Depuis la nuit du 14 au 15 novembre, les Zimbabwéens doivent fortement méditer les paroles de la chanson congolaise « Eloko oyo ». Traduisez: « Cette chose ». Reprise ou plagiée par Fally Ipupa qui l’a hissée au niveau international à travers un clip dans une version édulcorée, la chanson de l’artiste musicien Mabele Elisi, décédé en 2012, donne une idée des exploits possibles de « La chose ». Celle-ci, chante-il, est plus précieuse que le diamant (Eloko oyo eleki diamant, yango oyo). Elle est capable d’acheter des véhicules, des parcelles, des billets d’avion pour l’Occident, etc. Au Zimbabwe, elle vient de faire vaciller le pouvoir sans partage, depuis 37 ans, de l’indétrônable dictateur Robert Mugabe.
Dans le climat délétère pour la succession de ce dictateur de 93 ans et candidat à l’élection présidentielle de 2018, son épouse Grace Mugabe, 52 ans, annonce, le 5 novembre, qu’elle est prête le moment venu à succéder à son mari, et que le parti au pouvoir allait bientôt changer ses statuts pour qu’une femme soit vice-présidente. Le 6 novembre, Mugabe, sous l’emprise de « La chose », limoge « avec effet immédiat » son vice-président Emmerson Mnangagwa, 75 ans, longtemps présenté comme son dauphin. Le 7 novembre, le Chronicle, un quotidien d’Etat, accuse ce dernier de comploter en vue de « s’emparer du pouvoir ». Le 8 novembre, Mnangagwa annonce avoir quitté son pays en raison des « menaces incessantes ». Il promet de défier le couple Mugabe en ces termes: « Le temps est venu de dire non aux demi-dieux et personnes qui sont autocentrées et ne pensent qu’à elles-mêmes et leur famille ». Le même jour dans la soirée, la Zanu-PF, Parti-Etat qui refuse de porter son nom, annonce son expulsion du parti, sur décision « unanime » du politburo. En défiant Mugabe, Mnangagwa sait ce qu’il fait. Ancien ministre de la Défense et ex-patron des services secrets, il entretient des liens étroits avec les militaires. Le résultat du bras de fer au sommet de l’Etat ne se fait pas attendre. Le 13 novembre, le chef de l’armée, le général Constantino Chiwenga, 61 ans, défit à son tour Mugabe: « La purge actuelle qui vise clairement les membres du parti doit cesser immédiatement ». Il se fait menaçant: « Nous devons rappeler à ceux qui sont derrière ces dangereuses manigances que lorsqu’il s’agit de protéger notre révolution, l’armée n’hésitera pas à intervenir ». Le 14 novembre, le Parti-Etat qualifie les critiques du chef de l’armée de « trahison ». Et ce qui devait arriver arriva: échanges de tirs nourris près de la résidence privée de Mugabe à Harare suivis de l’annonce par des officiers, dans la nuit, d’une intervention visant à éliminer des criminels dans l’entourage du chef de l’Etat qui est de ce fait placé en résidence surveillée.
On pourrait bien s’intéresser à l’influence ou la puissance de « Eloko oyo » en politique, de manière générale, ou auprès de Mugabe en particulier. Mais laissons à d’autres cette tâche. Intéressons-nous plutôt aux déclarations de l’Union Africaine (UA) dans cette énième crise à laquelle elle fait face, crise provoquée par « La chose » de Grace Mugabe. Dans une interview accordée à plusieurs médias à Paris, le chef de l’Etat guinéen Alpha Condé, président en exercice de l’UA frappe du poing sur la table: « Nous exigeons le respect de la Constitution, le retour à l’ordre constitutionnel, et nous n’accepterons jamais le coup d’Etat militaire ». Le président de la Commission de l’UA, le Tchadien Moussa Faki Mahamat, lui emboite le pas en demandant « instamment à tous les acteurs concernés de promouvoir une solution à la situation présente dans le respect de la Constitution du Zimbabwe et des instruments pertinents de l’Union Africaine, notamment la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance ».
Mugabe est un dictateur voire même un tyran. La Constitution du Zimbabwe lui sert à s’éterniser au pouvoir, confortant ainsi la confiscation des instruments de souveraineté de tout un peuple à son profit personnel et à celui des membres de sa famille et de sa clientèle interne. Il s’agit donc d’une loi fondamentale foncièrement injuste et aux antipodes des principes que l’AU prétend défendre et promouvoir. Si l’UA était réellement au service de l’humanité, face à la longue dictature de Mugabe, elle devait faire sienne cette pensée de Martin Luther King dans la « Lettre de Birmingham », écrite en prison en 1963: « On pourrait fort bien nous demander: Comment pouvez-vous recommander de violer certaines lois et d’en respecter certaines autres? La réponse repose sur le fait qu’il existe deux catégories de lois: celles qui sont justes et celles qui sont injustes. Je suis le premier à prêcher l’obéissance aux lois justes. L’obéissance aux lois justes n’est pas seulement un devoir juridique, c’est aussi un devoir moral. Inversement, chacun est moralement tenu de désobéir aux lois injustes. J’abonderais dans le sens de Saint Augustin pour qui une loi injuste n’est pas une loi ». En l’absence de contre-pouvoirs effectifs aux pleins pouvoirs réels du dictateur, le coup de force de l’armée zimbabwéenne force le respect d’autant plus qu’il intervient non pas pour s’accaparer du pouvoir, mais pour empêcher qu’il ne soit l’éternel monopole d’une coterie familiale.
En s’opposant à l’action salvatrice des militaires zimbabwéens, l’UA se couvre davantage de ridicule quand elle évoque la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Adoptée par la huitième session ordinaire de la Conférence du 30 janvier 2007 à Addis Abeba en Ethiopie, cette charte n’a été signée et ratifiée jusqu’ici que par 10 Etats (Afrique du Sud, Burkina Faso, Ethiopie, Ghana, Guinée Conakry, Lesotho, Mauritanie, Rwanda, Sierra Leone et Zambie). Le Congo-Kinshasa, où l’idiot de service Laurent-Désiré Kabila avait cru qu’il suffisait d’ajouter l’adjectif démocratique au nom du pays pour que la démocratie s’y enracine, fait partie des 28 Etats qui l’ont signée mais sans la ratifier; ce qui en dit long sur l’état d’esprit démocratique de ses dirigeants.
Le Président de la Commission de l’UA ne peut pas brandir la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance au Zimbabwe, Etat-membre qui ne l’a pas encore ratifiée. Il doit plutôt s’employer à emmener tous les Etats à ratifier celle-ci. Par ailleurs, dans son Article 23, la charte énumère cinq moyens qui constituent un changement anticonstitutionnel de gouvernement et qui sont de ce fait passibles de sanctions appropriées de la part de l’UA. Si « le putsch ou coup d’Etat contre un gouvernement démocratiquement élu » en est un, encore que les élections dites démocratiques ne sont que des simulacres dans bien d’Etats africains à l’instar justement du Zimbabwe, « tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique » en est un autre. Pourtant, face aux révisions constitutionnelles visant à s’éterniser au pouvoir et qui sont devenues la principale gymnastique des despotes africains, l’UA s’illustre par son silence quand elle ne se distingue pas par des satisfécits imbéciles. Comme au Congo-Kinshasa, par exemple, où Joseph Kabila, qui se débat comme un diablotin, au vu et au su de tout le monde, pour soit modifier la Constitution dans ce but, soit ne pas organiser les élections à la fin de son deuxième et dernier mandat, bénéficie du soutien sans faille de l’UA.
En rédigeant la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, les Etats africains avaient beau clamer « s’inspirer des objectifs et principes énoncés dans l’Acte constitutif de l’UA, en particulier en ses articles 3 et 4 qui soulignent l’importance de la bonne gouvernance, de la participation populaire, de l’Etat de droit et des droits de l’homme », mais les lois fondamentales et la justice n’iront jamais dans le même sens du fait du péché originel de l’OUA/UA qui voudrait que tous les Etats africains en fassent partie sans qu’ils n’aient à partager des valeurs communes. Il est temps que les Africains prennent conscience de cette aberration s’ils tiennent à mettre un terme à l’incurie endémique des pouvoirs. Il est temps que les Etats africains dans lesquels la démocratie semble prendre racine quittent l’UA pour créer une autre organisation sur cette base, laquelle organisation serait ouverte aux autres Etats dont l’adhésion serait conditionnée à des réformes profondes et mesurables visant à asseoir l’Etat de droit et la bonne gouvernance.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo