Je suis heureux de constater que le débat engagé entre mon jeune frère Mayoyo Bitumba et moi-même suscite de l’intérêt et qu’il soit considéré comme étant d’un niveau intellectuel élevé. C’est le minimum que l’on puisse attendre de deux anciens des jésuites.
Au jeune frère Bitumba, je tiens à dire que quand je fais allusion au « débat académique » ce n’est pas dans un sens péjoratif mais bien par opposition à son pendant opérationnel qui a des contraintes spécifiques.
Ceci étant, au-delà des objections pertinentes que tu relèves par-ci par-là, la question fondamentale est de savoir quel est le défi fondamental auquel notre pays fait face en ce moment à la suite de la faillite de l’Etat post colonial? Est-ce la démocratie à l’occidentale ou la construction d’un nouvel Etat sur les ruines de l’Etat colonial, Etat dont la nature doit être fondamentalement différente, c’est-à-dire, un Etat au service principalement de la satisfaction des besoins de la population congolais?
Pour moi, la priorité est la construction d’un nouvel Etat dont la démocratie est sans doute la voie la moins mauvaise pour y arriver. Mais cette démocratie doit-elle être de type occidental? Je n’en suis pas sûr.
Au-delà de la séparation des pouvoirs qui caractérise les démocraties occidentales, l’un des piliers qui les sous-tend, c’est l’existence de Partis politiques dignes de ce nom. Or dans notre pays, pour des raisons historiques, ces partis n’existent pas.
En effet la plupart des Partis Politiques occidentaux datent de la fin du 19è siècle et du début du 20è. Ces Partis ont donc eu le temps de peaufiner leurs idéologies et intériorisé les concepts liés à leur type de démocratie même s’il y a eu des ratés. Hitler idéologue et exécutant du fascisme nazi avait accédé au pouvoir démocratiquement.
Muselés par la colonisation, les Congolais ne pouvaient s’initier à la pratique politique. Il en sera de même durant les 32 ans de règne de Mobutu.
Lorsque Mobutu libéralise l’espace politique, la plupart des partis politiques étaient créés pour participer à la Conférence Nationale. Une exception cependant pour le PALU, l’UDPS et, dans une moindre mesure, pour le Front Patriotique que nous avions créé avec Jean Moreno Kinkela dès 1988 mais qui fonctionnait dans la clandestinité. Ni le PALU, ni l’UDPS n’ont les caractéristiques d’un parti politique à l’occidentale. Quant au Front Des Patriotes Congolais/ Parti Du Travail continuateur du Front Patriotique et dont je suis le Secrétaire Général, ce parti en devenir, il ne remplit pas encore les caractéristiques d’un vrai parti politique. Il se concentre encore à la formation de ses militants et cadres en ayant à l’esprit que la formation d’un cadre politique prend au moins 7 ans. Donc, sans partis politiques dignes de ce nom, une démocratie à l’occidentale est un mirage. Ceci pour te dire qu’on n’est pas dupe sur ce qui se passe dans notre pays.
J’ai fait allusion à la Conférence Nationale pour dire que contrairement à ce que tu avais dit, l’option consistant à ce que tout prétendant à la direction du pays soit toujours issu des élections était l’émanation de la Conférence Nationale et non de Sun City; tu en introduis maintenant la problématique de la Conférence nationale en me demandant si depuis lors, notre pays est entré en démocratie. Il s’agit-là d’un autre sujet. Qu’à cela ne tienne, voici le point de vue Front Patriotique de cette époque sur la Conférence Nationale. Les contradictions entre les intérêts des dominants et des dominés ne se résolvent pratiquement jamais à travers des forums de type Conférence Nationale. La Conférence Nationale initiée de l’étranger n’avait comme objectif que de se défaire de Mobutu tout en maintenant le système. Or le véritable combat concernait le changement du système. Compte tenu de l’atmosphère qui régnait à l’époque, un tel discours était inaudible. C’est pourquoi le seul objectif que s’était assigné le Front Patriotique à la Conférence Nationale était d’en faire une tribune pour répandre à travers le pays notre vision. C’est pourquoi, et pour ceux qui y étaient, l’on notait que chaque fois que l’un d’entre nous prenait la parole, il commençait par dire: « Moi un tel du Front Patriotique »… et je peux t’assurer que cette stratégie avait parfaitement fonctionné puisque dans tout le pays, notre Parti est connu, ce qui nous facilite le recrutement suivi de la formation.
Ton livre dont le titre est « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo Kinshasa », livre que je n’ai pas lu pose le véritable problème. J’ai moi-même un manuscrit qui aborde ce problème de manière assez exhaustive, manuscrit dont je sais qu’il est déjà traduit en arabe, en russe, en anglais et en espagnol heureusement pour usage privé. Je ne l’ai pas encore publié parce que je ne souhaite pas qu’il soit une simple réflexion intellectuelle mais bien plus: un mode opératoire. Mais je finirai quand même par le publier sans doute l’année prochaine. Ce sont des réflexions de cette nature qui devraient faire l’objet des débats afin de trouver des voies de sortie de la crise structurelle de notre pays. Mais l’atmosphère actuelle n’est guère propice à des débats de cette nature.
De plus les alternances démocratiques qui se déroulent dans les démocraties à l’occidentale le sont dans des sociétés plus ou moins achevées, c’est-à-dire, ayant résolu l’essentiel des problèmes de leurs populations comme l’éducation, le travail, l’alimentation, les soins de santé, les transports, les communications, la recherche, la justice etc. Les alternances qui s’y déroulent ne bouleversent pas fondamentalement ces équilibres mais y ajoutent quelques touches en fonction des idéologies des gagnants. Or dans nos pays, il est question de construire un nouvel Etat sur les ruines du premier. Une telle construction ne peut se concevoir que dans la durée, au minimum une trentaine d’années. La question qui se pose à nous est celle de savoir comment concilier cette exigence de la durée qu’impose la construction d’un Etat, l’exigence de l’alternance démocratique et garantir l’accumulation des expériences positives en évitant des ruptures éventuelles induites par des changements au sommet de l’Etat. Car le développement, c’est l’écoulement cumulatif du temps alors que le sous-développement c’est l’écoulement stérile du temps? C’est là, à mon avis, le véritable débat sur lequel nous devrions nous appesantir. A ce point de vue, l’exemple de la Chine est illustratif.
En plus, la démocratie à l’occidental n’es pas l’unique modèle de démocratie.
Dans l’église catholique, le Pape, comme le Supérieur général des jésuites et des autres congrégations, sont toujours démocratiquement élus. Mais dans ces systèmes démocratiques différents de celui de la démocratie occidentale, aucun de ces élus ne se comporte jamais comme un dictateur et la probabilité d’élire dans ces instances quelqu’un qui a le profil d’un Donald Trump est pratiquement inexistante. Il en est de même de la Chine où il n’existe pas la démocratie à l’occidentale. Depuis la mort de Mao, il existe une forme de démocratie au sommet des instances dirigeantes qui fait qu’il est difficile de faire plus de 10 ans à la tête du pays. Les orientations politiques du pays sont l’œuvre d’un grand nombre de dirigeants qui les adoptent après de véritables débats démocratiques. C’est après avoir adopté les orientations du pays qu’ils choisissent les personnes les mieux à même de les mettre en œuvre.
Lorsque tu me dis, à juste titre, que depuis la Conférence Nationale, la démocratie congolaise se recherche toujours, cela signifie tout simplement que la démocratie ne s’octroie pas mais est l’aboutissement d’une longue et parfois douloureuse lutte.
Tu as raison lorsque tu dis que le fait de chasser Joseph Kabila n’implique pas qu’il s’ensuivra nécessairement une démocratie. Mais le conserver au pouvoir, c’est sûrement renoncer à cette même démocratie. Kabila chassé du pouvoir, il y aura certainement d’autres contradictions qui apparaitront et qu’il faudra résoudre d’autant plus que je ne pense pas que la démocratie se limite aux élections.
A certains égards, tu prends des raccourcis sur ce que je dis. Je suis de l’école de l’UGEC et je fais de la politique depuis l’âge de 20 ans au moment où j’entrais à l’université Lovanium. Il y a des choses que je ne peux pas dire, parlant des foyers d’excellence comme « qu’il suffit d’aller les chercher et les placer à la tête des institutions ». Si nous parlons de la démocratie à l’occidentale, cette formulation est malheureuse puisque dans ces démocraties, l’on ne place pas les gens mais on les élit. Avant de réagir à ce que tu as dit, je suis obligé de faire une petite incise.
Dans un Etat, il y a deux types de fonctions: les fonctions politiques et les fonctions à caractères techniques. Les fonctions politiques ont la primauté sur les fonctions techniques. Ces dernières sont au service des premières. Elles ont chacune des exigences spécifiques. Les fonctions politiques imposent la maîtrise de la politique. Tel n’est le cas des fonctions techniques qui exigent, elles, la maîtrise de leurs domaines techniques spécifiques.
Je t’ai donné quelques îlots d’excellence dans des domaines techniques. Ceux qui sont appelés à diriger des institutions politiques ne doivent pas nécessairement provenir de ces îlots d’excellence technique mais bien des îlots d’excellence politique. Je ne me suis pas hasardé à donner des îlots d’excellence politique tout simplement parce qu’il n’existe pas de véritables partis politiques dans le pays. Par contre des individualités politiques de qualité existent, elles sont éparpillées et très souvent, ce ne sont pas elles qui font le plus de bruit politique, encore moins sollicitées. Il serait indécent de donner des noms uniquement pour alimenter notre débat.
Par conséquent lorsque tu dis: « Le fait d’exceller dans un domaine professionnel donné ou de connaissance bien déterminée ne signifie nullement qu’on va faire de même en politique », tu défonces une porte ouverte au regarde de l’incise que j’ai introduite plus haut. En d’autres termes, nous disons la même chose.
Lorsque tu poursuis: « L’Afrique compte des hommes et des femmes de qualité dans des domaines diverses et qui n’ont pas fait de différence en matière de gouvernance une fois arrivés au pouvoir », cela s’inscrit exactement dans le même registre car l’exercice de la fonction politique exige des compétences politiques en plus des compétences techniques. Les compétences techniques seules ne suffisent pas pour espérer assumer positivement les fonctions politiques.
Mon propre exemple, je suis chirurgien de formation. Cette formation à elle seule, ne fait pas du tout de moi un bon candidat ministre même au ministère de la santé car, à la faculté de médecine, on ne forme pas des futures ministres! Dans mon cas, des personnes capables de diagnostiquer les pathologies chirurgicales et des techniques chirurgicales pour les aborder. Et pourtant je suis très engagé en politique. J’ai dû apprendre la politique ailleurs.
Quant à l’épisode de M’zee Laurent Kabila, il faut d’abord reconnaître que c’est la résistance au changement en douceur de Mobutu qui fera surgir l’AFDL. Mais pas Mobutu seul. Tshisekedi aussi car avant de se rabattre sur les Rwandais, l’on avait proposé à l’opposition congolaise d’engranger la lutte armée pour chasser Mobutu. Des officiers et des soldats congolais étaient preneurs mais c’est Tshisekedi, par son pacifisme atavique, qui fera échouer cette option, ouvrant ainsi la voie à l’épopée AFDL. Autant j’avais refusé de faire partie du gouvernement Tshisekedi car, malgré une certaine proximité dans la lutte anti Mobutu, je ne partageais pas fondamentalement sa lige politique, autant je trouverai normale de soutenir le combat de Kabila, un progressiste comme moi.
L’échec de l’épisode Kabila a fait perdre au pays une très grande opportunité qui se répète rarement dans l’histoire. Ceci étant, l’on peut lui reprocher beaucoup de choses mais Laurent Kabila était un grand patriote. C’est lui le premier à avoir déjoué le complot ourdi par les Occidentaux contre notre pays. Sa faiblesse principale c’est d’être réfractaire à toute organisation.
Il n’était pas aussi bête que tu sembles le dire. Les 6 premiers mois, il dirigeait parfaitement les débats lors des Conseils des Ministres. Les choses se sont gâtées lors du remaniement de janvier 1998 qui vit introduit les Gaëtan Kakudji et autres… accentuant le clivage entre la minorité politiquement formée et compétente et eux. La majorité ayant pris le dessus, nous n’avions plus notre place dans ce gouvernement et l’on recrutera ses assassins au sein de cette majorité. Nous n’étions pas entrés dans ce gouvernement pour l’argent qui, du reste n’existait pas. Kinkela est mort dans de dénouement et nous-mêmes, partageons les mêmes conditions de vie que la majorité de notre peuple.
En conclusion, tu vois jeune frère, qu’à partir d’un document conçu pour un but précis, nous nous retrouvons dans des débats intéressants et utiles certes, mais très éloignés de la contrainte à laquelle le pays fait face aujourd’hui.
Qu’à cela ne tienne très fraternelles et patriotiques considérations.
Dr. Jean-Baptiste Sondji
Secrétaire général du Front des Patriotes Congolais/Parti du Travail