Vingt-sept mois soit huit cent-dix jours. C’est le temps que la dépouille mortuaire d’Etienne Tshisekedi wa Mulumba a passé dans un funérarium dans la commune bruxelloise d’Ixelles. Une situation autant scandaleuse que révoltante. La politique politicienne est passée par-là. Rarement un mort n’a suscité autant de méfiance auprès des dirigeants d’un pays.
Décédé le 1er février 2017 à l’âge de 84 ans, « Ya Tshitshi », comme l’appelaient affectueusement les Congolais, toutes tendances politiques et philosophiques confondues, était interdit de « reposer en paix » sur la terre de ses ancêtres. Aucune compagnie aérienne n’était autorisée à embarquer le cercueil contenant le corps du défunt. « Joseph Kabila » dont le dernier mandat a pris fin le 19 décembre 2016 redoutait, semble-t-il, que les « Combattants » de l’UDPS prennent prétexte du rapatriement pour renverser son pouvoir devenu inconstitutionnel.
Jeudi 30 mai 2019. L’avion transportant la dépouille mortuaire de l’ancien président de l’UDPS et Premier ministre Etienne Tshisekedi wa Mulumba a atterri à 19h22. Mama Marthe, la veuve, était à bord. Felix Tshisekedi Tshilombo, lui, se trouvait au pied de l’avion. Qui a dit que le temps était l’ennemi de l’émotion? « Une tristesse non-feinte se lisait sur les visages parfois envahis de larmes », témoigne un Kinois joint au téléphone. C’est aux environs de 20h45 que le cortège – le président Felix Tshisekedi en tête – a quitté l’aérogare de Ndjili. Destination: la morgue de l’hôpital du Cinquantenaire où le corps doit être gardé en attendant les obsèques.
Au moment où ces lignes sont écrites, aucun incident grave n’a été signalé sur le parcours. L’heure incertaine de l’arrivée de cet aéronef a, sans doute, dissuadé les Kinois à se rendre plus nombreux à l’aéroport. Plusieurs milliers d’entre eux ont fait néanmoins le déplacement. « On peut comprendre les appréhensions exprimées jadis par Joseph Kabila. Le constat est là: même mort, Ya Tshitshi reste populaire », ironisait notre interlocuteur.
LA LETTRE DES « TREIZE »
Né à Luluabourg (Kananga) le 14 décembre 1932, Etienne Tshisekedi wa Mulumba, docteur en droit, a commencé la vie politique en adhérant à l’aile Kalonji du MNC (Mouvement national congolais). L’homme a connu tous les « temps chauds » de la politique zaïro-congolaise. Élu député lors des élections législatives de mai 1965, il fait son entrée au gouvernement au lendemain de la prise du pouvoir par le général Mobutu.
Intérieur, Justice, Plan. Ce sont les ministères qu’il a eu à diriger. En 1966, il participe à la rédaction de la « Constitution révolutionnaire » promulguée le 5 avril 1967. Le 20 mai de la même année, le nouveau chef de l’Etat créé le Mouvement populaire de la révolution (MPR), un futur parti-Etat qui ne dit pas encore son nom. C’est ici que remonte le premier « clash idéologique » entre Tshisekedi et Mobutu. En cause, la méconnaissance de l’article 4 de ladite loi fondamentale qui stipulait notamment: « Les partis ou groupement politiques concourent à l’expression du suffrage. (…). Il ne peut être créé plus de deux partis dans la République ».
Après un passage éclair à l’ambassade du Congo à Rabat, au Maroc, il regagne le pays en 1970 où il est élu député national et désigné deuxième vice-président du Conseil législatif (Assemblée nationale). En 1980, il rédige avec douze autres parlementaires la fameuse « Lettre ouverte au président Mobutu » au ton réquisitorial. Les rédacteurs fustigent de la première à la dernière page le fossé existant entre le discours et l’action du chef de l’Etat. Un crime-de lèse-Président. A l’époque, Mobutu Sese Seko était encore dans sa toute puissance.
Les « Treize » vont connaître le bannissement et une terrible « traversée de la savane » – pour ne pas dire désert – par la relégation dans l’arrière-pays. Privation, humiliation, violence. Ils ont tout subi.
BRAS DE FER MOBUTU-TSHISEKEDI
Le 24 avril 1990, le maréchal Mobutu prononce son discours restaurant le pluralisme politique. Etienne Tshisekedi wa Mulumba se trouvait ce jour-là encore en « résidence surveillée » chez lui dans la commune kinoise de Limété. Dans la soirée, la mesure est levée.
Le lendemain 25 avril, Tshisekedi reçoit les représentants de la presse internationale venus couvrir l’allocution de Mobutu. « Mobutu n’a plus de légitimité. Il doit démissionner. S’il ne le fait pas, notre peuple va le chasser comme son ami Nicolae Ceaucescu [Ndlr: l’ex-Président roumain]« . C’est par ces mots que l’orateur du jour entama l’échange avec les médias. Certains témoins avaient déploré l’intransigeance qui échappait de chaque phrase du locuteur. C’est le point de départ du bras de fer Mobutu-Tshisekedi aux conséquences imprévisibles pour le pays. L’élection de celui-ci comme Premier ministre par la Conférence nationale souveraine, en août 1992, ne sera pas d’un grand secours. Les deux hommes ont poursuivi les empoignades au point de « bloquer » l’appareil d’Etat. Conséquence: les élections prévues fin 1991 seront reportées d’année en année.
Ambassadeur des Etats-Unis à Kinshasa, Daniel H. Simpson publia un communiqué au ton très peu diplomatique sur « la situation électorale au Zaïre le 26 juillet 1996 ». Il exprima crûment la « fatigue » de son pays face au « petit jeu » stérile des politiciens zaïrois. « Je dois vous dire, peuple zaïrois, à travers vos médias (…), que je suis déçu par la lenteur du progrès réalisé, par l’attitude actuelle de ce qu’il convient d’appeler classe politique de votre pays quant à l’achèvement de la transition, et par le risque que courent le Zaïre et ses amis, de voir leurs actions conduire à un autre report injustifié de ce processus qui ne demande qu’à être achevé », écrit-il.
NOUS SOMMES TOUS DES « TSHISEKEDISTES »
A l’époque, les deux « familles politiques » étaient occupées au « partage équitable et équilibré » des postes dans la diplomatie, les entreprises publiques et les exécutifs régionaux sous le prétexte que personne n’a gagné les élections. Il poursuit: « (…). Si, une fois de plus, la ‘classe politique’ (sic!) fait savoir aux Zaïrois et au monde qu’elle est incapable de mener le pays au bout de la transition comme prévu en juillet 1997, les amis du Zaïre dans le monde, en commençant par les Etats-Unis d’Amérique, seront très déçus ».
Coïncidence ou pas, en octobre 1996, c’est le début de la guerre dite des « Banyamulenge » suivi par la naissance de l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre). Le 17 mai 1997, LD Kabila s’auto-proclame Président de la République.
Du 17 mai 1997 à son décès le 1er février 2017, Etienne Tshisekedi wa Mulumba va pourfendre l’autoritarisme et l’arbitraire du régime tant de Mzee Kabila que celui de « Joseph ». Au premier, il a exhorté de demander la « facture » à ses parrains ougandais et rwandais afin que ceux-ci laissent les Congolais s’occuper de leurs affaires sans interférences étrangères. Cette prise de position lui vaut une nouvelle relégation.
Le 16 janvier 2001, LD Kabila meurt dans des circonstances non élucidées à ce jour. Il est remplacé par « son fils ». « Il n’a ni vision ni programme », disait Tshitshi de ce dernier.
Après avoir boycotté l’élection présidentielle de 2006, Tshisekedi se présente à celle du 28 novembre 2011. De l’avis général, bien que chaotique, le scrutin aurait été remporté par le « Sphinx de Limete », comme l’appelaient ses partisans. Déçu par la duplicité de la « communauté internationale », Tshisekedi décide de s’auto-couronner chef de l’Etat. « Joseph Kabila » le fait assigner à résidence.
Après avoir retrouvé sa liberté de mouvement et de parole, Tshisekedi wa Mulumba ne cessera pas de contester la légitimité du pouvoir kabiliste. Et ce jusqu’à la mise en route du dialogue piloté en 2016 par les évêques catholiques.
Le 1er février 2017, le leader charismatique de l’UDPS est emporté par une embolie pulmonaire. « Kabila » s’opposera jusqu’au bout au rapatriement de la dépouille mortuaire sous prétexte d’éviter des troubles à l’ordre public. Il a fallu attendu l’investiture de son fils, Felix-Antoine, à la tête de l’Etat pour rendre le rapatriement possible.
Tout au long de sa carrière politique, Tshisekedi va s’insurger contre le « non-respect des textes » au point de passer pour un personnage intransigeant voire cassant. « Il est aveuglé par ses certitudes », disaient des commentateurs. Reste que l’avènement de l’Etat de droit et le combat contre les antivaleurs tenaient lieu de credo pour lui.
Jeudi 30 mai 2019, les Congolais se sentaient, dans leur grande majorité, « tshisekedistes ». Sans nécessairement être membres ou sympathisants de l’UDPS.
Baudouin Amba Wetshi