Le mot conflit tire son origine de la rencontre d’éléments ou sentiments contraires entre deux ou plusieurs individus ou groupes d’individus sur un sujet précis qui peut être une chose, un fait, le sens d’un mot ou sur une façon de faire. Aucun être humain, aucune société humaine n’y échappe. Car, le comportement conflictuel est une portion de reflet d’ADN révélant de chaque individu quel qu’il soit et où qu’il se trouve. Dans les relations sociales, aucun homme, aucune communauté humaine, aucun Etat ne cherche à éradiquer les conflits. Ce ne serait là qu’un vœu pieux. Mais tout être humain et toute communauté humaine a le devoir de trouver la meilleure approche possible pour les prévenir et les résoudre pacifiquement. L’expérience l’a démontré, les solutions obtenues par la force des armes ou la ruse ne peuvent que mettre les conflits au congélateur pendant un certain temps.
Au Kivu, les premiers conflits entre les ‘originaires’ et les ‘non-originaires’, les ‘autochtones’ et les ‘allochtones’, les Congolais ‘authentiques’ et les Congolais ‘à nationalité douteuse’, les Congolais et les ‘Congorais’ ou encore entre les Congolais et les ‘Rwandais’ ne datent pas d’aujourd’hui. Ils remontent à l’époque coloniale. Savoir comment ils ont été gérés et tirer des leçons de ces différentes gestions équivaudrait à préparer nos dirigeants et la société civile actuels et futurs à mieux construire la stabilité et la prospérité de notre nation.
Gestion rationnelle
En 1944, les autorités coloniales élevèrent le Gishari au Nord-Kivu au rang de chefferie autonome, avec un certain Buchanayandi comme chef, placé sous l’obédience politique du Mwami Rudahirwa du Rwanda. Buchanayandi et ses administrés tentèrent de se lancer à la conquête de nouvelles terres au détriment des populations autochtones. Des vives tensions s’ensuivirent aussitôt. En 1949, le gouverneur de la province du Kivu, Antoine Liesnard, donnait cet avis au gouverneur général Pétillon: « La création de la chefferie Gishari a été une erreur politique. Nous ne devons pas répéter l’erreur politique commise au Gishari. Les Banyarwanda viendront avec leurs notables, mais ils devront dépendre politiquement des autorités indigènes du Congo Belge. Nous ne pouvons spolier les autochtones de leurs terres, et nous devons tenir compte des droits réels des chefs du Congo Belge ». En 1957, Buchanayandi fut révoqué et renvoyé au Rwanda. Les droits de la chefferie Bahunde sur le Gishari furent rétablis. Les transplantés installés au Gishari comme ailleurs dans le Kivu restèrent sur place mais placés sous l’autorité des chefs coutumiers locaux du Congo Belge.
Dans le Sud-Kivu, les pasteurs tutsi installés sur les hauts plateaux non occupés de l’Itombwe furent accusés de vouloir dominer les populations autochtones et de les soustraire à l’influence européenne. Le géographe George Weis enseigne que ces Tutsi furent l’objet d’une discrimination sévère de la part du pouvoir colonial et que « les territoires de Mwenga, Fizi et Uvira se les rejetèrent longtemps, les refoulant dès qu’ils manifestaient l’intention de se fixer en un point. En 1950 seulement, on leur permit, en même temps qu’à une population hétérogène de Congolais, d’installer des villages fixes dans les dépressions de la Bijombo et de la Musondja ». Leur spécificité avait même donné naissance à la création d’une entité administrative autonome accordée par l’Etat Indépendant du Congo en 1906, confirmée en 1910 par le colonisateur, mais définitivement supprimée en 1933.
Quelles que furent les tensions entre les Congolais de souche et les peuplades originaires du Ruanda-Urundi au Kivu pendant la période coloniale, on retiendra que le colonisateur a su les gérer de façon rationnelle. A titre d’exemple, à l’accession du Congo à la souveraineté internationale, le 30 juin 1960, même si le statut final de tous les transplantés n’était pas clarifié une fois pour toutes, la précipitation du processus conduisant à l’indépendance aidant, « la loi relative aux élections législatives de mars 1960 disposait que les ressortissants du Ruanda-Urundi résidant au Congo depuis dix ans au moins étaient admis à voter, sans être éligibles ». Et le fichier d’Etat civil permettait de les identifier et de vérifier l’application de la loi.
Gestions émotionnelles
Les conflits ethniques qui endeuillèrent le Congo au lendemain de l’indépendance n’ont pas épargné le Kivu. En 1963, la tension entre les ‘autochtones’ et les ‘allochtones’ était telle que les Congolais ‘authentiques’ du Nord-Kivu parlaient déjà d’un plan des Banyarwanda « visant à conquérir par la force et à occuper la totalité des territoires de Rutshuru, Goma, Walikale et Kalehe ». Ce qui a sans doute contribué à ce que l’article 6 de la constitution de 1964 n’attribue la nationalité congolaise qu’à « toute personne dont un des ascendants est ou a été membre d’une tribu ou d’une partie de tribu établie sur le territoire du Congo avant le 18 octobre 1908 », date du passage de l’Etat Indépendant du Congo, propriété personnelle du roi Léopold II, au Congo Belge. Ainsi, les transplantés de l’époque coloniale se retrouvaient dans la même catégorie que les réfugiés. Le déni de nationalité qui frappait les premiers était toutefois atténué du fait qu’ils pouvaient se voir octroyer la nationalité congolaise « s’ils en faisaient la demande expresse dans un délai de 12 mois et s’ils renonçaient à leur nationalité rwandaise ».
Si en principe le conflit était résolu, en pratique l’incertitude restait totale. Pour remédier à cette situation, une troisième lecture légale intervint en 1972 concernant le statut des Banyarwanda, sous la guidance d’un des leurs, Barthélemy Bisengimana, qui occupa le poste de directeur du Bureau de la Présidence de la République de mai 1969 jusqu’en février 1977. « Au terme de l’article 15 de cette loi, tous les originaires du Ruanda-Urundi établis au Kivu avant le 1er janvier 1950 et qui ont continué à résider depuis lors dans la République du Zaïre sont censés être de nationalité zaïroise. Cette décision concernait quelques 300.000 personnes réparties surtout dans le Masisi et dans une mesure moindre dans les territoires du Rutshuru, Walikale et Goma. Elle ne réglait toutefois pas clairement le cas des réfugiés tutsi qui avaient émigré au Zaïre après 1959 ».
La nouvelle loi ne sera pas digérée par les ‘autochtones’. Dans le Masisi, par exemple, elle plaçait ceux-ci dans la position des Kanak face aux Caldoches en Nouvelle Calédonie ou des Flamands face aux Francophones à Bruxelles. Ils devenaient minoritaires par rapport aux ‘allochtones’. Sous la poussée de leurs représentants au parlement, cette loi sera annulée par celle portant le numéro 81-002 du 29 juin 1981. Au terme de l’article 4 de la nouvelle loi, est Zaïrois « toute personne dont un des ascendants est ou a été membre d’une des tribus établies sur le territoire de la République du Zaïre dans ses limites du 1er août 1885 – ce qui écartait d’emblée la vague d’immigrés rwandais importés par le colonisateur à partir des années 30 ». Il convient de noter que cette nouvelle loi, dictée par l’émotion, aurait dû être combattue pour la simple raison qu’après la Conférence de Berlin, les frontières du Congo avaient évoluées, avec des territoires perdus et des territoires gagnés. Juste après Berlin, par exemple, le Roi Leopold II ajouta d’un coup de crayon la partie du Congo qui pénètre la Zambie tel un pénis. La chance de Leopold II fut de voir la nouvelle carte validée par des fonctionnaires britanniques qui n’avaient pas participé à la conférence, les participants, eux, se trouvant alors en vacances. Autre exemple, la frontière entre le Congo et le Rwanda fut ramenée au tracé actuel en en 1910 alors qu’avant, elle passait à l’intérieur du Rwanda.
Une fois de plus, la nouvelle loi, qui ne concernait ni les Hutu de Bwisha au Nord-Kivu ni les Hutu et Tutsi des hauts plateaux de l’Itombwe dans le Sud-Kivu, n’apportera aucune modification dans le statut de citoyenneté des autres originaires du Ruanda-Urundi. Car dans le Zaïre de Mobutu, la loi n’était qu’un chiffon de papier et le ‘Guide éclairé’, la loi faite homme. Seule comptait sa volonté. Dans la gestion du conflit de nationalité au Kivu, l’incertitude était plus bénéfique pour le despote que ne l’était la clarification. Ce qui contribuait à entretenir le mythe de Mobutu ‘Pacificateur’ ou ‘Unificateur’.
Ivresse démocratique
La ‘pax mobutista’ avait tenu le conflit en latence pendant un quart de siècle. Il fut réactivé par la dynamique de la démocratisation. La nationalité de l’élite ‘allochtone’ du Nord-Kivu fut remise en cause à la commission de vérification et de validation des mandats de la Conférence Nationale Souveraine (CNS). Les diatribes des représentants ‘autochtones’ à la CNS contre les ‘étrangers rwandais’ s’accompagnèrent d’affrontements sanglants dans le Masisi en 1991. Un groupe d’intellectuels tutsi du Sud-Kivu lança un appel à la CNS en juillet de la même année, réclamant « un cadre juridique pour la protection des droits des minorités ethniques ». L’assassinat de plusieurs Hutu et la destruction du cheptel bovin des Tutsi du Nord-Kivu furent à déplorer entre février et décembre 1992.
Si dans ses conclusions la CNS plaidait pour une gestion saine de l’identitaire qui déchirait le Kivu, la classe politique une fois réunie au sein du parlement de transition en décidera autrement. En avril 1995, elle exigeait dans une de ses résolutions « l’application sans délai de la loi de 1981 et l’annulation de tout acte de vente, d’acquisition ou d’attribution de titres fonciers ou immobiliers au bénéfice des immigrés et transplantés ayant acquis frauduleusement la nationalité zaïroise ainsi que l’annulation de tout acte de nomination de réfugiés et immigrés rwandais ou burundais dans les fonctions publiques ».
Sous le mobutisme triomphant, le soutien de Mobutu aux Banyarwanda, plus particulièrement aux Tutsi, était inscrit dans une stratégie politique consistant à « faire monter au pouvoir les représentants de groupes ethniques qui ne constituaient pas une menace pour le régime du fait de leur faiblesse numérique et de l’ambiguïté de leur statut social et politique » dans la perception collective. Cette fois, acculé, Mobutu ‘Personne-Etat’ n’avait pas intérêt à mettre tout son poids dans la balance pour protéger tous ceux qu’on désignait du doigt: Hutu et Tutsi confondus, qu’ils soient au Nord ou au Sud-Kivu. Mobutu devait être vite rattrapé par la célèbre phrase de son discours devant l’Assemblée Générale des Nations Unies le 4 octobre 1973: « Un fruit ne tombe que quand qu’il est mûr mais devant l’ouragan et la tempête de l’Histoire, mûr ou pas mûr il tombe quand même ».
Balia ngando basepela…
Experte de premier plan en matière de droit de la nationalité et d’apatridie en Afrique, Bronwen Manby illustre mieux que quiconque le dicton ‘Balia ngando basepela’. Dans son ouvrage ‘La nationalité en Afrique’, elle retrace le calvaire des Tutsi de Minembwe, antichambre de la chute de Mobutu et du long martyre de toute une nation. En septembre 1995, le Commissaire du district d’Uvira ordonne un inventaire de tous leurs biens et terres. Commence alors les expropriations, les expulsions vers le Rwanda et le Burundi, de même que les ultimatums pour quitter le pays. Des slogans d’épuration ethnique font leur apparition: ‘Opération rendre les Rwandais au Rwanda’; ‘Bukavu et Uvira villes propres’. Début septembre 1996, des milices ethniques soutenues par des soldats gouvernementaux attaquent les villages tutsi, commentant assassinats et viols. Le 8 octobre de la même année, le vice-gouverneur du Sud-Kivu exige aux Tutsi de s’installer dans des camps provisoires dans un délai d’une semaine.
‘Balia ngando basepela. Mokolo ngando akolia moto, matanga ekoti na mboka’. Traduisez: « Les mangeurs de crocodile sont des hommes heureux. Mais le jour où le crocodile mange l’homme, ils deviennent malheureux ». Les Tutsi congolais ont décidé de réagir d’autant plus qu’au Rwanda voisin, l’hégémonie de leur ethnie était restaurée. Le 23 octobre 1996, l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Kinshasa (AFDL) était née, avec les Tutsi congolais et d’ailleurs comme fer de lance et des Congolais dits authentiques dans le rôle de marionnettes. La suite, on la connait.
Epilogue
De même que la République du Burundi est différente du Royaume d’Urundi; de même que la République du Rwanda est différente du Royaume du Ruanda; de même que la République de l’Ouganda est différente du Royaume d’Uganda, le Congo-Kinshasa et le Congo-Brazzaville sont deux républiques différentes du Royaume Kongo. Les premiers Etats sont des créations européennes tandis que les seconds sont des œuvres de l’Afrique traditionnelle. Mais quand les Congolais envisagent le statut des Hutu et Tutsi installés dans l’actuel espace Congo-Kinshasa avant ou pendant la colonisation, ils ont cette fâcheuse tendance à s’imaginer que leur pays et le Rwanda existaient dans leurs configurations actuelles avant l’arrivée des Européens. Une telle vision fausse le jugement et nie aux Hutu et Tutsi de Bwisha, au Nord-Kivu, et de Minembwe, au Sud-Kivu, ainsi qu’aux transplantés de l’époque coloniale leur droit inaliénable à la nationalité congolaise.
Comme on l’aura constaté, le droit inaliénable à la nationalité congolaise des Hutu et Tutsi de Bwisha et de Minembwe ainsi que des transplantés de l’époque coloniale continue à faire des vagues non pas parce que leur nationalité est douteuse mais parce que l’Etat congolais n’existe presque pas. Hier propriété personnelle du Roi Leopold II, hier encore propriété collective des Belges, le Congo-Kinshasa est devenu la chose de ses présidents successifs: Mobutu et les Kabila ainsi que Tshisekedi dans une moindre mesure. La stabilité et la prospérité de l’Etat a été et reste encore placée sur des mortelles épaules humaines en lieu et place d’institutions fortes et opposables à tous.
Par ailleurs, avec ses 2.345.410 km², le Congo-Kinshasa est le deuxième plus vaste pays d’Afrique après l’Algérie (2.381.741 km²). Quand on sait que le désert du Sahara couvre 84% de la superficie algérienne, le Congo-Kinshasa peut être considéré comme le plus vaste pays du continent. Mais en termes de population, il n’est que quatrième avec ses 84.07 millions d’habitants après l’Egypte (98.42), l’Ethiopie (109.22) et le Nigeria (195.87), ce dernier pays occupant la quatorzième position en superficie. Bien plus, au classement 2015 des Etats africains par densité ou nombre moyen d’habitants par km², le Congo-Kinshasa vient à la trente huitième place (33,6), loin après l’Ile Maurice (620,4), le Rwanda (471,4), les Comores (417,7), le Burundi (397,2) et les Seychelles (203,8). Quand un peuple évolue dans un tel contexte et s’entretue pour une définition de la nationalité, c’est que sa classe dirigeante est plus bête qu’une paire de chaussettes.
NB: Le titre de ce texte ainsi qu’une bonne partie de son contenu sont tirés de mon livre « La Deuxième Guerre Occidentale contre le Congo. Offensive des médias et dessous des cartes », Paris, L’Harmattan, 2006, 285 pages.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo