Le 6 juillet dernier, Jean-Jacques Lumumba fut l’invité du JT TV5Monde Afrique au cours duquel il dévoila le contenu du « Manifeste pour un nouveau Congo ». Petit-neveu de Patrice Lumumba présenté au grand public le 29 octobre 2016 par le quotidien belge « Le Soir » sous le titre « La corruption du régime Kabila vue de l’intérieur », il a détaillé les 14 points de ce texte publié le jour du 60ème anniversaire de l’indépendance du Congo par des « Congolaises et Congolais de tous horizons », motivés par la descente aux enfers de leur Etat depuis l’indépendance.
MANIFESTES ANTÉRIEURS
Le « Manifeste » n’est pas une nouveauté au Congo. Peu avant l’indépendance, le numéro de juillet-août 1956 du bimestriel « Conscience Africaine », bulletin d’un cercle catholique de Kinshasa animé par l’abbé Joseph-Albert Malula, mettait en lumière un seul mot: « Manifeste »; d’où le nom de « Manifeste de Conscience Africaine » donné à ce document. Ses auteurs, un groupe d’intellectuels congolais appartenant à la classe des « évolués », amorçaient ainsi la prise de conscience nationale congolaise, en réagissant favorablement à la vision de l’universitaire belge Jef Van Bilsen qui préconisait la même année « un plan de trente ans pour l’émancipation de l’Afrique belge », avant d’accéder à l’indépendance. Décliné en 13 points et 2 parties, l’une s’adressant aux Belges et aux institutions coloniales et l’autre aux Congolais, le « Manifeste de Conscience Africaine » soulignait la nécessité de « l’union de tous les Congolais[en un seul mouvement nationaliste]pour arriver à l’indépendance », s’opposant ainsi à la création des partis politiques comme en Belgique.
Fondée en 1950 dans un but purement culturel, l’Alliance des Bakongo (ABAKO), avec Joseph Kasavubu à sa tête, publia aussitôt un contre manifeste, rejetant le Plan Van Bilsen et exigeant une émancipation immédiate, tout en se positionnant en faveur de la création des partis politiques. Plus tard, dans le Congo indépendant cette fois-ci, Joseph Désiré Mobutu, Justin Bomboko, Etienne Tshisekedi et Joseph Nsinga Udjuu élaboraient le « Manifeste de la Nsele », promulgué le 20 mai 1967 pour servir de base idéologique au Mouvement populaire de la Révolution (MPR) qui deviendra un parti unique ou parti-Etat.
Récemment, du 15 au 17 août 2017, « une quarantaine d’acteurs congolais des mouvements citoyens, ONG des droits humains, Médias, Diaspora et de la Conférence Episcopale Nationale Congolaise (CENCO) », réunis à Chantilly en France, ont rédigé le « Manifeste du Citoyen Congolais », baptisé « Esili ». Ils réagissaient ainsi à la violation de l’Accord politique global et inclusif du Centre interdiocésain de Kinshasa du 31 décembre 2016, à travers la nomination plus que controversée, le 7 avril 2017, du Premier Ministre Bruno Tshibala.
« Esili » militait en faveur d’une énième transition, mais cette fois sans le despote, qui s’était formellement appuyé sur la Commission Electorale Nationale Indépendante et la Cour constitutionnelle pour s’octroyer un troisième mandat, et avec des animateurs qui ne seraient pas candidats aux élections devant sonner la fin de la transition. Celle-ci devait être « propice à doter notre pays d’un nouveau système de gouvernance, basé sur une justice indépendante, des services de sécurité protégeant les citoyens, assurant l’exercice effectif des libertés constitutionnelles, garantissant une gestion transparente et équitable de toutes les ressources nationales, des institutions fortes et démocratiques mettant les intérêts des citoyens congolais au centre de tout projet politique ». Mais la transition n’aura pas lieu. Quant au troisième mandat du dictateur, les élections générales de décembre 2018, dictées par la pression de la rue et les injonctions des Etats-Unis y mettront fin en apparence; ce qui justifie l’éternel recommencement des manifestes.
MANIFESTE ACTUEL
Aujourd’hui que Jean-Jacques Lumumba annonce l’existence du « Manifeste pour un nouveau Congo », il convient de dévoiler ses 14 points: « [1] Le but ultime de l’Etat congolais est d’assurer la dignité, le bien-être, la liberté, l’égalité, et l’épanouissement individuels et collectifs de toutes les Congolaises et de tous les Congolais sans discrimination, et de préserver ceux des futures générations. [2] Le Congo appartient à toutes les Congolaises et à tous les Congolais ainsi qu’à leur postérité. [3] Le Congo est et doit rester un et indivisible ». Les points suivants sont des « Nous voulons… ». « [4] Nous voulons un Etat stratège et efficace; [5] une République et un Etat de droit démocratique; [6] des forces de défense et de sécurité et une administration publique au service de la nation et des citoyens; [8] une gouvernance transparente, responsable et participative; [9] des citoyennes et des citoyens conscients; [10] une éducation nationale conçue et fonctionnant comme le socle par excellence de l’Etat-Nation et de la société, et comme vecteur de la conscience, de l’unité et de la cohésion nationales; [11] une culture de respect des droits de l’homme; [12] un Etat qui assure la protection sociale et la solidarité; [13] une économie humaniste, inclusive, durable et prospère dans laquelle le profit est au service de la vie et de la dignité humaine des Congolaises et des Congolais, et non pas l’inverse; et [14] une nation qui met en avant le mérite dans tous les domaines et à tous les niveaux de la vie politique et sociale, et qui protège ceux qui sont défavorisés par leur condition ».
Les 14 points ci-dessus peuvent être réduits en un seul, le cinquième, où les signataires prennent l’engagement solennel de mettre en place « une République et un Etat de droit démocratique où l’accès et l’exercice du pouvoir émanent réellement et exclusivement du Peuple à travers des élections régulières, transparentes, et basées sur le choix libre et éclairé des citoyens et sur la pluralité d’opinions et de candidats, et où les dirigeants à tous les échelons sont redevables devant le Peuple. Un Etat où la loi est la même et égale pour tous et où la séparation des pouvoirs est effective. Un Etat où les magistrats sont des femmes et des hommes droits, compétents et intègres, qui assument l’indépendance du pouvoir judiciaire consacrée par la loi et assurent la foi en la justice. Un Etat où tout le monde a accès à la justice, et où les crimes les plus graves du passé – du plus lointain au plus récent – sont traités dans le but d’une réconciliation sincère, basée sur la vérité, la justice et les réparations ».
DÉNOMINATEUR COMMUN
Comme on l’aura constaté, le « Manifeste pour un nouveau Congo » est un nouveau chapelet de bonnes intentions qui ne diffère en rien des anciens déjà égrenés successivement par les élites congolaises sans qu’ils ne réussissent à mettre fin au drame congolais. Arrivé au pouvoir par la félonie et la tricherie, Félix Tshisekedi dont le premier mandat est ponctué d’une cacophonie sans précédent en Afrique, avec certes des signaux dans la bonne direction, ne jure que sur l’instauration de l’Etat de droit. Vainqueur malheureux de la présidentielle de décembre 2018, Martin Fayulu est désespérément en quête d’un « dialogue de sortie de crise avec les parties prenantes entre autres le FCC, CACH et LAMUKA » dans l’espoir d’atteindre le même but qui passerait par « la mise en place d’un conseil national des réformes institutionnelles ». Jean-Jacques Lumumba et les autres membres de la société civile signataires du nouveau manifeste sont conscients qu’à ce stade, ils ne disposent que de mêmes vœux connus de tous. Aussi l’invité du JT TV5Monde Afrique a-t-il annoncé des consultations citoyennes à partir du 30 juillet sur toute l’étendue du territoire national.
CAS D’ÉCOLE
Consultations citoyennes! Quel en serait l’objectif? C’est à ce niveau que le nouveau manifeste fera ou ne fera pas la différence. Car des consultations, dialogues, conférences ou forums sur la gouvernance, le Congo en a connu plus d’un. Pour ne citer qu’un exemple, le 14 janvier 1990, à l’occasion de l’échange des vœux de nouvel an, le président Mobutu avait annoncé à son peuple sa volonté de lancer la nation dans une vaste opération politico-médiatique. Celle-ci fut interprétée, non sans raison, comme une fuite en avant devant lui permettre de contrôler plutôt que de subir le séisme du changement dont l’épicentre se situait dans l’empire soviétique dirigé par Gorbatchev. Les consultations populaires étaient ouvertes. Les Zaïrois étaient invités à se prononcer sur le fonctionnement des institutions de la Deuxième République.
La moisson fut abondante: 6.218 mémorandums, aussi bien individuels que collectifs, furent enregistrés et analysés jusqu’au 21 avril 1990. A en croire Mobutu, 5.310, soit 87% des mémorandums s’étaient prononcés pour le maintien du parti unique tout en proposant de l’amputer de certains de ses organes. « En revanche, 818 mémorandums, soit 13%, s’étaient clairement exprimés en recommandant vivement l’instauration du multipartisme » ou de la démocratie à l’occidentale.
Dans son discours du 24 avril 1990, Mobutu est allé « au-delà des vœux exprimés par la majorité du grand peuple du Zaïre », selon ses propres termes. Il avait décidé de « tenter de nouveau l’expérience du pluralisme politique […]en optant pour un système de trois partis politiques, en ce compris le Mouvement Populaire de la Révolution, avec à la base le principe de la liberté pour chaque citoyen d’adhérer à la formation politique de son choix ».
Prétendant s’inspirer de l’expérience désastreuse du multipartisme de la Première République, de 1960 à 1965, Mobutu, dont le pouvoir reposait essentiellement sur des membres de son clan, de sa tribu et de sa région, avait mis l’accent sur le fait qu’on devrait surtout éviter que ce système de gouvernance ne devienne au Zaïre synonyme de « multi-tribalisme ». Pour y parvenir, l’ex-agent de la CIA collé à Lumumba puis lancé sur orbite par ses patrons belges et américains comptait sans doute tant sur la limitation du pluralisme à trois que sur ce qu’il avait appelé « le sens élevé du nationalisme » et « la maturité politique » de son peuple.
Plus tard, la conférence nationale souveraine, toujours sous l’administration Mobutu, le dialogue national sous Laurent-Désiré Kabila et le dialogue inter-congolais de Sun City sous Joseph Kabila ont emboîté le pas aux consultations populaires de Mobutu. Toutes ces assises ont échoué à transformer la gouvernance congolaise pour la même raison. Elles furent d’une grande pauvreté d’esprit concernant les arrangements politiques susceptibles d’amorcer la rupture avec le passé dictatorial et d’actualiser le changement démocratique. A cet égard, si Jean-Jacques Lumumba et les siens tiennent à ce que l’histoire ne bégaie plus et qu’elle offre une chance de matérialiser un jour les souhaits de leur manifeste, ils doivent assigner des objectifs clairs aux consultations et savoir qui consulter.
CONCLUSION
Les Congolais ont toujours réfléchi de manière puérile sur leur destin tragique. A les entendre, le mal qui gangrène leur Etat serait Mobutu ou Kabila père, hier, et Kabila fils aujourd’hui, agissant avec la bénédiction des impérialistes. Ainsi, le mal congolais serait la dictature et son antidote, la démocratie. Jamais les Congolais n’ont examiné comment s’articulent leurs dictatures afin d’en tirer une lumière qui les étoufferait une bonne fois pour toutes. Jamais ils ne se sont posé la question du système politique susceptible de barrer la route à un tel fléau. Pourtant, dès l’instant où le mal congolais se perpétue d’un président à l’autre, parfois avec les impérialistes se battant aux côtés du peuple, cela signifie qu’il est systémique.
Organiser une consultation citoyenne de plus équivaudrait à perdre son temps et son énergie. Si déjà les élites congolaises restent impuissantes face à la mauvaise gouvernance endémique de leur Etat, les solutions ne viendront pas du peuple. Ce ne sont pas les peuples qui ont fait avancer les Etats occidentaux dans la gestion de la chose publique, mais les philosophes et intellectuels du siècle des lumières, l’Europe du XVIIIe siècle (de 1715 à 1789), qui ont dépassé l’obscurantisme pour promouvoir les connaissances. Jean-Jacques Lumumba et les siens doivent consulter les scientifiques. Depuis les premiers échecs des processus de démocratisation en Afrique, au lendemain des indépendances, les professionnels de la pensée ont abondamment écrit sur le sujet. Les échecs actuels ont également nourri de nombreuses réflexions édifiantes. Les Congolais soucieux de construire un Congo nouveau doivent s’approprier la démarche des professionnels de la pensée. Ceux-ci ont clairement identifié le mal dont souffre l’Etat en Afrique et qui est en fait un mal universel que ne cesse de répéter la CENCO, à savoir la prise en otage des instruments de souveraineté de tout un peuple par un individu ou un groupe d’individus. Les professionnels de la pensée ont également donné des orientations pour l’invention des remèdes institutionnels susceptibles d’endiguer ce mal, la plus importante étant le rejet de la conflictualité. Il appartient aux élites congolaises d’inventer un tel système politique et de l’offrir à leur peuple.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo