Lors de nos débats sur le défi majeur que doivent relever les Etats africains afin d’asseoir la bonne gouvernance, Jo Bongo est revenu sur le constat amer des « présidents-dieux ». Le 8 novembre 2017, quand l’actuel président zimbabwéen, Emmerson Mnangagwa, annonça avoir quitté son pays en raison des « menaces incessantes », tout en prenant soin de défier le dictateur Robert Mugabe et son épouse, il avait justifié son coup d’Etat alors en préparation avec l’aide de l’armée au nom de cette même triste réalité: « Le temps est venu de dire non aux demi-dieux et personnes qui sont autocentrées et ne pensent qu’à elles-mêmes et leur famille ». Dans son mémorable discours du 11 juillet 2009 au Ghana, le président américain Barack Obama avait martelé le même message: « L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais de fortes institutions ». On est tous d’accord à ce sujet. Même ceux qui participent au festin du pouvoir aussitôt qu’ils le perdent. Comme le démontrent le G7 et bien d’autres anges déchus au Congo-Kinshasa, hier piliers de la dictature et aujourd’hui ses pourfendeurs. Le problème est que nos voix divergent sur les voies à suivre pour que les « présidents-dieux » deviennent une espèce en voie de disparition. Pour certains, il faut impérativement revoir les constitutions africaines ou le système politique. Pour d’autres, il faut changer la mentalité des Africains.
Jo Bongos a toujours défendu la thèse du changement de mentalité. Il vient d’indiquer clairement à partir d’où il faudrait concevoir des stratégies susceptibles d’ajuster la mentalité de l’homme africain: « On peut changer les gens. Il faut interroger la nature actuelle de l’éducation, de l’information. Comment ces données-clés peuvent-elles évoluer pour accompagner ce changement des mentalités? Cela commence par revisiter les programmes scolaires en matière du civisme et de l’éducation à la citoyenneté. Des politiques d’aide aux familles y contribueront également. Les parents, l’éducation nationale, les associations culturelles et les clubs sportifs, les dirigeants des infrastructures ont tous à se remettre en question à ces différents niveaux. Chacun à son échelle peut agir de manière différente, mais dans un même but. La stratégie consiste à jouer sur la diversité des situations pour offrir une diversité de réponses, le tout pour arriver à façonner l’intégrité de chaque individu, de chaque citoyen à l’échelle nationale ».
Jo Bongos voit juste quand il nous invite à interroger des manuels scolaires. Plusieurs études ont démontré que ceux-ci façonnent la mentalité des écoliers et étudiants appelés à diriger un jour leurs pays respectifs. Dans notre ouvrage « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » (Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages), nous consacrons la première partie à la colonisation des cerveaux et aux confusions qu’elle entraine, au chapitre de la gouvernance, dans l’esprit des élèves et étudiants africains, leur éducation étant presqu’exclusivement tournée vers la culture occidentale au détriment de leurs propres cultures. Nous expliquons le mimétisme politique et remontons à ses origines, en dressant le constat général qu’est la démocratie mimétique, en parcourant l’éternel complexe du colonisé, à l’époque coloniale et à l’époque postcoloniale, et en montrant comment un système éducatif étranger à l’Afrique perpétue ce complexe.
On peut pointer les manuels scolaires du doigt. Mais il faut d’abord avoir des soupçons légitimes et ensuite les vérifier afin de les confirmer. Sur quoi se base Jo Bongos? Dégageons de son affirmation ci-dessus ce qui est clairement concret, vérifiable, mesurable et améliorable si nécessaire: les programmes scolaires en matière de civisme et de l’éducation à la citoyenneté, l’information, les parents, les associations culturelles et les clubs sportifs. Notons que nous ne sommes pas encore au niveau des stratégies, mais à celui des lieux possibles à partir desquels celles-ci peuvent être construites. Comment? Puisqu’il a clairement écrit qu’il faut « commencer par revisiter les programmes scolaires en matière du civisme et de l’éducation à la citoyenneté », Jo Bongos doit d’abord éplucher les manuels scolaires et voir s’ils contiennent des défauts ou des lacunes conduisant les Congolais à ne pas se conduire comme des êtres responsables. Ensuite, il doit poursuivre cet exercice au niveau de l’information, des parents, des associations culturelles et des clubs sportifs. C’est seulement quand il aura identifié les défauts et les lacunes, encore que cela pourrait bien être discutable, qu’il pourra enfin suggérer des stratégies. Celles-ci consisteraient à éliminer les défauts et à combler les lacunes. Car avant un tel travail, il ne s’agit que des soupçons et non des faits établis.
Prenons le cas des programmes des manuels scolaires de civisme et de l’éducation à la citoyenneté auxquels il faudrait s’attaquer en premier lieu selon Jo Bongos. Nous avons tous suivi des cours de civisme dans notre pays, certains jusqu’au niveau universitaire. A notre époque dans les années 70-80 à l’Université de Lubumbashi (UNILU), les étudiants des premiers graduats de la Faculté des Lettres suivaient ce cours ensemble. Il était dispensé par le Père jésuite Léon de Saint Moulin qu’on ne présente plus. De l’école primaire à l’université, nous n’avions pas décelé un seul défaut et aucune lacune qui nous pousseraient à ne pas nous conduire comme des citoyens responsables.
On nous rétorquera sans doute que nous parlons d’une époque révolue. Jo Bongos lui-même ne s’en prive pas quand il nous pose cette série de questions, recourant ainsi au même argument que l’administration Kabila quand elle réfute l’évaluation de la situation humanitaire du pays par des Occidentaux: « C’est quand la dernière fois vous avez assisté à un cours de civisme dans une classe au Congo? C’est quand la dernière fois avez-vous fait partie d’un club ou association sportif au Congo? ». Certes, nous avons émigré depuis plus de deux décennies et tous nos enfants biologiques évoluent en Europe. Mais nous avons au pays des frères et sœurs, des cousins et cousines, des oncles et des tantes, des neveux et nièces, des amis et des amies et surtout trois fillettes pygmées que nous avons adoptées à Libenge, dans la province du Sud-Ubangi, et envoyées suivre leur scolarisation dans une école privée à Kinshasa en attendant qu’elles ne rejoignent leurs frères et leur sœur aînés. En notre qualité de père, nous suivons attentivement leur scolarisation. Hier, quand elles étaient à Libenge. Aujourd’hui, quand elles se retrouvent à Kinshasa. Dans la capitale, nous achetons leurs manuels scolaires chez Médiaspaul parmi lesquels figure le livre « L’Education civique et morale » dont l’enseignement s’étend de la quatrième à la sixième année primaire. En dépit de la déliquescence de l’enseignement, nous pouvons affirmer sans ambages que les programmes scolaires de civisme et de l’éducation à la citoyenneté sont toujours conçus de manière à former des citoyens et citoyennes responsables. Si au cours de sa scolarisation, Jo Bongos ou un autre défenseur de la thèse du changement de mentalité a vécu une situation contraire, qu’il mette en lumière les défauts et lacunes qu’il aurait constatés. Ou alors, qu’il commence par étudier tous les manuels scolaires de civisme et de l’éducation à la citoyenneté pour nous édifier à ce sujet. Car, il faut le répéter, au stade actuel de cette prise de position, son auteur n’a que des soupçons qu’il aurait bien du mal à étayer.
Par ailleurs, la série de questions de Jo Bongos ne se justifie pas d’autant plus qu’il nous invite à « interroger la nature actuelle de l’éducation ». Les thuriféraires de la nouvelle dictature congolaise, les Atundu, Boshab, Kin Kiey, Mende, Minaku, etc., n’ont pas été à l’école aujourd’hui. C’était hier. Certains en même temps que nous. D’autres, bien avant nous ou peu après. Quant au raisonnement consistant à affirmer que puisqu’un Congolais ne vit plus au Congo, donc il ne connait plus les réalités du pays, elle relève d’une méconnaissance du monde dans lequel nous évoluons. A-t-on seulement idée du fardeau que nous portons, nous diaspora, pour venir en aide aux membres de nos familles et amis restés au pays? A-t-on oublié que la politique congolaise se dessine surtout à l’étranger? Tenez ! Quand les Ougandais se méfiaient du rebelle Jean-Pierre Bemba au point de ne pas vouloir l’accompagner jusqu’aux portes de Kinshasa, ils auraient poussé Olivier Kamitatu à créer une autre rébellion dans le Bandundu. Devant le refus de ce dernier, ils avaient cherché d’autres natifs de cette province à Bruxelles. Nous étions choisis pour être le Secrétaire général d’une nouvelle rébellion dont la force de frappe devait être constituée par des anciens militaires des FAZ exilés au Congo-Brazzaville. Non seulement nous avions dit non mais nous avions mobilisé quelques « ngwashi » pour faire pression sur un ancien condisciple des années collège qui avait accepté de jouer ce rôle. Et nous avions réussi surtout avec l’aide de son épouse, une fille Mukongo très pieuse. Les Ougandais s’étaient tournés vers un autre ressortissant de Bandundu qu’ils avaient voulu coller à Jean-Pierre Bemba avec l’aide de leurs amis belges. La manœuvre avait échoué, Bemba se méfiant de ce « Band-Band » qui avait tout fait pour que nous fassions partie de son équipée traitresse. Mais ses nombreux voyages entre Bruxelles et Kampala avaient fini par le propulser sur la scène politique nationale au point de devenir ministre. Soutenir qu’on ne peut connaitre le Congo que quand on y vit, surtout à l’ère de la révolution Internet, c’est mal connaitre ce pays et le monde. D’ailleurs, le Roi Léopold II qui l’avait créé et bâti comme nation et ferme personnelle n’y avait jamais mis les pieds.
Pour revenir à nos moutons, même si Jo Bongos parvenait à démontrer que les différents domaines qu’il a pointés du doigt présentent des défauts et lacunes, ce qu’il ne pourrait réussir qu’après un travail de titan abattu pendant des années, cela ne soutiendrait pas sa thèse parce que l’incivisme caractérisé que nous déplorons ne se vit pas dans tous les domaines de la vie nationale mais avant tout dans le domaine politique. Par ailleurs, même dans ce cas, le mal à combattre n’est pas tant l’incivisme et ses conséquences sur le bonheur collectif, mais plutôt l’impunité qui l’entoure. A son tour, l’impunité ne concerne pas tous les citoyens mais seulement le président de la république, les membres de sa famille et sa clientèle politique du moment. Pour preuve, alors que plusieurs dirigeants congolais contreviennent à la loi sur la nationalité soit pour s’être autoproclamé Congolais sans le moindre acte juridique, cas de Joseph Kabila qui a fait le service militaire en Tanzanie en tant que citoyen de ce pays, soit en jouissant d’autres nationalités, ce qui est interdit par la loi, le procureur général de la République (PGR) a ouvert une information judiciaire seulement à l’encontre de l’ancien gouverneur du Katanga, Moise Katumbi, accusé « de nationalité italienne » et d’avoir usé de « faux documents » pour se faire élire député avant de décrocher le poste de gouverneur. En réalité, cette apparence juridique ne sert qu’à écarter un rival politique dont la grande visibilité pourrait faire de l’ombre au candidat de la Majorité présidentielle aux prochaines élections, si toutefois celles-ci ont enfin lieu. Le même scénario est observé dans ce que certains Congolais présentent comme une démocratie bien en marche. Au Sénégal, alors que plusieurs personnalités sont soupçonnées d’avoir détourné les deniers publics y compris des membres de la famille du président Macky Sall, seul le Maire de Dakar, Khalifa Sall, a été arrêté, jugé et condamné, le 30 mars dernier, à cinq ans de prison « pour escroquerie portant sur des fonds publics et faux en écriture ». Cette justice à deux vitesses l’élimine ainsi de la course à la présidentielle de février 2019.
Pour justifier la thèse du changement de mentalité qui serait indispensable à l’émergence de la bonne gouvernance en Afrique et qui consisterait avant tout à « revisiter les programmes scolaires en matière de civisme et de l’éducation à la citoyenneté », pour espérer convaincre tout lecteur attentif et doué de bon sens ou tout jury si jamais Jo Bongos ou un autre défenseur de ladite thèse devrait concourir pour un titre académique, il y a du pain sur la planche. Car, on doit d’abord interroger les manuels scolaires. Quand ceux-ci s’expriment en indiquant clairement qu’ils souffrent de défauts et lacunes, on pourrait alors et alors seulement concevoir des stratégies visant à les améliorer.
Mais même si on parvenait à gaver les Congolais et les autres Africains de meilleures tartines de morale qui puissent exister sur terre, il faudrait expliquer pourquoi les autres sphères de la vie nationale ne sont pas affectées autant que la sphère politique par le niveau actuel de la morale publique. Cette interrogation à elle seule démontre que quand le président de la république, les membres de sa famille et ses clients du moment commettent des crimes politiques, sociaux et économiques, la raison de l’impunité dont ils jouissent est à chercher ailleurs que dans les insuffisances éventuelles des manuels scolaires en matière de morale publique. Et cet ailleurs s’appelle système politique boiteux.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
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