle copie de la démocratie occidentale, a déclaré sans rire que son seul regret était de n’avoir pas encore réussi à créer l’homme congolais nouveau; ce qui était l’ambition de la révolution de l’AFDL. Qu’on se souvienne ici que pour atteindre cet objectif, Laurent-Désiré Kabila avait enfermé les soldats congolais à la base militaire de Kitona où ils devaient suivre des séances de rééducation. Pourtant, aujourd’hui comme hier, soldats et policiers congolais restent plongés dans un environnement politique qui les met au service d’un individu plutôt qu’à celui de la nation. Non seulement Joseph Kabila n’a pas poursuivi la stratégie de son père, mais en plus, il ne dispose d’aucune stratégie alternative visant à changer la mentalité de l’homme congolais.
Le changement de mentalité a toujours été évoqué par des hommes politiques et des intellectuels verbeux. En critiquant les hommes du pouvoir, certains croient se trouver au-dessus de la mêlée sans pour autant expliquer comment ils ont réussi à changer de mentalité. D’autres, qui se montrent modestes en se situant dans la mêlée, restent néanmoins incapables de dessiner les contours d’une quelconque stratégie susceptible d’amorcer le fameux changement de mentalité à l’échelle nationale. A cet égard, recommander le changement de mentalité comme piste de solution pour enfin asseoir la démocratie nous met dans la situation d’un médecin qui prescrirait un remède à un patient sans en connaitre la composition. Y-a-t-il pire folie?
CONCLUSION
Le point de presse de Joseph Kabila a été riche en enseignement. Il a démontré qu’au Congo-Kinshasa, la démocratie reste encore et toujours un objet politique non identifié même au sommet de l’Etat. La confusion continue à être entretenue entre la démocratie de type occidental et la démocratie tout court. Sur la première, on ne fait aucune différence entre le vernis de surface et la substance en dessous du vernis. Et on s’étonne que rien ne marche en l’absence de la substance!
La liberté de créer les partis politiques et les médias est certes nécessaire dans une démocratie qui se veut partisane. Il en est de même de la liberté d’expression dont doivent jouir partis politiques et médias. Mais cette liberté ne constitue pas un indicateur d’une démocratie en marche. Ce qui indique qu’une démocratie est en marche, c’est plutôt la capacité des contre-pouvoirs à être effectifs.
Quant aux pistes de solution pouvant aider la nation congolaise à sortir un jour des marais maintenant qu’elle est confrontée pour la deuxième fois à une désillusion amère, une vaste fumisterie occupe le haut du pavé jusqu’au sommet de l’Etat, comme vient de le démontrer Joseph Kabila. Ce dernier appelle au changement de mentalité alors même que la sienne propre gagnerait à être changée par rapport à celle de Mobutu qu’il a combattu au nom de la démocratie, mais qu’il imite à la perfection. Pire, en dix-sept années de pouvoir, jamais il n’a su expliquer comment créer l’homme congolais nouveau alors même qu’il soutient que telle était la raison d’être de la prise des armes par l’AFDL. Peut-on être plus inconséquent?
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
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