Etat des lieux
Quand on se penche sur la démocratisation de l’Afrique, une certitude s’impose à l’esprit. Dans les années 90 comme dans les années 60, les peuples congolais et africains n’ont fait preuve d’aucune créativité dans l’édification de la démocratie. Tout s’est passé comme si celle-ci était un bien de consommation produit par les Occidentaux et que les Africains n’avaient qu’à importer pour pouvoir en jouir à leur tour.
Partout en Afrique, qui dit démocratie pense aussitôt création de partis politiques. Naissent alors, comme issus d’une génération spontanée des socialistes, des libéraux, des sociaux-chrétiens, des démocrates-chrétiens, des sociaux-démocrates et autres écologistes. L’acquit majeur de la démocratie libérale étant le règne juridique de la majorité, que signifient réellement toutes ces importations idéologiques pour un continent dont la population est majoritairement analphabète et cela au moment où les idéologies sont en crise en Occident? Parmi les élites elles-mêmes qui s’évertuent à copier systématiquement l’Occident, qui croit sincèrement à tous ces artifices étrangers aux sociétés africaines?
En Europe, les partis politiques naissent des préoccupations sociales ou des conflits qui traversent les sociétés. Les libéraux sont nés en militant contre l’ordre établi : la mainmise de l’Eglise sur l’Etat. A leurs yeux, l’Eglise symbolisait le fanatisme et le conservatisme. Aussi cherchaient-ils à protéger le pouvoir séculier des entreprises du clergé et de la papauté, suivant la célèbre formule de Voltaire: « L’Eglise est dans l’Etat, et non l’Etat dans l’Eglise ». Dans cette lutte contre les cléricaux, la défense laïque de l’enseignement de l’Etat constituait le cheval de bataille de l’idéologie des libres penseurs. Les partis catholiques (actuels sociaux-chrétiens), eux, ont vu le jour afin de pouvoir sauver ce qui restait de l’ordre ancien, en s’attachant et défendant les valeurs de la civilisation chrétienne.
Les aspirations des libéraux et des catholiques étaient celles de gens bien nantis: les nobles et les bourgeois. Les ouvriers, qui rêvaient de leur affranchissement, étaient organisés en associations diverses dont le lent processus de politisation aboutira à l’apparition des socialistes et communistes. Ceux-ci devaient militer pour la transformation radicale de la société du régime capitaliste en régime collectiviste dont le sens, on le sait, s’est inversé à jamais à la suite de la malheureuse expérience socialiste de l’Europe de l’Est.
Après les ‘golden sixties’, l’Europe s’est aperçue qu’elle vivait jusque-là comme une personne paresseuse abandonnant des déchets de toute sorte dans son foyer. A l’origine de cette conscience écologique, on peut citer la publication du livre « Nous n’avons qu’une terre », de Barbara Ward et René Dubois, et du rapport ‘Halte à la croissance’ de Denis Meadows au Club de Rome en 1972. Une conscience que viendront renforcer des catastrophes de grande ampleur et fortement médiatisées comme celles de Seveso en 1976, Amoco Cadiz en 1978 et Three Miles Island en 1979. Ce qui a sans doute contribué à pousser des associations écologistes à porter, au début des années 80, le débat de la défense de l’environnement sur l’arène politique. Les Verts étaient nés.
Les formations politiques ne manifestent pas un attachement aveugle à leurs premières amours, c’est-à-dire aux préoccupations qui leur ont donné naissance. Elles s’adaptent continuellement à l’évolution de la société.
Il n’y a rien de tel en Afrique où les formations politiques naissent par décret, avec des idéologies suspendues en l’air. A cet égard, quand les élites africaines créent des partis et importent des idéologies pour galvaniser les masses dans la lutte contre la mauvaise gouvernance endémique du continent, ils démontrent tout simplement qu’elles ont une grande capacité à singer l’occidental, illustrant à leurs dépens les théories qui, dans la mouvance coloniale, « ont voulu faire du parcours du Noir le long cheminement du singe à l’homme », comme le fait si bien observer Frantz Fanon dans son ouvrage « Peau noire, masques blancs ». Les élections elles-mêmes sont organisées dans la même optique. L’Afrique laisse l’Occident venir observer si elle a bien appris la leçon ou si elle est bien « civilisée ».
Tout s’arrête là. En effet, nés à partir de rien, les partis politiques africains ne peuvent être que des coquilles vides, les idéologies qu’ils professent ne mobilisant personne, pas même les élites importatrices. Comme l’explique l’ancien gouverneur du Shaba et député provincial d’Inongo Daniel Monguya Mbenge dans son livre « Histoire secrète du Zaïre: l’autopsie de la barbarie au service du monde », c’est ainsi que de nos jours comme dans les années 60, « les alliances politiques sont composées comme des salades de fruits. Les socialistes et les libéraux s’alignent sur le même front pour combattre d’autres socialistes et libéraux ».
Pourquoi les Africains agissent-ils comme des zombies et non comme des êtres humains à part entière en matière de gouvernance?
Eternel complexe du colonisé
Si des idéologies ne servant à rien sont importées en Afrique, c’est que ce n’est pas l’esprit créateur de l’homme qui construit la démocratie mais bien le complexe du colonisé. Le bourrage des crânes subi à l’époque coloniale – et qui se poursuit de nos jours – est à l’origine de ce complexe et du mimétisme outrancier qui s’ensuit, handicapant la prise en charge de l’Afrique par elle-même.
L’agression coloniale contre les structures mentales et religieuses traditionnelles, le ravalement systématique des cultures locales au rang de la sauvagerie et des individus au niveau de l’enfance ainsi qu’un système éducatif coupé des réalités africaines sont autant de facteurs qui font que, plusieurs décennies après les indépendances, les élites africaines ne peuvent s’empêcher de se tourner exclusivement vers l’Occident pour résoudre les problèmes que leur posent leurs sociétés en matière de gouvernance. D’où l’existence de partis politiques éminemment exotiques et de systèmes de gouverne inopérants.
Nulle part au monde les sempiternels rabâchages de l’anthropologie coloniale n’ont eu des effets aussi néfastes pour le devenir du colonisé qu’au Congo-Kinshasa. On peut tomber d’accord avec l’historien belge Jean Stengers quand il souligne que « la colonie a été la chose des colonisateurs, une pâte qu’ils ont modelée ». Fondateur du Parti du Travail Belge (PTB), son compatriote Ludo Martens va plus loin en affirmant que « la domination coloniale belge au Congo a été une réussite incontestable dans un domaine particulièrement névralgique, celui de la colonisation des cerveaux de l’élite noire ».
Expérience coloniale
L’élite congolaise était constituée d’un type particulier d’homme: les « évolués ». Le professeur Ndaywel è Nziem, qui a publié (trente-sept ans après l’indépendance) la première « Histoire du Zaïre » écrite par un fils du pays, enseigne que ceux-ci « se définissaient comme des ‘Européens à peau noire’ (Mindele-Ndombe). Certains d’entre eux cherchaient même à se démarquer des autres ‘indigènes’ traités de ‘primitifs’ (basenji, bahuta) en adoptant le comportement des civilisés qu’étaient les Blancs. Certains se révélèrent fort habiles à ce jeu, allant jusqu’à marcher comme le Blanc, parler comme le Blanc et même rire comme le Blanc. On se plaisait même à ‘européaniser’ son identité: Likwangola devint Dericoyard et Léon Kasa, Léon de Cassa ».
Les premiers lettrés congolais, qui, comme le fait remarquer l’écrivain et journaliste congolais Paul Lomami Tshibamba, revendiquaient un statut spécial ou « une situation non confondue à celle de n’importe quel indigène, mais le plus possible assimilée à celle des civilisateurs » et qui, frustrés, arrachèrent l’indépendance, ont laissé des textes édifiants témoignant du succès de la colonisation des cerveaux. Accordons-leur la parole pour découvrir, par exemple, à quoi ressemblaient les sociétés africaines avant l’arrivée des Européens.
L’une des premières plumes de « La Voix du Congolais », revue des « évolués » congolais, Antoine Omari éclaire les lanternes de ses compatriotes en ces termes: « L’idolâtrie et la superstition prédominaient tout. L’ignorance était héréditaire. L’hygiène était inconnue. Les épidémies sévissaient. L’anthropophagie était quotidienne. La sous-alimentation, due à des méthodes culturelles improductives, était le partage de plusieurs régions. S’il faut reconnaître l’existence de quelques bonnes coutumes, il convient toutefois d’admettre la carence d’une loi organisée. Bref, nous étions un peuple arriéré, accablé de tous les maux de la nature et éloigné de la civilisation mondiale ». Fort de cette ‘certitude’, un autre ‘évolué’, Ferdinand Wassa déclare: « Le peuple congolais, opprimé par un régime chaotique et plongé dans la détresse et la désolation, reçut de Dieu la grâce insigne d’être sauvé par la Belgique ».
La négation de la maturité précoloniale et la révérence pour la civilisation de l’envahisseur européen atteindront leur paroxysme en mai 1954, lors de la célébration du cinquantième anniversaire de la mort de Stanley, le 10 mai 1904, sur toute l’étendue du Congo Belge, le même Stanley qui massacrait toutes les populations qui s’opposaient à ses désidératas et incendiait des villages entiers. Antoine-Roger Bolamba, rédacteur en chef du mensuel « La Voix du Congolais », lui exprime, dans l’éditorial, « notre unanime et indéfectible reconnaissance ». Pour lui, « Stanley fut un véritable civilisateur des Noirs »; un « prodige de l’Histoire », qui « révéla à l’humanité l’existence d’une légion d’âmes attendant un secours providentiel ». Albert Mongita, un autre ‘évolué’ de Léopoldville, actuellement Kinshasa, consacre au célèbre explorateur une pièce de théâtre dont le titre parle de lui-même: « Soko Stanley te ». (Que serions-nous sans Stanley). « Au fond, se confesse-t-il, je dois tout à ce garçon ».
Dans un discours prononcé lors de la séance académique du 8 mai 1954, toujours dans le cadre des ‘festivités Stanley’, cette fois à Stanleyville, l’actuelle ville de Kisangani, Patrice Lumumba se révèle être aux antipodes de lui-même quand on considère le réquisitoire contre la colonisation qu’il prononcera quatre années plus tard, le jour de l’indépendance. « La délivrance de la peur atavique, écrit-il, cette liberté de vie, ce sens de la dignité humaine: n’est-ce pas à Stanley et à Léopold II que nous le devons? Stanley nous a donné la paix, nous a rendu notre dignité humaine, a amélioré notre vie physique, a instruit notre intelligence, a fait évoluer notre âme. De cette petite analyse, il ressort qu’il serait injuste de faire passer la colonisation pour une exploitation mercantile et tyrannique comme d’aucuns l’ont soutenu ».
L’apprentissage systématique du mépris de sa propre culture et de l’exaltation de celle du colonisateur ne s’arrêtait pas sur le banc de l’école. Dans son ouvrage « Introduction à la politique congolaise », Crawford Young, politologue américain et professeur à l’Université du Wisconsin-Madison, note que par le phénomène d’immatriculation, accordant à l’élite « un statut légal privilégié par rapport à la masse », on était invité, dans le vécu quotidien, à « montrer par ses actes que l’on était pénétré de la civilisation européenne et qu’on y conformait sa vie ». Patrice Lumumba raconte par quelles épreuves il fallait passer pour se voir décerner le titre combien envié de « civilisé »: « Toutes les pièces de l’habitation, à partir du salon, chambre à coucher, cuisine jusqu’au W-C, sont explorées de fond à comble, dans le but de déceler tout ce qui est incompatible avec les exigences de la vie civilisée ».
Après cette inspection de l’habitat par les administrateurs coloniaux, un autre regard toujours empreint d’ethnocentrisme était posé cette fois par le juge principal du tribunal provincial. Enfermé dans les seules certitudes de l’univers occidental et refusant aux Congolais le droit à la différence, il examinait leurs cerveaux du haut de l’illusion de sa supériorité, pour voir s’ils étaient bien nettoyés. Et Lumumba de poursuivre: « Le requérant et son épouse subissent un interrogatoire très serré, comportant des questions compliquées et dont certaines constituent un dangereux piège, entre autres celles-ci: Que faites-vous pendant vos heures de loisir? Quels sont les genres d’amis que vous fréquentez? Quels sont les livres que vous lisez, et leurs auteurs? En cas de mésentente dans le ménage: allez-vous quitter votre mari? Vous frappe-t-il? Que fait votre mari avec l’argent qu’il gagne? Vous confie-t-il la gestion du ménage? Etc… »
Expérience post-coloniale personnelle
La plus grande « réussite » coloniale belge ne s’est pas arrêtée avec les « évolués », qui ont récupéré à leur profit l’injure suprême que les colons pouvaient lancer aux Congolais: « Mon singe ». Injure africanisée sous le vocable de « Musenji », que les lettrés lancent aux illettrés et les nantis aux pauvres. Jusqu’à ce jour, l’homme congolais apprend à se mépriser et à vouer un culte sans limite à la culture des ex-colonisateurs. Car l’indépendance formelle du pays, le 30 juin 1960, n’a entraîné « ni le rejet de l’idéologie, ni la modification des structures dans l’objectif de favoriser la représentativité du Noir par rapport à son monde sensible ».
Au cours de mes études primaires dans le Congo indépendant, j’ai eu à parcourir à pied plus d’une dizaine de kilomètres pour me rendre à l’école. Souvent, des bagarres éclataient entre élèves le long du chemin. Plusieurs facteurs en étaient à l’origine; entre autres, les railleries dont les élèves du réseau protestant faisaient l’objet de la part de leurs camarades du réseau catholique. Le français était la langue d’enseignement chez les catholiques tandis que les protestants utilisaient abondamment le kimbala, langue de notre ethnie, surtout en première et deuxième année. Chez les premiers, l’apprentissage de l’alphabet faisait la différence entre (le grand) A et (le petit) a; chez les seconds, cela devenait A (muneni), a (mudjigidjigi). On était en présence de deux conceptions aussi différentes que le jour et la nuit. L’usage du français avait développé en nous un complexe de supériorité vis-à-vis de nos frères et camarades du réseau protestant. Et ces derniers souffraient visiblement d’un complexe d’infériorité. Nous nous moquions d’eux en les traitant de « A muneni – a mudjigidjigi ». Parce qu’il était impensable et ridicule, croyions-nous, que l’enseignement se donne dans notre propre langue, une langue ‘barbare’ par rapport au français. Le comble, c’est qu’on ne nous opposait aucun argument à ce postulat. Des arguments, il en existait pourtant dans le chef du leadership des protestants.
Le clivage catholique-protestant était source d’un autre complexe. Chez les catholiques, le corps et le sang du Christ étaient importés d’Europe. Cependant, chez les protestants, le pain pouvait être directement acheté au marché et le jus rouge d’un légume local, le ‘ngayi-ngayi’ (une espèce d’oseille), pouvait représenter le sang du Christ. La première fois que je suis entré dans une église protestante, au cours de mes études secondaires, j’en suis sorti en éclatant de rire. Le corps du Christ, me disais-je, du pain fabriqué par des mamans congolaises! Et son sang, produit à base du « ngayi-ngayi » que je cultivais derrière la demeure familiale et que ma mère et mes sœurs préparaient au moins une fois par semaine! Ils étaient fous ces protestants!
On notera que jusqu’à ce jour, malgré l’initiative combien louable du clergé congolais d’africaniser le christianisme, la matière première du corps et du sang du Christ consommés par les catholiques congolais provient de l’agriculture européenne. Les paysans congolais doivent certainement être si primitifs qu’on ne peut leur confier cette tâche. Ainsi, le Bon Dieu lui-même serait pour notre éternelle dépendance vis-à-vis du « vieux continent ».
Du primaire au secondaire, au lieu d’apprendre les contes de chez nous, que nos grands-parents récitaient de moins en moins le soir, au clair de la lune et autour du feu, ce sont les fables et légendes européennes que nous devrions apprendre par cœur. Il faudra attendre que je parte en Europe entreprendre des études post-universitaires pour découvrir la beauté littéraire des épopées de mon pays, dont celle appelée « Liandja » des Mongo, dans la province de l’Equateur, et quelques épopées des Lega, dans la province du Maniema. Et qui me donnera ce cours de « Traditions littéraires orales de l’Afrique intertropicale »? Une Européenne!
La littérature nationale orale n’est pas la seule à souffrir du mépris du système éducatif du Congo indépendant. Elèves, étudiants et intellectuels ne connaissent rien sinon pas grand-chose de leur littérature nationale écrite. Une lacune soulignée à la Conférence Nationale par un chef de travaux à l’Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu, qui a proposé entre autres remèdes: « Que soient largement insérés dans l’enseignement à tous les niveaux, des textes de littérature zaïroise, écrite et orale. Que soient réédités nos textes anciens épuisés en librairies et édités ceux qui sont restés inédits ».
Rien n’échappait au processus d’aliénation mentale. Quand, jeunes adolescents, nous adressions de petites notes d’amour aux filles de lycées de bonnes sœurs, nous ne manquions pas d’y glisser un « ma blonde » quelque part, pour montrer à quel point ces « chaudes rumeurs d’Afrique », comme dirait le poète, nous tournaient la tête. Pour leur confirmer un rendez-vous galant, la figure de style la mieux indiquée consistait à plagier un vers de « Pitié », une œuvre de Tabu Ley, l’un des monstres sacrés de la musique congolaise moderne: « Je serai là, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige ». Dans un pays où la neige est aussi rare que les poules à quatre pattes!
De l’école primaire à l’université, nous nous évertuions à emprunter des noms européens. Déjà à l’école primaire, on nous avait appris à faire la différence non pas entre le nom de famille et le prénom (chrétien) mais plutôt entre le nom « païen » et le nom « chrétien ». Le premier était « barbare » et sonnait mal aux oreilles. Le second en revanche était quelque chose de « beau » et de « civilisé ». Si nous comprenions que nos enseignants nous appellent par le nom « païen », pour marquer leur ascendance sur nous, nous en étions offusqués, les filles surtout, quand cela venait d’un congénère. En plus du « beau » prénom « chrétien », nous nous choisissions des sobriquets parmi les noms pourtant « païens » des Européens. Ils sonnaient tous très bien aux oreilles.
Cette honte nationale avait été freinée par la philosophie politique du recours à l’authenticité chère au Président Mobutu Sese Seko. En effet, depuis 1971, la loi exigeait que tout Congolais se débarrasse du prénom européen, dit chrétien, et se choisisse un ou plusieurs postnoms dans le patrimoine culturel national. Une décision politique d’une haute importance dans la mesure où elle s’inscrivait dans la mouvance de la décolonisation des cerveaux, dont les fruits ne pouvaient être récoltés qu’à long terme. Mais le 24 avril 1990, Mobutu, qui ne tenait qu’à une chose: sauver son pouvoir personnel des turbulences venues de l’Europe de l’Est, a déterré les prénoms chrétiens et les a jetés, tel un os à ronger, à un peuple assoiffé de liberté. Presque tout le monde s’est précipité là-dessus.
Expérience post-coloniale généralisée
On ne peut savoir où l’on va, dit-on, que quand on sait d’où l’on vient. Telle est la tâche réservée à l’enseignement de l’Histoire, définie comme un récit d’événements vrais. Dans une thèse de doctorat défendue à l’Université des sciences humaines de Strasbourg en 1993, Odimba Omakoko dépouille les manuels scolaires que le Congo indépendant met à la disposition de ses fils et filles. Au terme de son analyse de l’étude descriptive des rapports entre colonisateurs et colonisés, il apparaît qu’après avoir suivi un tel enseignement, l’élève congolais « sera persuadé que ce sont bien les Européens qui, en découvrant graduellement l’Afrique, ses lacs, ses routes, ses fleuves l’ont virtuellement créée et, de ce fait, ont lié son destin à celui de l’Europe, les Africains n’ayant eu aucune part à cette venue au monde de leur continent ».
L’Europe agressive n’apparaît nulle part. Pas plus que l’Afrique violentée, résistante de toutes ses faibles forces, vaincue, martyrisée et humiliée. L’élève, arrière petit-enfant des victimes, s’identifie non pas à ces derniers mais aux colonisateurs dont l’entreprise de domination est savamment légitimée par des techniques diverses de l’histoire propagande. Celle-ci, chargée d’intentions et d’interprétations, sollicite son adhésion aux thèses impérialistes et racistes qu’elle véhicule. Sont associés aux Européens et à leur culture : la grandeur, la force, le rayonnement, la mission civilisatrice, la pacification, le Messie, la lumière, le progrès, la productivité, la modernisation, l’efficacité, etc. Au revers de la médaille se trouvent bien entendu les Africains, caractérisés par l’infériorité, la sauvagerie, le retard, les guerres tribales, le paganisme, le fétichisme, les ténèbres, etc.
Le mépris instinctif des colonisateurs pour les us et coutumes africains a plongé le continent dans une « aventure ambiguë ». Depuis les indépendances, l’échec de la décolonisation mentale incombe au système éducatif et aux décideurs. La Grande Royale, interprète du romancier sénégalais Cheik Hamidou Kane, affirme avec raison: « L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas ». La folie romanesque de Samba Diallo, le petit Africain contraint d’abandonner l’enseignement traditionnel pour aller à l’école moderne, à la suite du pragmatisme de La Grande Royale, symbolise le destin tragique d’un continent incapable de se relever de son télescopage avec l’Europe et voué à une condamnation perpétuelle au bagne de la misère. Et pour cause: « Faute d’avoir reçu de nouvelles finalités, l’éducation n’est pas un véritable instrument d’affirmation d’identité culturelle, ni le levier d’un développement endogène qui puiserait sa source dans les réalités nationales et mobiliserait chacun pour le bien de tous. Les structures sont très souvent restées identiques à celles de la période coloniale. Dans la plupart des cas, les composantes de la culture nationale n’y ont guère leur place ».
Conclusion
Le chemin parcouru par l’Afrique des indépendances à nos jours ne s’est pas écarté de celui tracé par la colonisation, qui avait refondu à volonté la pensée et le comportement des élites. Le système éducatif ‘moderne’ constitue la courroie de transmission de la fascination mimétique pour le modèle occidental. Cette séduction renvoie au « concept psychanalytique d’identification avec l’agresseur », « défini comme le processus suivant lequel un dominé, pour ne pas risquer d’être agressé ou par admiration pour l’ordre dominant, nie toutes ses qualités propres, se voit comme l’agresseur le décrit et de ce fait essaie d’imiter et d’introjecter en lui toutes les qualités supposées de l’agresseur ». Telle est l’explication du comportement schizophrène des élites africaines qui se manifeste de façon éloquente dans les circonstances dramatiques de la démocratisation quand nous empruntons un vêtement occidental dans lequel nous nous glissons le temps d’un jeu de rôle pour faire de la politique.
La dépendance affective vis-à-vis de nos dominateurs, que les Congolais ont portée à son paroxysme en désignant les Belges comme leurs « noko » (oncles), constitue ce qu’il convient d’appeler le mal africain. Pour extirper cette gangrène et rompre le cordon ombilical qui nous lie si dangereusement aux ex-colonisateurs, l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo crie depuis des décennies en direction de nos dirigeants: « Rendez l’Ecole à l’Afrique ». Ce à quoi son homologue congolais, le professeur Ndaywel è Nziem, lui répond en écho: « La mise en branle du processus de libération passe nécessairement par la contestation de l’ordre établi qui attribue à l’Europe le beau rôle d’innovatrice, et à l’Afrique celui de consommatrice de sa production culturelle et technologique ».
S’il est vrai que le chantier de la décolonisation mentale dans le système éducatif africain reste en souffrance, l’état actuel des connaissances sur la gouvernance africaine peut permettre aux élites du continent de s’éloigner du mimétisme politique. A condition qu’elles sortent de leur paresse intellectuelle et s’inspirent de nombreuses réflexions des professionnels de la pensée et autres chercheurs ainsi qu’auteurs afin de mettre en œuvre des alternatives à la démocratie mimétique. En Occident, les politiques s’appuient sur les travaux des scientifiques pour améliorer la gouvernance. Ils vont jusqu’à commander des travaux spécifiques. Cette pratique tarde malheureusement à voir le jour en Afrique. Alors qu’ils sont souvent des nains sur le plan du savoir, les politiques africains s’imaginent qu’ils sont des foudres d’intelligence du simple fait qu’ils font de la politique.
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & Fonctionnaire International
NB: L’article reprend une bonne partie de la première partie du livre de l’auteur intitulé "L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa", Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages.