Ces abrutis qui nous gouvernent

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Un « abruti » est « une personne sans intelligence; un idiot ». Définition du dictionnaire français Larousse. Dans ce texte, ce mot, s’agissant des dirigeants congolais, s’inscrit dans un cadre précis, celui de leurs postures ou discours face à la diaspora. De Mobutu Sese Seko à Joseph Kabila Kabange, en passant par Laurent-Désiré Kabila, l’attitude des magistrats suprêmes congolais était la même. Ils s’imaginaient qu’ils ne pouvaient tenir qu’un et un seul type de discours à leurs compatriotes de l’extérieur: les encourager à rentrer au pays. Cinquième président de la république du Congo-Kinshasa, Félix Tshisekedi Tshilombo n’a pas dérogé à cette règle générale quand il s’est adressé aux Congolais vivant au Nigeria, en marge du Forum de l’entrepreunariat organisé par la Fondation Tony Elumelu (TEF), qui passe pour le plus grand défenseur de l’entrepreunariat en Afrique, du 26 au 27 juillet 2019 à Abuja. Il les a exhortés à regagner le pays, en soulignant la raison suivante: « Il y a de la place pour tous ».

L’incurie des pouvoirs successifs aidant depuis l’indépendance, les Congolais de l’intérieur souffrent déjà d’un manque de perspective criant en termes d’emploi. Pour reprendre les mots du tristement célèbre discours du Premier ministre Lumumba, le 30 juin 1960, ceux qui en ont un connaissent généralement « le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne [leur] permettent ni de manger à [leur] faim, ni de [se] vêtir ou de [se] loger décemment, ni d’élever [leurs] enfants comme des êtres chers ». Face à cette situation, la diaspora joue un rôle crucial dans l’allègement de la souffrance de la population. Dans son étude intitulée « Transferts financiers des migrants congolais, de la Belgique vers la République Démocratique du Congo » (Octobre 2005), Nadine Muteba note que « c’est principalement par altruisme que le migrant congolais effectue des transferts financiers en RDC. L’objectif recherché par le migrant est d’accroître le bien-être de sa famille en lui octroyant un revenu complémentaire, particulièrement dans le contexte de précarité généralisée qui prévaut en RDC ». Elle poursuit plus loin: « Le migrant congolais, en situation régulière en Belgique et qui a un revenu stable, quoique généralement modeste, s’est engagé à titre individuel à contribuer au bien-être de ses proches restés en RDC. Il leur envoie mensuellement 10 à 15% de son revenu, qui oscille entre 1.500 et 2.000 €, en priorité pour subvenir à leurs besoins de base. Les transferts du migrant ont un impact positif indéniable sur le revenu des bénéficiaires en RDC, et non sur le développement économique national de la RDC ». Ce qui est dit du « Belgicain » ou « Djucain » (migrant congolais en Belgique) est aussi vrai pour les autres migrants du pays éparpillés aux quatre coins du village planétaire, surtout en Occident. On peut donc affirmer que la paix sociale au Congo-Kinshasa, qui permet malheureusement aux médiocres et corrompus dirigeants congolais de se la couler douce, est largement assurée non pas par l’aide au développement, qu’elle soit bi ou multilatérale, mais par les transferts des migrants. Dans ce contexte, encourager celle-ci à regagner le pays relève tout simplement de l’insouciance, de l’irresponsabilité ou d’une capacité d’analyse déficiente surtout quand l’appel vient d’un individu assumant la fonction de Président de la république.

Le 1er août dernier, la fermeture pendant quelques heures de deux des postes frontaliers entre le Rwanda et la ville de Goma par crainte de propagation du virus Ebola au pays des mille collines a révélé au grand jour une autre dimension déchirante des migrants congolais. Victimes des agressions répétées du Rwanda, nombreux sont aujourd’hui les habitants de Goma de la classe moyenne à travailler dans leur ville tout en habitant au Rwanda. La politique d’habitat du Rwanda leur permet de louer voire d’acheter des résidences plus décentes et à moindre coût que dans leur propre pays. A Gisenyi au Rwanda, ces Congolais ne connaissent pas la réalité des délestages alors que les deux villes sont alimentées en électricité par le même barrage congolais de la Ruzizi. Par ailleurs, les conditions de sécurité sont bien meilleures au Rwanda qu’au Congo-Kinshasa. Demander à ces Congolais de rentrer chez eux équivaudrait à faire preuve d’idiotie. Car, le devoir des dirigeants congolais est de s’attaquer aux causes ci-dessous plutôt que de lancer des appels irresponsables au retour et qui ne seront pas suivis d’effet.

« Il y a de la place pour tous » les Congolais au Congo-Kinshasa, dixit Félix Tshisekedi Tshilombo. Existe-t-il un seul Congolais qui aurait pris le chemin de l’exil parce qu’il s’imaginait qu’il n’y avait pas assez de place pour toutes les Congolaises et tous les Congolais dans leur pays? Au cours de son existence qui date du 30 juin 1960, le Congo-Kinshasa s’est-il retrouvé un seul instant dans la situation du Rwanda du président Juvénal Habyarimana qui déniait aux exilés Tutsi le droit de rentrer dans leur pays sous prétexte qu’il n’y avait pas assez de place pour toutes les Rwandaises et tous les Rwandais?

Etudiant de troisième cycle en Coopération et développement à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) au début des années 90, je me suis penché sur la problématique de l’immigration congolaise en Belgique dans mon mémoire de maîtrise. Le travail réalisé s’était distingué à telle enseigne que trois professeurs (le directeur et les deux lecteurs du mémoire) le recommandèrent pour publication à l’Institut Africain-CEDAF qui en copublia une version remaniée avec les Editions L’Harmattan sous le titre « Migration Sud/Nord: levier ou obstacle? Les Zaïrois en Belgique » (1995, 167 pages). Considéré comme un ouvrage de référence par les centres d’études traitant du phénomène migratoire en Europe, le livre classe les causes de l’émigration congolaise en deux catégories. Il y a d’abord celles qui rentrent dans le cadre de l’échec de l’indépendance à travers les régimes politiques successifs, l’échec de la division internationale du travail et le masque de la coopération au développement, l’échec de la solidarité traditionnelle, et la démocratisation. Viennent ensuite celles suscitées par l’appel de l’Occident à travers l’héritage colonial, l’action des médias et de la musique zaïroise et l’action des migrants, les fameux « Mikilistes ». Non seulement le problème de l’espace ne se pose pas mais il ne peut pas se poser pour le Congo-Kinshasa qui, avec environ 27 hab./km², figure au 150ème rang sur la liste des 195 pays par densité de population.

De Mobutu Sese Seko à Félix Tshisekedi Tshilombo, en passant par Laurent-Désiré Kabila et Joseph Kabila Kabange, les membres de la diaspora congolaise n’ont jamais été demandeurs d’appels ou d’encouragements à rentrer au pays de la part de qui que ce soit et encore moins de la part de leurs chefs d’Etat successifs. Dans le contexte politique, économique et social congolais, un Président de la république intelligent et responsable doit plutôt les encourager à mieux s’intégrer dans leurs pays d’accueil respectifs afin de mieux gagner leur vie. Il doit s’investir pour que les droits de ses compatriotes soient respectés dans tous les pays d’accueil au lieu d’être ouvertement et scandaleusement bafoués comme ce fut le cas en Angola ou au Congo-Brazzaville, dans un silence assourdissant de leurs propres dirigeants. Il doit créer sur place au pays un environnement d’affaires qui permettrait à la manne financière de la diaspora d’aller au-delà de la solidarité familiale, en soutenant le développement économique national.

Il n’arriverait jamais au président turc, par exemple, d’encourager ses compatriotes de la diaspora en Occident et surtout en Allemagne à regagner la Turquie. Car, il sait que les Trucs de l’étranger constituent une force financière pour leur pays d’origine. Pour la même raison, le Roi du Maroc ne peut pas un seul instant envisager de lancer un appel analogue à celui de Félix Tshisekedi en direction de la diaspora marocaine en Occident et surtout en Belgique. Même parmi les nations les plus prospères au monde, aucun chef d’Etat ayant la tête sur les épaules n’oserait lancer un tel appel en rencontrant ses compatriotes de l’étranger. Quand un Président de la république se trompe à ce point sur une question aussi simple et vitale pour son pays, il y a lieu de se demander ce qu’on peut bien attendre de lui sur des questions plus difficiles telles que les reformes à amorcer pour asseoir la bonne gouvernance et l’Etat de droit tant claironnés. Pour paraphraser Baudouin Amba Wetshi, il faut à coup sûr s’attendre à ce qu’il parle pour faire du bruit ou pour fanfaronner, sans jamais peser le poids des mots. Une posture digne des abrutis.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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