La démission de Jacob Zuma renvoie-t-elle à un sens de l’honneur?

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Congo Indépendant vient d’accorder une interview au professeur André Mbata qui, depuis Johannesburg, « jette un regard critique tant sur la démission du président sud-africain Jacob Zuma – intervenue jeudi 15 février – que sur la situation au Congo-Kinshasa ». Le professeur déclare ce qui suit: « Dans la rubrique ‘Opinion & débat’ de Congo Indépendant, des intervenants parlent souvent de contre-pouvoirs, de la bonne disposition des choses, de Montesquieu et de John Locke. Notre Constitution a prévu la séparation des pouvoirs de sorte que le pouvoir arrête le pouvoir. Le problème fondamental se situe au niveau de l’application. Au lieu de se préoccuper de changer la Constitution, il nous faut plutôt changer l’homme. Il faut changer l’individu ou le groupe d’individus ». Il poursuit son discours en faisant observer qu’en Afrique du Sud, contrairement à la situation qui prévaut au Congo-Kinshasa, « les dirigeants comprennent – comme Zuma l’a si bien reconnu dans son allocution – que lorsque votre peuple vous demande de partir, il faut partir. La preuve est faite qu’il y a encore en Afrique des gens qui ont le sens de l’honneur ».

L’attitude du professeur Mbata consistant à ne pas nous citer nommément est aux antipodes de l’honnêteté dont devrait faire montre tout intellectuel. Contrairement à ce qu’il affirme, il n’y a pas dans la rubrique ‘Opinion & débat’ de Congo Indépendant « des intervenants [qui] parlent souvent de contre-pouvoirs, de la bonne disposition des choses, de Montesquieu et de John Locke ». Il n’y a qu’un et un seul intervenant qui tient et répète inlassablement ce discours. Il s’appelle Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo. Mais le professeur choisit délibérément de ne pas nous citer comme si nous étions devenus des ennemis à force de jeter des regards critiques différents sur la situation de notre pays et de recommander des remèdes tout aussi différents.

Mbata est professeur des universités. Nous-mêmes, nous sommes fonctionnaire international pour ne pas dire « Bula Matadi » sans frontières dans le domaine de la gouvernance depuis près de deux décennies. L’un comme l’autre, nous sommes à l’abri des tracas multiples et multiformes consécutifs à la mauvaise gouvernance endémique à laquelle notre peuple est confronté depuis l’indépendance. Nous pouvons nous taire et jouir tranquillement de nos standings sociaux respectifs. Mais en tant qu’intellectuels, nous nous torturons les cerveaux en portant des regards critiques sur le destin tragique de notre nation et en explorant des voies et moyens susceptibles d’emmener celle-ci à relever un jour la tête. Que nos diagnostics et remèdes soient différents, cela ne devrait pas faire de nous des ennemis d’autant plus que nous militons pour la même cause: le changement de gouvernance dans l’intérêt de la majorité silencieuse de notre peuple longtemps martyrisé.

La différence entre le regard du professeur Mbata et le nôtre sur la gouvernance dans notre pays et celle de bien d’autres Etats de l’Afrique subsaharienne se situe au niveau des questions qui devraient s’imposer après les constats pour lesquels rien ne nous oppose. Cette différence entraine inéluctablement des approches différentes quant aux remèdes à apporter à l’incurie du pouvoir congolais. Nous allons le démontrer tout à l’heure.

Dans sa réaction à chaud après la démission de Jacob Zuma, le professeur Mbata écrit: « Nous nous trouvons ici en Afrique du Sud où le Président de la République a été cité dans plusieurs cas de corruption. Le peuple Sud-africain a, à plusieurs reprises, organisé des marches de protestation ». Il convient d’ajouter tout de suite ce qui est plus important que les marches du peuple au regard de la séparation des pouvoirs. Les partis d’opposition sud-africains ont introduit au parlement pas moins de neuf motions de destitution à l’encontre de Zuma. En vain! Quand intervient enfin la démission de ce dernier, le professeur Mbata va vite en besogne en saluant dans celle-ci un « sens de l’honneur ».

Si face à la démission ci-dessus le professeur Mbata s’était posé la question qui s’impose à tout esprit critique, il n’y a nul doute que sa conclusion aurait été différente et avec elle, le remède qu’il recommande pour le Congo-Kinshasa. Pourquoi Jacob Zuma, qui s’accrochait au pouvoir en dépit des scandales à répétition à l’instar de ceux de son homologue Joseph Kabila, a-t-il fini par démissionner? En Afrique du Sud comme en Angola, la Constitution dispose que le président du parti politique qui gagne les élections législatives préside au destin de la nation. Contrairement à la situation du Congo-Kinshasa, en Afrique du Sud les partis ne sont pas la propriété ou la chose de leurs fondateurs ou présidents, c’est-à-dire des « Ligablo » ou des « Bilanga ». Ce ne sont pas des simulacres de partis. Ce sont de vrais partis dans lesquelles la démocratie est déjà à l’œuvre. Quand Zuma multipliait les scandales, il présidait également aux destinées de l’ANC. Cette position lui offrait une marge de manœuvre qui, en dépit de la démocratie interne de son parti, lui permettait de faire échec aux multiples tentatives de destitution par l’opposition.

Le 18 décembre 2017, c’est-à-dire à deux ans d’élections générales qui s’annonçaient délicates, l’ANC étant en en perte de vitesse à la suite des nombreuses casseroles judiciaires que Zuma traînait, la donne a changé. Les 5.000 délégués de l’ANC réunis en conférence nationale à Johannesburg ont choisi le vice-président de la République Cyril Ramaphosa comme nouveau leader pour un mandat de cinq ans, avec 2.440 suffrages contre 2.261 pour sa rivale, l’ex-épouse de Zuma. Pour émerger comme président de l’Afrique du Sud à l’issue de prochains scrutins, Ramaphoza n’avait d’autre choix que d’enrayer le déclin de son parti en soignant son image. Après des semaines de tractations et de réunions, Zuma, empêtré dans des scandales de corruption a fini par céder aux pressions de son propre parti.

Contrairement à ce qu’affirme le professeur Mbata, Zuma n’a donc pas démissionné parce qu’il a « le sens de l’honneur ». D’ailleurs, un homme politique ayant le sens de l’honneur ne se fait pas la réputation sulfureuse de Zuma. La bonne disposition des choses en Afrique Sud a plutôt placé celui-ci devant un choix facile à faire pour quiconque. Soit il démissionnait et s’en allait la tête quelque peu haute, du moins jusqu’à ce que ne commencent ses ennuis judiciaires à la suite de la perte de son immunité, soit il était destitué par la motion de défiance du parti de l’opposition EFF. Car, l’ANC s’apprêtait soit à voter pour cette motion, soit à introduire la sienne propre. Zuma était donc un homme acculé. Il avait le dos contre le mur. Il a démissionné pour éviter la destitution qui aurait été une énorme humiliation.

La mauvaise lecture que le professeur Mbata fait de la démission de Jacob Zuma – « le sens de l’honneur » – ne pouvait que le conduire à embrasser une thèse facile à invalider quand il affirme que pour qu’il y ait changement de gouvernance au Congo-Kinshasa, il nous faut non pas changer de système politique ou reformer en profondeur celui en vigueur, mais « changer plutôt l’homme ». « Il faut changer l’individu ou le groupe d’individus », déclare-t-il. Plus loin, il poursuit: « Le problème fondamental reste la présence de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Il nous faut des hommes compétents et intègres ». Le professeur administre lui-même la preuve de la légèreté de cette thèse quand il répond à deux bonnes questions du Rédacteur en chef de Congo Indépendant. « Il faut changer plutôt l’homme ». Soit, mais « en faisant quoi? ». Il faut « des hommes compétents et intègres ». Admettons-le, mais « qui aura la charge de les sélectionner »? Les réponses du professeur Mbata sont pour le moins surprenantes: « Il faut renouveler la classe politique. Nous devons aller aux élections pour doter le pays des dirigeants qui respectent les textes. Il faut travailler sur les hommes. Il nous faut un nouveau type de personnel politique. Les Congolais doivent se débarrasser des gens qui ont en horreur le respect des règles ».

Des vœux! Encore des vœux! Toujours des vœux! Pas la moindre stratégie! Le renouvellement de la classe politique et l’organisation des élections n’entrainent pas forcément de changement de gouvernance. Les pays africains sont là pour en témoigner. Quel travail faut-il faire sur les hommes? Silence! Comme toujours dès l’instant qu’il est question du fameux changement de mentalité. Et quand un professeur des universités affirme le plus naturellement qu’il faut « aller aux élections pour doter le pays des dirigeants qui respectent les textes » ou encore pour avoir « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut », il y a de quoi rester pantois. Depuis la Conférence Nationale Souveraine, les Congolais ont levé l’option de sélectionner leurs dirigeants à travers les élections. Déjà dans les meilleures démocraties au monde, aucun Etat n’est en mesure d’organiser les élections dans le but de sélectionner le profil du dirigeant établi par le professeur Mbata. Partout au monde, les élections ont pour unique but de sélectionner les dirigeants. Que ceux-ci s’avèrent bons ou médiocres, là n’est pas le problème. Car, dans le secret de l’isoloir, mille et un facteurs entrent en ligne de compte pour que le lecteur vote pour tel candidat plutôt que pour tel autre ou tels autres. Il en sera toujours ainsi quelque que soit le niveau de culture atteint par un peuple. L’élection d’un président atypique par l’une des plus grandes démocraties au monde l’illustre parfaitement de nos jours.

Dans un système démocratique, le drame ne réside pas dans le fait que le peuple élise des cancres plutôt que des foudres d’intelligence et d’intégrité. Le drame réside plutôt dans le fait que les contre-pouvoirs restent impuissants face à un dirigeant qui s’écarte de l’intérêt général pour privilégier ses intérêts particuliers ou qui commet d’autres crimes. En fait, l’erreur dans le cheminement de la pensée du professeur Mbata provient de ses deux petites phrases suivantes: « Notre Constitution a prévu la séparation des pouvoirs de sorte que le pouvoir arrête le pouvoir. Le problème fondamental se situe au niveau de l’application ». Non. Le problème fondamental se situe plutôt au niveau de l’ineffectivité des contre-pouvoirs parce que de par l’essence même de tout système politique démocratique, les sanctions doivent tomber quand les règles sont mal appliquées. Quand les sanctions ne tombent pas, on reforme le système.

Au regard de ce qui précède, quand le professeur Mbata note que « nous nous trouvons ici en Afrique du Sud où le Président de la République a été cité dans plusieurs cas de corruption. Le peuple Sud-africain a, à plusieurs reprises, organisé des marches de protestation. Ici, il n’y a pas eu d’interdiction de manifestation. Ici, l’Internet n’a pas été coupé. Ici, on n’interrompt pas le WhatsApp. Ici, on ne tire pas de gaz lacrymogènes et on n’arrête personne. Ici, on n’entre pas dans les églises pour abattre des fidèles », il ne doit pas s’arrêter à faire le constat. Il doit chercher à comprendre pourquoi les contre-pouvoirs fonctionnent en Afrique du Sud et non au Congo-Kinshasa. En cherchant la réponse à cette question, on se rend vite compte que contrairement à la situation qui prévaut au Congo-Kinshasa, les partis politiques Sud-africains ne sont pas des coquilles vides, que l’administration publique, la police, l’armée et les services secrets ne sont pas soutenus par des clients de Jacob Zuma mais par des hauts commis de l’Etat ayant gravi les différentes étapes de leurs carrières respectives, que la justice est indépendante et que cette indépendance n’est pas tombée du ciel mais qu’elle a été créé par des mécanismes appropriés, que le chef d’Etat Sud-africain ne dispose pas d’une milice privée portant mal son nom de Garde Républicaine comme au Congo-Kinshasa, que Zuma ne jouissait pas de la facilité étonnante de puiser dans les deniers publics et les ressources nationales du pays pour se constituer un véritable trésor de guerre lui permettant de corrompre moult clients internes et externes afin de mieux se cramponner au pouvoir, etc. Bref, au Congo-Kinshasa, la disposition des choses indispensable pour que le pouvoir arrête le pouvoir est loin d’être la même qu’en Afrique du Sud. Voilà pourquoi les Congolais ont grandement intérêt à réfléchir là-dessus. Zuma n’a pas démissionné parce qu’il a un sens de l’honneur. Il a démissionné parce que contraint et forcé par la bonne disposition des choses. Il en est ainsi même dans les vieilles démocraties occidentales. Et un professeur des universités est censé le savoir.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
© Congoindépendant 2003-2018

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