La notion de l’Etat de droit expliquée à mes cousins

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Publié le 19 août dernier et intitulé « Etat de non-droit: Quand l’AG de l’ANR se substitue au Procureur« , l’article du rédacteur en chef de Congo Indépendant a suscité l’intéressante réaction suivante de la part de Marcel Bunduki: « Cher BAW, avec tout le respect qui vous est dû pour votre long et noble combat pour l’avènement de l’Etat de droit dans notre pays, vous semblez brouiller deux dossiers distincts dans votre article […]. Le droit qu’aurait ou pas l’ANR d’écrouer quelqu’un (ministre ou DirCab soit-il) pour malversations financières avec ou sans l’intervention préalable d’un procureur. La culpabilité de ce ministre dans le détournement des deniers publics et la sanction qu’il lui faut. Si sur base de preuves ce ministre aurait commis ce détournement, sa présence à l’ANR ou aux tribunaux est hors débat. C’est un voleur! Quant à la forme, qui semble vous préoccuper, rappelez-vous que nos magistrats, allant du PGR Flory Numbi aux subalternes et même aux juges de la (prétendue) Cour Suprême, notre appareil judiciaire est corrompu. Ce ministre pourrait simplement graisser les pattes et s’en tirer en toute impunité. Est-ce cela l’Etat de droit? Quoi qu’imparfaite, l’intervention de l’ANR dans ce dossier contre ce ministre véreux est bienvenue, qu’importe la forme, vu l’évidence ».

Il y a à boire et à manger dans cette sortie de Marcel Bunduki. Notons d’abord que tant que le ministre écroué n’a pas été jugé, il est présumé innocent. On ne devrait donc pas affirmer comme Marcel Bunduki que « c’est un voleur ». En même temps, dans le contexte de l’appareil judiciaire que Joseph Kabila lègue à Felix Tshisekedi, la justice surtout envers les puissants de l’heure est un mot qui a perdu toute sa signification. Que faire alors? Doit-on se permettre n’importe quoi au nom de la justice quand on clame haut et fort sa volonté de construire l’Etat de droit sur les ruines du vaste Etat de non-droit sous Joseph Kabila? En fait, qu’est-ce que l’Etat de droit? Les Congolais ne seraient-ils pas une fois de plus en face d’un objet politique non identifié, à l’instar de la démocratie tant chantée mais qui s’est matérialisée en autocratie de 2006 à ce jour et cela en dépit de l’existence du multipartisme dit intégral et de l’organisation de trois cycles d’élections générales?

L’État de droit ou la primauté du droit est une notion d’origine allemande (Rechtsstaat). Les théories du philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) sont à l’origine du mouvement vers le Rechtsstaat. Kant n’avait pas utilisé le mot Rechtsstaat. Il avait opposé l’Etat ou les Etats existant à son époque (Staat) à un État idéal et constitutionnel (Republik). Son approche était basée sur la suprématie de la constitution écrite d’un pays. Cette suprématie devait créer des garanties pour la mise en œuvre de son idée centrale, à savoir « une vie paisible permanente comme condition fondamentale du bonheur du peuple et de sa prospérité ». Kant avait proposé que ce bonheur soit garanti par une constitution morale convenue par le peuple et traduite en actes par un gouvernement tout aussi moral.

Le Rechtsstaat, il convient de le noter, est donc le contraire d’Obrigkeitsstaat ou de Nichtrechtsstaat (un Etat fondé sur l’utilisation arbitraire du pouvoir), ainsi que d’Unrechtsstaat (un non-Rechtsstaat ayant la capacité de le devenir après une période de développement historique). Dans un Rechtsstaat, le pouvoir de l’Etat est limité afin de protéger les citoyens de l’exercice arbitraire de l’autorité. Les citoyens partagent des libertés civiles fondées sur la loi et peuvent avoir recours aux tribunaux.

Il faudra cependant attendre le début du XXème siècle pour que le juriste, philosophe du droit et philosophe politique autrichien Hans Kelsen (1881-1973), auteur de la Constitution autrichienne de 1920 qui est encore très largement en vigueur aujourd’hui, définisse l’Etat de droit comme un « Etat dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée ».

Aujourd’hui, le secrétaire général des Nations Unies définit l’Etat de droit comme « un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’Etat lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme. Il implique, d’autre part, des mesures propres à assurer le respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi, de la responsabilité au regard de la loi, de l’équité dans l’application de la loi, de la séparation des pouvoirs, de la participation à la prise de décisions, de la sécurité juridique, du refus de l’arbitraire et de la transparence des procédures et des processus législatifs ».

Au regard de ce qui précède, on peut donc affirmer que trois conditions permettent de reconnaître un Etat de droit: le respect de la hiérarchie des normes, l’égalité des sujets de droit et l’indépendance de la justice. Au sommet de l’ordonnancement juridique pyramidal de tout Etat de droit figure la Constitution (encore faut-il que celle-ci ne soit pas taillée à la mesure des appétits politiques d’un individu ou groupe d’individus, comme c’est encore le cas au Congo-Kinshasa). Après la Constitution viennent les engagements internationaux, la loi, puis les règlements. A la base, on retrouve les décisions administratives ou les conventions entre personnes de droit privé. Il va sans dire que dans un tel contexte, « les compétences des différents organes de l’Etat sont clairement définies et que les normes qu’ils édictent ne sont valables qu’à condition de respecter l’ensemble des normes de droit supérieures ». Par ailleurs, l’ordonnancement juridique ainsi décliné s’impose à l’ensemble des personnes juridiques. L’Etat lui-même, qui est une personne morale, doit se soumettre au principe de légalité.

« L’égalité des sujets de droit constitue la deuxième condition de l’existence d’un État de droit. Celui-ci implique que tout individu, toute organisation, puissent contester l’application d’une norme juridique, dès lors que cette dernière n’est pas conforme à une norme supérieure ». Ainsi, on reconnait à toute personne juridique, morale ou physique, le droit de « contester les décisions de la puissance publique en lui opposant les normes qu’elle a elle-même édictées ». Pour que cela soit possible, « le rôle des juridictions est primordial »; ce qui nous conduit à la troisième condition de l’existence de l’Etat de droit, c’est-à-dire l’indépendance de la justice. Indépendante parce que les conflits qui peuvent survenir au sein d’un Etat doivent être tranchés « en appliquant à la fois le principe de légalité, qui découle de l’existence de la hiérarchie des normes, et le principe d’égalité, qui s’oppose à tout traitement différencié des personnes juridiques ».

Le problème de l’Afrique est qu’on s’imagine que dès lors qu’on organise des élections générales dans le cadre du multipartisme et qu’on a un président de la république bien ou mal élu et une assemblée nationale, on ne peut qu’avoir une justice indépendante. Il suffit de suivre les débats politiques sur les chaines de télévision du Congo-Kinshasa pour s’en rendre compte. Alors que la justice est ouvertement aux ordres de l’exécutif, plus précisément du président de la république, maints orateurs vantent l’Etat de droit dans lequel évolueraient les Congolais depuis 2006. L’indépendance de la justice ne tombe pas du ciel. Elle se crée à travers la célèbre « disposition des choses » chère à Montesquieu. Même si la disposition des choses est bonne, le salaire de misère des juges congolais ne permet pas d’espérer une justice au service de la nation. Dans le cas où les deux conditions ci-dessus seraient réunies, l’absence de contrôle effectif du pouvoir du président de la république ne peut que conduire à une justice aux ordres compte tenu de l’énorme masse financière et de biens d’autres avantages auxquels ce dernier peut recourir pour acheter des consciences.

Il serait sans doute utile de clarifier la relation que l’Etat de droit entretient avec la démocratie. Modèle théorique, l’Etat de droit a envahi le champ politique à telle enseigne qu’il est devenu aujourd’hui la caractéristique principale des régimes démocratiques. Parmi ceux-ci, tout est question de la distance qu’ils entretiennent avec cet idéal. C’est ainsi que le consortium de média mené par The Economist publie chaque année son classement des pays par indice de démocratie, c’est-à-dire la propension d’un pays à être effectivement une démocratie dans l’ensemble de ses composantes. Evaluer sur 10, cet indice distingue 4 groupes de pays: les démocraties pleines, qui ont un indice supérieur à 8; les démocraties imparfaites, qui ont un indice compris entre 6 et 8; les régimes hybrides, qui ont un indice compris entre 4 et 6; et les régimes autoritaires, qui ont un indice inférieur à 4.

Au classement de 2019, par exemple, les trois premières places sont occupées par des pays d’Europe du Nord: la Norvège, l’Islande et la Suède. Un pays comme la France dont la politique est très suivie voire admirée par les élites africaines n’arrive qu’à la 29ème place en tant que démocratie imparfaite, avec 5,63/10. Quant au Grand Corps Malade qu’est le Congo-Kinshasa, il figure parmi les trois plus grands régimes autocratiques au monde, derrière la Syrie et la Corée du Nord. C’est dire qu’il y a du travail à faire. Dans ce domaine, ce qui mérite d’être dit et entendu, ce n’est pas qu’on veut construire un Etat de droit. C’est plutôt comment on compte s’y prendre. A moins d’apporter la preuve du contraire, à ce sujet, tous les animaux politiques congolais sont logés à la même enseigne. Ils n’ont pas de stratégies ou propositions concrètes. Et c’est là le plus grand drame du peuple congolais.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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