RDC: La semaine où Kabila a choisi « son » président

LES COULISSES D’UNE ÉLECTION

Depuis la fin du mois de janvier, nous avons pu rencontrer et nous entretenir avec de nombreux acteurs de la scène politique congolaise et internationale. Des acteurs qui sont passés par l’Europe ou avec lesquels nous nous sommes entretenus à plusieurs reprises pour comprendre les coulisses de cette élection présidentielle hors norme. Depuis le 2 janvier, tous les voyants indiquaient que le vainqueur de ce scrutin présidentiel était connu et disposait d’une belle marge d’avance sur ses concurrents. Tous les acteurs étaient conscients de cette donne. Aujourd’hui, une amnésie sélective a frappé certains d’entre eux, d’autres ont fait une croix sur leurs valeurs essentielles, tandis que les derniers se complaisent dans cette mascarade. « La Libre » est retournée dans les coulisses pour comprendre les mécanismes qui se sont mis en place en RDC pour aboutir à la mise au pouvoir du président choisi par son prédécesseur.

La pluie s’est abattue sur Kinshasa le 30 décembre dernier. Malgré cette pluie, malgré certaines défaillances des « machines à voter », les Kinois se sont mobilisés en nombre pour se rendre aux urnes et choisir à la fois leur président de la République et leurs députés nationaux et provinciaux. Les mêmes scènes se reproduisent dans tout le pays à l’exception de Yumbi dans le Maï-Ndombe (ravagé par de terribles violences « intercommunautaires ») et Beni et Butembo, dans le Nord-Kivu. Ici, officiellement, c’est la crainte de la propagation de l’épidémie Ebola qui a poussé la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) à repousser le scrutin.

Dans tout le pays, la méfiance est de mise. Joseph Kabila, président depuis 2001, a accepté d’organiser ce scrutin à contrecœur. Atteint depuis 2016 déjà par la limite de deux mandats consécutifs, l’homme sait qu’il va devoir céder son siège présidentiel. Une perspective qui ne lui sied guère.

Mais, avant de mettre en branle ce scrutin, il a veillé à bien cadenasser toutes les structures de l’État. La Cour constitutionnelle, unique recours en cas de litiges électoraux, est complètement à sa main. Même constat pour la Ceni, qui a imposé le recours à la « machine à voter » pour ce scrutin malgré l’obligation faite par la Constitution de ne passer que par un vote papier pour la présidentielle.

LE RÔLE DÉTERMINANT DES OBSERVATEURS

Les observateurs internationaux ont été priés de rester chez eux. La République démocratique du Congo a organisé ce scrutin sur ses fonds propres et estime donc qu’elle n’a de compte à rendre à personne. Une septantaine d’observateurs de l’Union africaine sont malgré tout déployés sur le terrain. L’Église catholique, elle, a formé progressivement au moins 40.000 observateurs issus de ses rangs ou de la société civile. Un premier caillou dans l’organisation de ce scrutin. Ces témoins vont en effet emporter des copies des procès-verbaux des bureaux de vote. Difficile dès lors de « bourrer les urnes » a posteriori. Un autre caillou se nomme John Murton, l’ambassadeur britannique en RDC.

Depuis son arrivée en septembre 2017, ce fan de l’équipe de rugby du pays de Galles n’a eu de cesse de défendre contre vents et marées le régime Kabila. « Un vrai bonheur », s’amuse un habitué des couloirs de la présidence congolaise. John Murton sera le seul diplomate occidental accrédité pour observer ce scrutin… à la Gombe, le quartier chic de Kinshasa et terrain plutôt propice au candidat de la présidence. Mais l’ambassadeur Murton et son équipe, dont certains sont bien rodés dans cet exercice d’observation, vont se rendre compte que même à la Gombe le camp de la plateforme Lamuka qui soutient la candidature de Martin Fayulu a le vent en poupe.

Dès le 2 janvier, alors que les chiffres commencent à remonter massivement et que les noms de Fayulu et Lamuka reviennent comme une chanson entêtante, les communiqués et tweets des ambassadeurs occidentaux mais aussi des instances régionales (Union africaine en tête) se multiplient pour demander « que les résultats qui seront proclamés soient conformes au vote du peuple congolais ».

Les évêques congolais commencent à communiquer. Ils ont les résultats. Sans donner de nom, ils expliquent que le vainqueur dispose d’une belle avance et qu’il ne peut plus être rattrapé. Les lieutenants de Joseph Kabila sortent le bazooka pour flinguer ces déclarations qui ne donnent pourtant aucun nom.

KENGO ENTRE NUITAMMENT EN SCÈNE

Le dialogue est impossible entre les hommes d’église et Kabila. La Ceni tente d’expliquer au Président hors mandat qu’il va être très compliqué d’imposer Shadary, son candidat. Il est trop loin du premier. Il faudrait trop de voix et le taux de participation est trop faible pour en réinjecter 5 à 6 millions.

Kabila ne veut rien entendre. Il exige que « son » candidat soit déclaré vainqueur. Les deux hommes ont signé un contrat devant les caciques du régime, les Néhémie, Tshibanda et Ruberwa…

C’est là qu’entre en scène Kengo Wa Dondo, président du Sénat, et donc personnage numéro deux de l’État. L’octogénaire s’est entretenu avec les principaux candidats, il a rencontré les évêques. Il a conscience que si Kabila veut imposer Shadary, le pays risque d’exploser.

C’est ainsi que le 3 janvier au soir, alors que Shadary prépare sereinement la « grande fête » de sa victoire en passant une commande de 125.000 dollars à une brasserie kinoise, Kengo est reçu nuitamment par Kabila. Il lui explique que Shadary flirte avec les 15%. L’imposer signifierait se mettre à dos 85% de la population. Le risque d’explosion est gigantesque.

LA COMMANDE EST ANNULÉE

Le 4 janvier, Kabila contacte Mme Zerrougui, la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies et cheffe de la Monusco. Il l’envoie rencontrer Martin Fayulu. Pendant ce temps, quand un directeur de la brasserie se présente au Rotana, QG informel et branché du PPRD, le parti de Joseph Kabila, Shadary, renfrogné, lui explique que la fête est reportée et que la commande est annulée.

Le message de Kengo a changé la donne. Kabila doit se rendre à l’évidence et commencer une nouvelle négociation. Kengo, lui, sera « remercié » quelques semaines plus tard lors des législatives en n’obtenant aucun élu. « Il ne fait pas toujours bon dire la vérité », comme l’a dit un évêque.

QUELLES GARANTIES?

Le QG de Mme Zerrougui est à un jet de pierre de chez Fayulu. La rencontre entre ces deux-là est vite organisée. Mme Zerrougui a trois questions. Toutes portent sur les garanties que Martin Fayulu peut donner à Joseph Kabila. Fayulu dispose lui aussi des chiffres. Il sait qu’il est largement en tête du scrutin, qu’il est incontournable. Le candidat de Lamuka ne promet rien d’autre que d’appliquer la loi et la Constitution. Le statut de l’ancien chef de l’État est prévu dans la Constitution. Une autre question porte sur une éventuelle révision du code minier. Fayulu renvoie à son programme électoral, qui évoque le sujet et qui parle d’une table ronde avec les acteurs du secteur. Enfin vient la question d’une éventuelle rencontre entre les deux hommes. « Je n’ai jamais refusé de le voir, mais je ne voulais pas que cela se fasse en catimini », explique Martin Fayulu. Après quelques coups de fil, Fayulu propose une rencontre chez Mme Zerrougui ou sur un navire façon Outeniqua, le navire Sud-africain qui avait accueilli la rencontre entre Mobutu et Kabila père, sous l’aile de Nelson Mandela, le 4 mai 1997.

La réponse d’un Fayulu considéré comme « très difficile à manœuvrer » et « trop dangereux parce que soutenu par Moïse Katumbi, l’ennemi juré de Kabila, et Jean-Pierre Bemba » ne va pas plaire à Joseph Kabila.

Le samedi 5 janvier, Félix Tshisekedi est attendu à Brazzaville. Le président Sassou Nguesso a invité les trois principaux candidats. Fayulu est annoncé pour le dimanche, Shadary doit clôturer les visites le lundi7.

Tshisekedi ne traversera pas le fleuve. Kabila a commencé à négocier avec les deux camps. Il se méfie de Tshisekedi mais ne peut envisager de céder le pouvoir à Fayulu et ses amis. Dès ce moment, plus personne ne semble s’intéresser à la vérité des urnes.

Le samedi 5, toujours, Kabila rencontre quelques généraux. Le nom de Tshisekedi est évoqué. Les généraux, Numbi en tête, voient d’un très mauvais œil la cette piste. D’autres calculent rapidement que l’attelage Tshisekedi – Shadary représentera tout de même un peu plus d’un tiers des voix et que l’alliance entre les partis qui composent leurs plateformes peut éviter tout débordement de violence.

Numbi est chargé de prendre contact avec Fayulu. Mais, le dimanche 6, Fayulu est attendu à Brazzaville et entend honorer son invitation.

Le général Numbi insiste. Fayulu traverse le fleuve. La négociation débute vraiment dès lors avec Tshisekedi.

UN PREMIER MINISTRE DICTE PAR KABILA

Le lundi 7, Martin Fayulu doit revoir Mme Zerrougui, chez lui, à l’ombre de la tour du Kempinsky, l’ancien Grand Hôtel de Kinshasa. La dame de l’Onu a rendez-vous avec Joseph Kabila à 11 heures du matin. Quand elle rencontre Fayulu, celui-ci comprend que le pouvoir en place a fait un choix. La « patronne » des casques bleus, qui est largement sortie de son rôle lors de cette semaine cruciale, va expliquer au candidat de Lamuka que Kabila « a un problème avec Katumbi et Bemba ». C’est le dernier contact dans ce cadre entre Leila Zerrougui et Martin Fayulu. Pour le candidat de Lamuka, la messe est dite. Tshisekedi est invité à rencontrer Kabila. Il ne se fait pas prier et se rend à la ferme de Kingakati. En route, il espère décrocher la primature. Premier ministre de Shadary. Il ressortira de cette rencontre dans la peau du potentiel Président. Il ne manque que la signature d’un accord entre les deux clans. Le texte, dont une mouture avait déjà été préparée en août pour sceller l’union Kabila-Shadary, est largement revu pour coller aux nouvelles conditions. Si Tshisekedi signe ce texte préparé par les mêmes Néhémie, Tshibanda, Ruberwa…, il sera président mais devra cohabiter avec un gouvernement complètement entre les mains du FCC, la plateforme de Kabila.

Le 10 janvier, vers 3 heures du matin, Tshisekedi est proclamé vainqueur du scrutin. Les recours introduits par Fayulu n’y changeront rien.

Aujourd’hui encore, cent jours exactement après le scrutin, la Ceni n’a pas publié le moindre procès-verbal pour confirmer ce résultat. Félix Tshisekedi prétend, lui, faire de la lutte contre la corruption son cheval de bataille. Il s’est rendu à Washington à l’invitation du département d’État. Il espérait une rencontre avec Trump pour asseoir sa légitimité. L’hôte de la Maison-Blanche a préféré une rencontre avec l’épouse de Guaido, l’opposant vénézuélien…

Tshisekedi, dont le pays est aux abois financièrement, a pu rencontrer Christine Lagarde, la patronne du FMI, qui a promis l’aide de son institution… après un audit complet des comptes de l’État congolais et, notamment, de la Gécamines. La ligne de crédit est donc loin d’être ouverte et Tshisekedi sait qu’en rentrant au pays il va devoir nommer sans trop tarder un Premier ministre inévitablement issu de la Kabilie. Après avoir dû accepter de composer avec un Sénat où il ne dispose que d’un élu, Tshisekedi va devoir accepter le nom du Premier ministre qui lui sera dicté par son prédécesseur.

À SAVOIR

Depuis la fin du mois de janvier, nous avons pu rencontrer et nous entretenir avec de nombreux acteurs de la scène politique congolaise et internationale. Des acteurs qui sont passés par l’Europe ou avec lesquels nous nous sommes entretenus à chaque fois à plusieurs reprises pour comprendre les coulisses de cette élection présidentielle hors normes.

Depuis le 2 janvier, tous les voyants indiquaient que le vainqueur de ce scrutin présidentiel était connu et disposait d’une belle marge d’avance sur ses concurrents. Tous les acteurs étaient conscients de cette donne. Aujourd’hui, une amnésie sélective a frappé certains acteurs, d’autres ont fait une croix sur leurs valeurs essentielles, tandis que les derniers se complaisent dans cette mascarade.

Nous sommes retournés dans les coulisses pour comprendre les mécanismes qui se sont mis en place en RDC pour aboutir à la mise au pouvoir du président choisi par son prédécesseur.

 

Par Hubert Leclercq, in La Libre Afrique, le 07-04-19

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