Depuis que nous intervenons dans le forum bien nommé « Opinion & débat » du journal en ligne Congo Indépendant, nous avons déjà signé plusieurs articles portant sur les mauvaises Constitutions africaines, mauvaises puisque n’offrant pas la bonne disposition des choses indispensable, dans l’esprit d’un des penseurs des systèmes politiques occidentaux, en l’occurrence Montesquieu, pour que la démocratie et la bonne gouvernance fassent enfin partie de nos mœurs. Il ne serait sans doute pas inutile de rappeler la célèbre citation de ce philosophe des Lumières: « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
En prenant connaissance de nos réflexions, il n’est pas rare que le lecteur nous demande soit de citer un seul article de la Constitution congolaise plaçant le président de la république au-dessus de la loi, soit de comparer notre Constitution avec d’autres et de démontrer la mauvaise disposition des choses de la nôtre. Expliquer, encore expliquer et toujours expliquer a toujours été notre leitmotiv. Il convient donc d’expliquer ou de réexpliquer où commence la mauvaise disposition des choses et jusqu’où s’étend-t-elle.
Qui dit démocratie au Congo-Kinshasa pense aussitôt à la création des partis politiques. Comme en Occident. Comme partout ailleurs. Toutefois, il y a un hic. Les créateurs des partis eux-mêmes sont de plus en plus conscients que ceux-ci n’ont que l’apparence des partis. Lors des débats télévisés sur les chaines de Kinshasa, des intervenants vont jusqu’à leur préférer d’autres dénominations. Au cours d’un de ces débats que nous avions suivi il y a quelques mois sur Télé 50, un professeur d’université a eu recourt à la même dénomination que nous pour designer la réalité traduite par nos partis politiques: « Ligablo ». Ce à quoi le présentateur et modérateur de l’émission lui avait répondu en écho en utilisant le synonyme de « Bilanga ». Quelque chose qui a l’apparence d’une autre peut-elle jouer le même rôle?
Pour répondre à la question ci-dessus, il convient d’illustrer notre propos par un exemple tiré de notre vécu quotidien, surtout au niveau du village dans notre Kwilu natal et dans bien d’autres coins de notre pays. Pour préparer le « fufu », la fameuse « boule nationale », la farine de manioc sert de matière première. Mais il y a farine et farine. Quand le manioc n’a pas été bien séché au soleil, la farine obtenue a beau avoir l’apparence de farine, elle reste néanmoins de mauvaise qualité. Au final, le « fufu » aussi est de mauvaise qualité. On l’appelle alors « kadu-i-deba » en Kimbala, « luku ya kuteba » en Kikongo et « fufu ya teba » en Lingala. Il est indigeste et provoque souvent la diarrhée. Aussi, parlant d’un autre type de ce même « fufu », la charmante chanteuse Cindy Le Cœur indique sa place: « Fufu elali ekomi teba esengi babwaka na poubelle ». Car, dans le corps de l’humain, cela s’avère être un poison.
Pour revenir aux partis politiques crées par les Congolais, les « Ligablo » ou les « Bilanga » ont leur place non pas dans la construction de la démocratie mais également dans la poubelle. Mais comme nous ne comprenons pas cela et que nous nous entêtons à construire la démocratie sur une telle base, le résultat est ce à quoi nous assistons impuissants, à savoir le désenchantement démocratique. On ne peut pas espérer obtenir le même résultat avec quelque chose qui ressemble à un parti politique mais qui n’en est pas un. Déjà à ce stade important de la voie que nous avons choisie pour parvenir à la démocratie et à la bonne gouvernance, il y a une mauvaise disposition des choses ou un dysfonctionnement systémique.
Bien sûr que des reformes sont possibles pour transformer les « Ligablo » ou les « Bilanga » en partis politiques. Mais, on a beau suivre débat politique après débat, les Congolais y compris les intellectuels bardés de diplômes préfèrent s’adonner à leur exercice favori, c’est-à-dire critiquer pour critiquer sans pour autant proposer des pistes de solution. Des pistes de solution, nous en avons. Mais nous refusons de réfléchir à la place des importateurs d’idéologies. Car, nous préférons suivre une autre voie plus transparente, plus facile à mettre en œuvre et plus en phase avec notre culture, bâtir la démocratie sur base de nos sensibilités ethnico-régionales. Mais il s’agit-là d’un autre débat.
La mauvaise disposition des choses au niveau des « Ligablo » ou des « Bilanga » ne s’arrête pas à leur apparence de partis politiques. Elle se poursuit au niveau de la composition des gouvernements. La politique doit être au service de la nation. Cela est connu de tous. A commencer par ceux qui comme Mobutu Sese Seko hier ou Joseph Kabila Kabange aujourd’hui s’en servent pour se remplir les poches tout en prononçant des discours politiquement corrects sur ce but noble. Mais comment met-on la politique au service du peuple après la tenue des élections? En Occident, quand un parti n’a pas la majorité au parlement, il négocie avec un autre ou d’autres afin d’avoir cette majorité et former ensemble un gouvernement. Les négociations, cela va sans dire, portent sur la politique à mener ensemble au service du peuple. Aussi celles-ci peuvent-elles durer des mois comme le démontre l’impasse politique actuelle en Allemagne, deux mois après les dernières élections générales.
Les partis n’ayant que l’apparence de parti au Congo-Kinshasa, les négociations portent sur les postes ministériels à se distribuer. La politique à mener ensemble pour le peuple n’intéresse personne alors même qu’on reconnait unanimement que le but de la politique est de servir celui-ci. En dépit de cette grave anomalie, les différents partis du gouvernement ou de la majorité présidentielle se considèrent comme des partenaires. En réalité, on assiste tout simplement à un arrimage des clients au « Ligablo » ou « Bilanga » arrivé en tête aux élections transparentes ou truquées. On ne se rend pas compte de l’implication de ce leurre sur la démocratie et la bonne gouvernance au nom desquels tous les hommes politiques prennent la parole. Pourtant, il est évident que vis-à-vis du président de la république, l’attitude ne peut que varier selon qu’on est un partenaire ou un client.
Les partenaires ont intérêt à se respecter et à s’en tenir à l’accord conclu pour continuer à gouverner ensemble. Car, en cas de non-respect de la part de l’un ou de l’autre, cela peut conduire à la chute de tous. Par contre, un client sait qu’il peut facilement être remplacé par un autre d’autant plus que le Congo-Kinshasa vit encore à l’ère de la politique du ventre. Si le client tient à rester au pouvoir, le poste politique étant l’instrument par excellence d’ascension sociale, il a intérêt à caresser le magistrat suprême dans le sens du poil même quand il est convaincu que celui-ci est le dernier des cons. Faut-il expliquer qu’un tel contexte donne des attentes contraires au triomphe de la démocratie et de la bonne gouvernance tant espéré? Faut-il expliquer qu’une fois de plus, la mauvaise disposition des choses est plus que manifeste?
Passons maintenant aux immenses pouvoirs que les mauvaises Constitutions africaines confèrent au détenteur de l’imperium. Pouvoir de sélection. Pouvoir de nomination. Et pouvoir de démettre à sa guise les hauts commis de l’Etat. Il convient de noter d’abord que cela intervient quand la mauvaise disposition des choses est déjà à l’œuvre au niveau des partis politiques et de la composition du gouvernement, les partis étant des « Ligablo » ou des « Bilanga » et le gouvernement étant formé sur base d’aucun accord sur la politique à conduire ensemble tant qu’existe la coalition au pouvoir. Ensuite, contrairement à ce qui se passe en Occident, rares sont les postes pour lesquels le président de la république ne fait qu’entériner, à travers les nominations, des choix faits par d’autres instances ou que ses choix à lui sont endossés ou rejetés par d’autres instances. La mauvaise disposition des choses est également à l’œuvre à ce niveau qui ouvre ainsi tout un boulevard au phénomène clientéliste. Mais il y a pire. Le pouvoir du président de la république à sélectionner, nommer et démettre les hauts commis de l’Etat de manière discrétionnaire intervient dans un contexte où aucun dispositif n’a été mis en place pour que l’administration, la police, l’armée et les services secrets qui sont apolitiques jouissent d’un tel statut. Il intervient également dans un contexte où rien n’a été entrepris pour que l’esprit de carrière, complètement détruit sous la dictature de Mobutu, soit remis en l’honneur. Est-ce si difficile de comprendre qu’une fois de plus, il y a mauvaise disposition des choses et que notre schéma démocratique, en apparence identique à celui des pays occidentaux, ne peut conduire aux mêmes résultats?
La mauvaise disposition des choses ne provient pas d’un article isolé de la Constitution. Elle ne dépend pas des différences que l’on peut observer entre une Constitution et une autre. Un système politique démocratique est un tout dans lequel tout se tient. Un tout dans lequel tous les ingrédients doivent être cohérents. Il appartient à la Constitution de veiller à une telle cohérence. Il appartient à la Constitution de s’assurer qu’aucun grain de sable ne vienne squatter le moindre espace dans la belle mécanique d’une telle harmonie. Il appartient aux hommes politiques de lancer des réformes voire de réviser la Constitution aussitôt qu’ils détectent un grain de sable dans la mécanique démocratique. Quand l’homme politique souffre de myopie, l’intellectuel vient à sa rescousse. Mais quand l’homme politique et l’intellectuel sont tous les deux incapables de détecter la présence des grains de sable ou des disfonctionnements systémiques, qui sont pourtant aussi visibles que le nez au milieu du visage comme nous venons de le démontrer, il va de soi qu’ils divaguent à travers des propos creux et des diagnostics et remèdes abracadabrantesques.
Soutenir que la démocratie et la bonne gouvernance ne sont pas au rendez-vous au Congo-Kinshasa parce que les mentalités n’ont pas évolué, c’est se tromper de diagnostic. Certes, les mentalités des hommes politiques n’ont pas changé. Mais si elles n’ont pas changé, c’est parce que le système politique n’a pas changé ou, pour être plus correct, il n’a changé qu’en apparence. Soutenir également que la démocratie et la bonne gouvernance ne sont pas au rendez-vous au Congo-Kinshasa parce que le pays serait sous occupation rwandaise, c’est tout simplement du délire. Certes, des Rwandais ont infiltré les institutions congolaises à travers les opérations de mixage, brassage et bien d’autres subterfuges. Mais ces opérations ont été possibles parce que suite à la mauvaise disposition des choses soulignée ci-dessus, le pouvoir du président de la république n’est pas contrôlé et encore moins sanctionné. Alors, arrêtons de délirer et mettons-nous au travail pour une bonne disposition des choses.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo