Ce 30 juin 2019, j’ai suivi, par la magie de la télévision, l’interview exclusive que le Président Félix Tshisekedi Tshilombo a accordée à deux médias français. Avant d’examiner trois points qui me paraissent importants, je voudrais ouvrir deux parenthèses. La première consiste à saluer son courage de n’avoir pas eu le cœur à la fête comme il a toujours été question à chaque commémoration de l’anniversaire de l’indépendance de notre pays. Car, comme je l’ai écrit précédemment dans l’article intitulé « Que fête-t-on le 30 juin? » (CIC-21 juin 2019), il n’y a rien à célébrer, l’indépendance s’étant révélée être un cauchemar pour l’écrasante majorité du peuple congolais.
Deuxième parenthèse: la persistance de la mentalité du colonisé dans le chef des chefs d’Etat africains. Arrivé au pouvoir le 25 janvier 2019 après des élections mondialement connues comme frauduleuses, Tshilombo a eu le même réflexe que ses prédécesseurs: l’obsession de s’exhiber devant les ex-colonisateurs pour leur tenir ce langage: « Je suis devenu quelqu’un ». Car, sa première interview exclusive, il l’a accordée non pas aux médias de son pays mais à RFI et France 24. Ce fut le 29 juin à Lubumbashi. Du coup, le slogan tant vanté de l’UDPS (Le peuple d’abord) prend un coup; ce qui dénote un certain mépris pour le peuple au nom duquel on s’exprime.
Trois points ont surtout retenu mon attention dans l’interview ci-dessus: la prise de position du chef de l’Etat face à l’interdiction par le gouverneur de Kinshasa de la manifestation planifiée par Lamuka, le tripatouillage électoral en sa faveur et son explication de la lenteur dans la formation du gouvernement. Concernant le premier point, force est de constater que Tshilombo marche aisément sur les pas des trois dictateurs que furent Mobutu Sese Seko, Laurent-Désiré Kabila et Joseph Kabila Kabange concernant les droits fondamentaux reconnus par la Constitution, le droit de manifester en étant un. Gentiny Ngobila, le nouveau gouverneur de la ville de Kinshasa, a interdit la marche de Lamuka en se basant sur aucun argument légal; ce qui relève donc de l’arbitraire. Président de la République et garant de la bonne marche des institutions dont l’ambition serait, semble-t-il, d’instaurer l’Etat de droit, Tshilombo approuve tout bonnement la décision querellée au motif que des « débordements » auraient été constatés lors du retour de l’opposant Jean-Pierre Bemba. Pour lui, « certains » hommes politiques congolais confondraient « démocratie » et « anarchie ».
Tshilombo se croit-il différent des autres hommes politiques congolais au point de leur donner des leçons ou se reconnait-il dans ce « certains »? Laissons Jean-Pierre Bemba répondre: « Nous n’avons pas de leçon à recevoir. Lorsque les partisans de l’UDPS ont tué un policier à Mbuji-Mayi, ont brûlé les maisons de députés provinciaux à Mbuji-Mayi, de députés nationaux à Lumumbashi, ont brûlé les sièges de partis à Kinshasa, à Mbuji Mayi, ont violé l’espace de l’Assemblée nationale avec des motos pour venir distraire les députés qui y siégeaient. […] Ce qui s’est passé ce jour-là, c’étaient des incidents provoqués une fois de plus par des éléments certainement incontrôlés de l’UDPS qui ont visé mon cortège qui était protégé par la police et malheureusement qui ont atteint les policiers. […] Malheureusement nous nous apercevons que les hommes changent mais les méthodes restent les mêmes. Ceux qui hier défendaient la démocratie, la liberté d’expression, de manifestation, curieusement, une fois installés dans le siège, se comportent exactement comme ceux qu’ils dénonçaient avant ».
Depuis l’avènement au pouvoir de Tshilombo, aucune formation dite politique n’a semé l’anarchie autant que son « ligablo » UDPS. Mais cela, Tshilombo ne le voit pas. Parce qu’il est désormais au firmament du pouvoir. De son côté, Jean-Pierre Bemba ne voit pas que ce ne sont pas les « méthodes restées les mêmes » qu’il faut dénoncer. C’est plutôt le système politique resté le même et qui entraîne les mêmes réflexes. Aurait-il été à la place de Tshilombo que cela ne changerait rien de fondamental.
Tout en se montrant favorable à l’interdiction illégale de la manifestation de Lamuka, Tshilombo a promis qu’il n’y aurait pas de répression. Qu’est-ce qui peut bien justifier sa promesse? A l’entendre, « les forces de sécurité sont formées pour maintenir la paix ». On croirait rêver! Tshilombo aurait-il oublié de sitôt les répressions sanglantes et mortelles des manifestants y compris dans les rangs de son « ligablo » par les mêmes forces de sécurité tout au long du régime du despote Joseph Kabila Kabange qu’il disait combattre?
Deux questions lui ont été posées au sujet du scrutin controverse de décembre 2018. D’abord sur l’invalidation récente par la Cour constitutionnelle des mandats des députés de Lamuka. Tshilombo a reconnu qu’il y a eu « des choses inacceptables ». Cependant, il a dit ne pas vouloir s’immiscer dans le fonctionnement de la justice. Il a assuré avoir rencontré les membres de la Cour constitutionnel pour partager avec elle sa façon de voir les choses en sa qualité de citoyen. Vous être président de la république. La Constitution vous donne le droit de garantir le bon fonctionnement des institutions. Vous constatez « des choses inacceptables » dans le fonctionnement d’une institution. Et que faites-vous? Rien. N’est-on pas là en face d’une bien curieuse définition de l’Etat de droit?
Les journalistes de RFI et France 24 ont ensuite évoqué l’opacité de l’élection qui a hissé Tshilombo au sommet de l’Etat. Pour lui, la CENCO n’a jamais démontré ce qu’elle avait avancé comme chiffres ou ordre d’arrivée à la présidentielle. Martin Fayulu non plus, a-t-il ajouté. Mais à l’évocation du non-respect de la loi électorale par la CENI qui n’a toujours pas publié les PV des résultats des élections, le garant du bon fonctionnement des institutions a préféré botter en touche: « Ça, il faut le demander à la CENI ». Sacré Tshilombo!
Les affabulations du président de la république ont atteint leur point culminant quand il a expliqué la lenteur dans la formation du gouvernement. Il s’est avant tout insurgé contre toute stigmatisation du Congo, arguant que d’autres Etats dont la Belgique et l’Allemagne ont déjà vécu un tel retard. Ouvrons une parenthèse pour signaler un article que j’ai écrit à ce sujet: « Madame la Présidente de l’Assemblée nationale, comparaison n’est pas raison » (CIC-16 mai 2019). L’explication ne tient pas la route, car en Europe, il s’agit de concilier des points de vue différents voire antagonistes sur la gestion commune de l’Etat. Mais au Congo, Tshilombo l’a déclaré lui-même, les deux locomotives de la coalition FCC-CACH, le PPRD et l’UDPS, auraient déjà en commun la social-démocratie comme idéologie. Il est allé plus loin en indiquant que le deal entre lui et son prédécesseur serait un « accord verbal », en raison justement de ce commun dénominateur, et « le reste, il sera écrit ». Interdiction de rire quand on entend cela de la part d’un homme qui se targue de vouloir apporter un « changement radical » dans la gouvernance de son pays. Tshilombo l’a dit clairement: partager la même idéologie facilite la mutualisation des forces. Pourquoi les choses tardent-elles alors? Au fait, depuis quand la politique au Congo se mène-t-elle sur base idéologique? Pourquoi le PPRD et l’UDPS qui auraient des valeurs communes se sont-ils combattus pendant plus d’une décennie? Pourquoi Tshilombo avait-il déclaré avoir été aux Etats-Unis pour demander de l’aide afin de déboulonner la dictature dans son pays?
Je l’ai déjà écrit mille et une fois. La condamnation perpétuelle du Congo et de bien d’autres Etats africains au bagne de la misère est le résultat obligé de la démission des élites locales devant les tares du modèle politique hérité de la colonisation. Depuis les indépendances, les élites africaines ne sont pas parvenues à identifier le problème majeur posé par l’Etat en Afrique. Celui-ci, né du despotisme européen exacerbé par le colonialisme, a aplati toutes les « différences » et contradictions inhérentes à la juxtaposition de populations en les soumettant à une centralisation forcée exogène. Les identités communautaires ou régionalistes ont été ignorées (voire instrumentalisées quand nécessaire) mais elles ont survécu et prospèrent en temps d’incertitudes. L’Afrique souffre de ses structures politiques issues d’Etats-Nations quasiment inexistants sur le continent! Tout processus d’émancipation de cette camisole de force passe par un ajustement politique indispensable qui prenne en compte tous les niveaux des sociétés africaines et notamment la « tribu », l’ « ethnie » ou la région. Le citoyen africain peut à la fois être loyal à son foyer culturel et à son pays territorial. Et des modèles politiques démocratiques alternatifs sont possibles et imaginables en Afrique. S’imaginer que tel ou tel autre individu ou groupe d’individus ferait la différence une fois arrivé au pouvoir, c’est oublier hélas que tant que le système politique restera le même, il n’y aura qu’une et une seule gouvernance possible, celle du « ôte-toi de là que je m’y mette »… pour faire exactement ce qu’on dénonçait hier. Félix Tshisekedi Tshilombo en est une parfaite et énième illustration.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo