L’ex-procureur près la Cour pénale internationale, Luis Moreno-Ocampo, fait l’objet d’un véritable « déballage » de la part des médias et des journalistes conduits par « Mediapart ». Des observateurs n’excluent pas que ce scandale annoncé n’épargne guère la Gambienne Fatou Bensouda, l’actuel procureur. Ces « lanceurs d’alerte » ont épluché de milliers de documents touchant au fonctionnement de la Cour pénale internationale (CPI). On apprend que Luis Moreno-Ocampo possédait plusieurs sociétés offshore au Panama et dans les Iles Vierges Britanniques pendant qu’il assumait les fonctions de procureur. « Mon salaire de magistrat à la CPI n’était pas suffisant », a répondu l’intéressé à des journalistes qui l’ont contacté. On apprend également que le magistrat aurait, sans la moindre « base juridique », demandé au chef de l’Etat ivoirien Alassane Ouattara de garder en détention son prédécesseur Laurent Gbabgo en attendant son transfert à La Haye. Grâce à des contacts discrets qu’il a gardés au sein de la CPI, l’ancien procureur – qui est devenu avocat et médiateur international – aurait reçu des informations privilégiées concernant ses clients visés par la CPI. Avocat au barreau de Gand, en Belgique, et à la Cour pénale internationale, Jean Flamme répond à quelques questions de Congo Indépendant. Pour la petite histoire, ce juriste a assuré la défense notamment de l’ex-chef milicien Thomas Lubanga et de Jean-Jacques Mangenda Kabongo, membre de l’équipe de Défense de Jean-Pierre Bemba Gombo.
Interview.
Quelle est votre réaction au regard de soupçons de conflit d’intérêts qui pèsent sur l’ancien procureur près la CPI Luis Moreno Ocampo?
Je crains de ne pouvoir dire grand-chose d’autant plus que je ne connais pas le dossier. Comme tout le monde, j’ai pris connaissance via la presse de l’enquête approfondie qui a été menée par un consortium de médias et des journalistes. Les faits qui sont avancés sont gravissimes. S’il se confirmait que le premier procureur de la CPI exerçait les activités mises à sa charge, il en va de l’indépendance de la Cour elle-même.
Voulez-vous être plus explicite?
Je voudrai dire que la possibilité d’influencer le procureur est, à mon avis, « innée » dans le système. Et ce dans la mesure où il doit faire rapport au Conseil de sécurité des Nations Unies. L' »exécutif international » exerce de ce fait une influence très forte sur le magistrat. Ce qui n’est pas le cas par exemple dans le système judiciaire belge ou français. Ici, le ministre de la Justice n’a jamais le droit d’interdire des poursuites. Il a un droit d’injonction positive. C’est-à-dire qu’il peut ordonner de poursuivre certains crimes. Il ne peut pas empêcher le procureur d’engager des poursuites contre des crimes.
Vous avez défendu l’ex-chef milicien Thomas Lubanga et l’avocat Jean-Jacques Mangenda Kabongo dans l' »affaire Bemba II ». Qu’avez-vous constaté?
J’ai pu constater que la Cour pénale internationale poursuit surtout les Africains et de préférence des Congolais. Après avoir étudié les dossiers, j’étais intimement convaincu qu’aussi bien Thomas Lubanga que Jean-Pierre Bemba étaient innocents. Leur arrestation a bénéficié au président en exercice Joseph Kabila. C’est le cas spécifiquement de M. Bemba qui était à l’époque vice-président de la République et se préparait à présenter sa candidature à l’élection présidentielle de 2006. Son interpellation me fait penser à une « politique internationale » qui existe depuis longtemps pour le Congo. Le Président en exercice est au service de certains objectifs internationaux. A la lumière des faits mis à charge de l’ancien procureur de la CPI, je crains que M. Moreno-Ocampo se soit laissé instrumentaliser. Et qu’il n’a pas poursuivi certaines personnes que je ne vais pas nommer mais dont on sait à travers des rapports des Nations Unies qu’elles sont présumées coupables de millions de morts au Congo. Ces millions de morts n’ont jamais fait l’objet de poursuites.
A propos du Congo, Jean-Pierre Bemba est poursuivi par la CPI pour des faits qui ont eu lieu dans un pays étranger, en l’occurrence la République Centrafricaine. Moreno-Ocampo et son successeur Bensouda ont soutenu à cor et à cri que, bien qu’absent de ce pays, l’accusé Bemba avait gardé l’autorité hiérarchique sur ses troupes. Qu’en dites-vous?
Je suis persuadé qu’après avoir mis ses troupes à la disposition du président centrafricain d’alors, Ange-Félix Patassé, M. Bemba n’exerçait plus d’autorité sur ses hommes. D’ailleurs, il siégeait au gouvernement de transition à Kinshasa et ne pouvait matériellement contrôler ses hommes déployés à Bangui. Comment pouvait-il donner des ordres sans savoir ce qui se passait sur le terrain? A mon sens, il n’avait aucune possibilité d’interdire les faits reprochés à ses hommes.
L’accusé Bemba s’est retrouvé seul à la barre à La Haye alors que l’acte d’accusation émis par les autorités judiciaires centrafricaines citait notamment l’ex-président Ange-Félix Patassé, le général Ferdinand Bombayaké, un certain Abdoulaye Miskine etc. Est-ce conforme au droit?
Nullement! C’est aberrant de ne voir aucun Centrafricain au prétoire alors que les faits incriminés se sont déroulés dans ce pays. Cette « absence » est assez dérangeante quand on sait que le commandant de l’armée centrafricaine devait être en première ligne. Sans omettre le chef de l’Etat. Il incombait aux dirigeants de ce pays d’éviter les actes de violence décriés.
Devrait-on conclure comme le suggèrent les investigateurs précités que Moreno-Ocampo a joué un rôle dans des règlements de comptes politiques tant en Côte d’Ivoire qu’au Congo-Kinshasa?
C’est tout à fait possible. Je ne connais pas très bien le dossier Gbabgo. Je viens de lire qu’au moment de l’arrestation de ce dernier par les troupes françaises, il n’existait aucun mandat d’arrêt contre lui. Si c’est le cas, c’est une violation des droits fondamentaux de l’accusé. Cela veut dire que son arrestation était nulle. D’après la jurisprudence du TPIR (Tribunal pénal international sur le Rwanda), toute la procédure est nulle dès qu’il y a violation des droits fondamentaux de l’accusé au moment de son arrestation. J’espère que cet argument a été soulevé par les avocats de Gbagbo.
Pensez-vous que l’actuel procureur de la CPI pouvait ignorer les faits mis à la charge de son prédécesseur?
J’ai un grand respect pour Mme Bensouda. Je crois qu’elle essaie d’être indépendante. Je dis « essaie » parce qu’elle doit subir une pression énorme du Conseil de sécurité. Il bien évident que si le Conseil de sécurité interdit au procureur de s’occuper de la Tchétchénie ou de la Géorgie, il ne pourra rien faire. Si les faits reprochés à M. Ocampo étaient exacts, ils sont d’une telle envergure qu’il me semble impossible que la Cour elle-même n’ait pas été au courant de « certaines choses ». Des sociétés offshore et des millions sur le compte ne peuvent pas rester inaperçus. Si tous ces faits sont vrais, c’est terrible pour la Cour pénale internationale. Cela met en doute certains procès qui ont abouti à des condamnations. Je me pose la question de savoir s’il ne faudrait pas donner aux condamnés le droit de faire revoir leurs procès.
La possession d’une société offshore est-elle prohibée?
Pas nécessairement. Ce qui est, à mon avis, inacceptable c’est le fait qu’un procureur ait des intérêts commerciaux par delà le monde. Les sociétés offshore supposent des intérêts commerciaux énormes. Selon les médias, il y aurait des millions de dollars sur ces comptes. Le procureur à la CPI est censé se contenter de son salaire qui n’est d’ailleurs pas rien du tout avec tous les avantages accordés aux magistrats. C’est un traitement digne de ministre. Il n’y a que la défense qui est traitée en parent pauvre. Elle a été victime des coupes financières.
L’enquête menée sur les activités de l’ex-procureur Moreno-Ocampo ne jette-t-elle pas une lumière crue sur l’arrestation des membres de l’équipe de défense de Jean-Pierre Bemba sur ordre de l’actuel procureur?
C’est évident! Là aussi, on ne poursuit que les Congolais alors qu’il y avait dans cette équipe de défense un Anglais et une Australienne. C’est surtout eux qui avaient des contacts avec les témoins. Or si on avait soudoyé les témoins comme on le prétend, à ce moment là le conseil anglais et l’assistante australienne auraient connaissance de ce fait. Tous ces avocats faisaient leur travail. Ils ont été arrêtés parce qu’ils accomplissaient bien leur devoir. Je n’ai pas été arrêté tant dans l’affaire Lubanga que dans l’affaire Bemba II. Dans l’affaire Lubanga, j’ai été menacé quand j’étais au Congo. C’était lors d’une escale à Kisangani. On a tenté de m’empêcher de me rendre à Bunia. A Bunia, j’ai trouvé douze témoins importants. J’ai demandé la remise pour faire venir mes témoins à La Haye, on me l’a refusée.
Dans un communiqué daté du 5 octobre, le procureur Fatou Bensouda a annoncé l’ouverture d’une enquête interne sur les « allégations » précitées sur son prédécesseur. Que va-t-il se passer, selon vous?
Je ne saurai pas répondre à cette question. Et ce pour la simple raison que je ne connais pas la mécanique exacte de cette enquête interne. Y a-t-il un service interne à la CPI capable d’enquêter et d’incriminer quelqu’un? La situation sous examen requiert la mise en place d’une enquête criminelle.
Selon les médias, l’ex-procureur recevait des informations auprès de certains membres du bureau du procureur…
Il semble qu’il y aurait une « taupe » au bureau du procureur. Si c’est vrai qu’il a obtenu des informations pour protéger « quelqu’un », c’est d’une envergure qu’on ne mesure pas encore l’importance.
Selon les enquêteurs, l’arrestation de Laurent Gbagbo n’a pas été précédée par une enquête menée par des experts de la CPI sur le terrain.
Apparemment !
Dans le cas Bemba, il parait que c’est la Ligue centrafricaine des droits de l’Homme, assistée par la FIDH, qui avait « sous-traité » les investigations en Centrafrique. Est-ce regulier pour une juridiction de sous-traiter une enquête?
Sous le procureur Moreno-Ocampo a sous-traité les enquêtes dans plusieurs affaires. J’ai toujours contesté cette pratique. On recourait aux articles de presse, aux rapports des organisations non gouvernementales comme matériels de preuves à charge. Ces éléments ne devaient jamais avoir de la place dans le bureau d’un procureur. Le dossier d’un procureur doit se constituer soit des éléments matériels soit des rapports des enquêteurs du procureur.
Je tiens à faire une remarque. A savoir qu’à la Cour pénale internationale, certains magistrats sont plus soucieux de leur carrière que de faire triompher la justice. Ces magistrats se laissent instrumentalisés par la « grande politique internationale ». Les ambitions à la CPI sont énormes. Mon message à la CPI est la suivante: Il temps que cette juridiction internationale s’occupe plus de la justice et moins des ambitions personnelles. Je dirai la même chose pour la défense. J’ai toujours été stupéfait de voir les mêmes avocats défiler. On se demande s’ils peuvent traiter deux ou trois affaires en même temps. J’ai constaté que je ne pouvais prendre en charge qu’un seul dossier à la CPI. En conclusion, il y a d’un côté des magistrats instrumentalisés. De l’autre, les accusés ne disposent pas de moyens pour leur défense…
Propos recueillis par Baudouin Amba Wetshi
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