« Je vous reproche d’avoir élaboré consciencieusement et le plus scientifiquement que vous pouvez depuis 20 ans un modèle institutionnel politique pour l’Afrique, alternatif à celui existant mais de l’avoir laissé en place sans autrement chercher à le confronter à la critique notamment par une divulgation et une promotion systématisées ». Ainsi parla Nono qui s’est imaginé auparavant que depuis la publication de notre ouvrage « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » (Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages), nous avons arrêté de nous documenter. Aussi nous-a-t-il convié à la lecture de plusieurs contributions d’intellectuels africains « à propos des réformes structurelles et toutes ressources pouvant renforcer notre gouvernance politique », tout en prenant soin de nous prévenir que face à eux, nous partions « avec un petit handicap de ne pas être un ‘universitaire' », ce dernier mot étant entendu non pas comme une « personne pourvue d’un diplôme de fin d’études à l’université » mais comme « enseignant dans une université ».
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de souligner qu’être universitaire n’est pas un argument. Pour preuve, dans ce forum, un universitaire a toujours clamé que notre constitution était l’une des meilleures au monde alors que l’une des contributions que Nono lui-même nous conviés à lire dit justement le contraire, c’est-à-dire que les constitutions africaines sont mauvaises; raison pour laquelle l’Afrique a urgemment besoin des réformes institutionnelles pour espérer vivre de véritables démocraties. Ce message, nous n’avons cessé de le marteler où que nous allions et cela non pas après avoir constaté l’échec du deuxième processus de démocratisation de l’Afrique sub-saharienne, comme le font les intellectuels auxquels se réfère Nono, mais en anticipant cet échec in tempore non suspecto. Par ailleurs, même si l’humanité évolue aujourd’hui dans le cadre d’un village planétaire, les idées qui y circulent ne se limitent pas à celles qui parviennent à la connaissance de Nono pour qu’il s’autorise à affirmer sur la place publique que nous n’avons pas confronté notre modèle de démocratie à la critique. Car, comme on va le découvrir dans les lignes qui suivent, nous l’avons fait de manière systématique et cela pendant deux ans.
Après avoir terminé nos études postuniversitaires en coopération et développement à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) en 1994, nous nous sommes retrouvés sans existence légale. Nous étions entrés en Belgique en 1991 comme boursier du gouvernement zaïrois. Même si cette bourse n’était pas payée suite aux difficultés d’une démocratisation irréfléchie, l’Etat belge fermait les yeux sur cette triste réalité et les différentes administrations communales renouvelaient le séjour des boursiers zaïrois sur présentation d’une attestation délivrée par le centre culturel au niveau de l’ambassade. En ce qui nous concerne, nos bons résultats à la fin de la première année nous avaient permis d’obtenir une petite bourse du service social de l’ULB et une bourse moyenne du service pour étudiants et stagiaires étrangers. A la fin de la deuxième année, nos bons résultats ont poussé la Fondation Vontobel en Suisse de nous octroyer une bourse substantielle. Admis au doctorat à l’ULB avec un sujet de thèse visant à réfléchir sur la démocratisation du Zaïre en particulier et de l’Afrique sub-saharienne de manière générale, la commune d’Ixelles avait refusé de renouveler notre séjour sur base de l’attestation de boursier du gouvernement zaïrois puisque nous avions bénéficié de plusieurs bourses européennes. Il fallait présenter une autre bourse. Or, celle que nous proposait l’ULB en notre qualité d’un des meilleurs finalistes de l’année 1993-1994 concernait des études dans un autre pays occidental et cela sans la famille alors que nous nous battions pour que notre famille nous rejoigne en Belgique. Nous avions alors décidé de mener nos recherches en qualité de free-lance et elles ont été couronnées par une publication.
Peu avant la publication du résultat de nos recherches, une onde de choc traversa toute la société belge. Le 22 septembre 1998, Semira Adamu, une demandeuse d’asile originaire du Nigeria âgée de 20 ans, fut étouffée à mort avec un oreiller par deux policiers belges qui tentaient de la calmer à bord de l’avion lors de son expulsion. L’émoi suscité par ce crime poussa les autorités belges à lancer plus tard une opération de régularisation des sans-papiers ayant vécu en Belgique au moins pendant cinq ans. Comme preuves, il faut exhiber des factures de loyer, d’électricité, de gaz ou encore de téléphone. Nous n’avions rien de tout cela. Car tout ce que nous utilisions était au nom des amis en ordre de séjour. Mais au lieu de suivre la lettre, nous avions suivi l’esprit de la directive et soumis comme preuves, des correspondances avec notre éditeur, avec des quotients et personnalités politiques belges à qui nous avions offert des exemplaires de nos deux ouvrages d’alors, et une liste de tous nos passages dans les médias belges (Radio Campus, Radio Air libre, Radio Panik et RTBF).
L’existence légale retrouvée, notre objectif premier fut de sortir de la précarité à travers de petits boulots. Car nous avions tout entrepris pour subvenir aux besoins de notre famille encore restée au pays pendant que les petits frères de notre épouse, une aimée fille Muntandu, avaient dilapidé tous nos investissements dont deux voitures taxi, un taxi-bus, la Pharmacie Royale à Lemba terminus et une alimentation laissée bien achalandée à Mont Ngafula. Nous avions récolté des cerises, fraises, poires et pommes. Dans une plantation, nous avions même mené une grève des cueilleurs africains (camerounais, guinéens, ivoiriens et zaïrois) parce que le planteur flamand voulait qu’en plein mois de décembre, les Africains travaillent à partir de 7h00 alors que les Belges devaient le faire à partir de 9h00. Tôt le matin, la cueillette des pommes en hiver fait très mal aux doigts même quand on porte des gants. Nous nous étions même fabriqué un faux CV indiquant que nous n’avions pas fait des études. Juste pour être embauché, avec une identité d’emprunt, comme manutentionnaire intérimaire dans une société de tris postaux, déchargeant des gros camions et triant les colis suivant leurs destinations, chaque jour de 22h00 à 6h00.
Pour sortir de la galère une fois le séjour régularisé, nous avions décidé de nous recycler à l’Infocycle ou Cycle d’Information Générale, une formation multidimensionnelle organisée par la Coopération Technique Belge (CTB) et mettant en lumière divers aspects des enjeux du développement au travers des thématiques bien définies telles que les notions et fondements de la coopération internationale, la gouvernance, les notions de partenariat, la pauvreté et les inégalités à travers le monde, les aspects régionaux du sous-développement (Afrique sub-saharienne, Amérique latine, Asie, Maghreb, Moyen Orient), etc. Les participants étaient et restent des hommes et femmes issus des milieux divers et de tous les continents, détenteurs de tout type de diplôme: licence, maitrise, doctorat, etc., certains étant parfois dans la vie active comme coopérants, professeurs d’université, etc., soit pour une mise à niveau de leurs connaissances, soit caressant le rêve de faire carrière dans les milieux de la coopération bi ou multilatérale.
Quand nous nous étions inscrits à cette formation, elle était organisée en Wallonie pour les francophones et en Flandre pour les néerlandophones. Plus tard, la CTB avait trouvé un terrain d’entente pour l’organiser au Domaine de Massembre situé en Wallonie et très fréquenté par les Flamands, mais dans des salles différentes pour les deux communautés. Après avoir suivi l’Infocycle 2F/2002 en juillet et satisfait à l’épreuve le clôturant le 27 juillet, nous avions tenu à rencontrer les organisateurs à Bruxelles pour leur dire tout le mal que nous pensions sur la partie de la formation consacrée aux aspects régionaux du sous-développement de l’Afrique sub-saharienne. Contrairement aux autres régions, nous avions droit non pas à une conférence donnant une vision globale, mais à plusieurs sans lien entre eux dont celle de Bob Kabamba sur la guerre du Congo-Kinshasa qu’il décrivait exactement comme les journalistes occidentaux alors que ceux-ci n’informaient pas l’opinion publique mais menaient la guerre à leur manière contre le pourvoir d’Etat congolais.
Le jour du rendez-vous, nous avions articulé notre critique. Nous avions posé sur la table nos deux publications de l’époque. Nos interlocuteurs, cela va sans dire, nous avaient demandé d’expliquer comment nous donnerions une vision globale des enjeux de développement de l’Afrique sub-saharienne. Nous avions exposé nos idées et nous étions prié de les mettre par écrit dans un texte d’une quarantaine de pages au maximum que nous avions intitulé: « L’insertion de l’Afrique sub-saharienne dans la modernité et son incidence sur les politiques de développement ». Et nous étions choisi aussitôt comme conférencier, chargé des aspects régionaux du sous-développement de l’Afrique sub-saharienne.
L’Infocycle est une formation pour adultes. Il va de soi que ceux-ci évaluent, pour l’organisateur, les différentes prestations. Les évaluations de notre conférence, au cours de laquelle nous enseignions entre autres notre vision inédite de la démocratie, étaient si positives que la partie flamande avait exprimé le désir d’en bénéficier également. La CTB nous avait alors demandé de traduire notre texte en anglais afin de donner la conférence aux francophones et néerlandophones réunis dans un même auditoire. Nous avions hésité un instant puisqu’ayant abandonné l’usage de la langue de Shakespeare au milieu des années 80 à l’Université de Lubumbashi (UNILU). Mais nous avions relevé le défi. Pendant deux ans, avant de nous envoler vers de lointains horizons au Liberia, notre conférence était la seule donnée aux francophones et néerlandophones réunis. Une fois au Liberia, la CTB nous avait écrit à plusieurs reprises pour nous demander si nous pouvions profiter de nos vacances familiales pour redonner la même conférence.
Le simple fait que notre ouvrage « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » fasse partie de la bibliographie de certains enseignements universitaires sur la politique africaine, en Afrique et en Occident, cela signifie qu’il a été confronté au regard critique des certains professionnels de la pensée. A l’Infocycle, il a été systématiquement confronté à la critique. De manière générale, nous avions retenu de ceux avec qui nous partagions nos idées nouvelles dans ce cadre que notre vision de la démocratie offrait plus de garanties de transparence, de cohésion nationale et de bonne gouvernance que le modèle occidental.
Les arguments avancés par certains de nos contradicteurs sont parfois sidérants. On nous rétorque souvent que notre modèle ne serait que de la théorie ou qu’il n’a été mis en pratique nulle part au monde. Quand Gilbert Kiakwama kia Kiziki clame haut et fort: « Oui, Kabila doit partir. Mais, il faudra constituer une alternative crédible. Une alternative politique capable de changer l’Etat congolais et la vie de nos concitoyens au-delà d’un changement de personnel politique. Le défi pour la classe politique congolaise est de changer de système », il va de soi que la réflexion et le débat sur tout nouveau système possible et imaginable précèdent son instauration. C’est justement parce que cette réflexion n’a pas eu lieu que nous avons mis en place le système démocratique boiteux actuel alors qu’il était possible d’anticiper son échec. Pour preuve, nous l’avons fait pendant que notre peuple, les élites en tête, dansait le Mutwashi autour de Tshisekedi, croyant naïvement que la démocratie serait au rendez-vous après la tenue de premières élections générales; erreur qu’elle commet aujourd’hui dans l’attente des élections gelées par la seule volonté du prince depuis décembre 2016. Et chaque jour qui passe sous le ciel congolais et ailleurs en Afrique sub-saharienne souligne la pertinence de notre analyse anticipative. Nous avons fait fausse route.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
© Congoindépendant 2003-2018