Comme mon nom l’indique, je suis muluba. Et je suis aussi un patriote congolais, ancien séminariste, chrétien, ancien étudiant de l’Université Catholique de Louvain, professeur d’université, panafricaniste et afro-centriste, fils d’un ancien gendarme qui a travaillé dans les provinces du Kwilu, du Kwango et du Maï-Ndombe, dont un frère est né à Bulungu, un autre à Kikwit et dont la mère est enterrée à Kenge. Plusieurs autres caractéristiques peuvent être ajoutées à cette présentation, notamment les associations dont je suis membre, mes options en politique ou mes goûts en matière de sport ou de musique, etc…
Je me présente ainsi parce que ma lettre porte sur l’identité. Je me dois en effet de dénoncer un phénomène malheureux qui s’est réveillé dans la vie sociale congolaise, à savoir la tendance à voir d’abord dans les individus leur origine tribale, en oubliant les autres aspects de leur identité.
Après avoir lu ma présentation, certains s’exclameront: « encore un muluba qui se vante! », sans voir en moi un patriote en colère ou un intellectuel inquiet de l’avenir de son pays.
Chers sœurs et frères congolais,
Je vous adresse cette lettre parce que tout en comprenant la joie des membres de l’UDPS et des partisans de Félix Tshisekedi, je n’arrive pas à saisir la raison de l’euphorie et du triomphalisme de ceux qui déclarent en chantant et en dansant que le tour des baluba est arrivé de diriger le pays; je vous écris aussi suite à mon inquiétude provoquée par les réactions de certains qui déclarent que « les » baluba jubilent, « les » baluba ont trahi le pays. Bon nombre de compatriotes mettent en effet tous les baluba dans le même sac et suggèrent qu’ils sont tous occupés à fêter l’élection de leur « frère ».
Dans le contexte actuel, quand je vois le triomphalisme des uns et les réactions haineuses des autres, je réalise à quel point les démons du tribalisme risquent d’anéantir notre jeune nation en danger.
Bien sûr, la haine des baluba est ancienne en RDC où elle est assez répandue. Il y a ceux qui affirment qu’entre un serpent et un muluba c’est ce dernier qu’il faut éliminer, Il y a aussi ceux qui traitent les baluba d’arrogants, escrocs, dominateurs. Toutefois, les réactions haineuses d’aujourd’hui s’expriment dans un contexte particulier où un muluba a été proclamé Président de la République et où le pays se trouve devant des défis énormes et des enjeux brûlants.
En fait, je vous pose à tous une première question: qui est tribaliste et qui ne l’est pas?
Ceux des baluba qui affirment qu’avec l’accession d’un des leurs à la magistrature suprême le tour de leur tribu est arrivé de diriger le pays, sont tribalistes. En effet ces personnes croient à tort que leur tribu est parvenue au pouvoir alors que celui-ci n’est jamais exercé par une tribu entière mais par une poignée de privilégiés parmi lesquels figureront des ressortissants d’autres tribus. Mais sont tout aussi tribalistes les autres congolais qui assimilent ce groupe de personnes triomphalistes à toute une tribu sans connaître le pourcentages de triomphalistes, d’indifférents ou de ceux qui sont inquiets des résultats annoncés. Est donc tribaliste celui qui prétend que les baluba jubilent sans savoir si tous les baluba jubilent.
A cette première question s’ajoute une autre: en dehors de ses proches, famille, amis, partisans et membres de son parti, quelle raison tous les Baluba du monde entier auraient-ils de se réjouir de la proclamation de Félix Tshisekedi comme Président de la République?
Chaque muluba trouvera-t-il un emploi, aura-t-il de meilleurs soins de santé ou une bonne scolarité pour ses enfants du seul fait qu’un Tshisekedi est devenu Président au lieu d’un Mungala ou d’un Mboyo? L’histoire de notre pays nous apprend que tous les Ngbandi n’ont pas bénéficié des avantages du pouvoir de Mobutu, beaucoup d’entre eux étaient des laissés pour compte à Gemena et à Gbadolite. L’état dans lequel le régime Mobutu a laissé la ville de Mbandaka ne peut pas laisser penser que tous les ressortissants de l’Equateur, considérés par les autres zaïrois comme les « frères » de Mobutu et d’autres dignitaires originaires de cette province, avaient exercé ou simplement profité du pouvoir.
Chers sœurs et frères congolais,
Si la proclamation de Félix Tshisekedi s’était faite dans la transparence et le respect des règles démocratiques et suivant des procédures incontestables, le groupe de baluba si heureux aurait, plutôt que de céder à l’euphorie et au triomphalisme, pris la mesure de la situation, de la gravité des enjeux et de la complexité des défis pour s’interroger: le premier muluba Président de la République a-t-il les atouts nécessaire pour être à la hauteur des enjeux? Aura-t-il la marge de manœuvre requise ainsi que la vision, le programme et les cadres susceptibles de l’aider à relever le défi? Bref a-t-il les moyens de sa politique? Et qu’arriverait-il s’il échouait?
Pour un peuple qui se dit et que l’on dit intelligent, ces interrogations seraient plus indiquées que le triomphalisme tapageur affiché par certains, car un échec d’un Président muluba ferait date dans l’histoire du pays et serait une aubaine pour les congolais qui détestent les baluba.
Car beaucoup de choses sont dites au sujet de la proclamation de Félix Tshisekedi comme Président de la République et certains faits troublants suscitent des questions. Le calendrier électoral prévoyait la publication des résultats des élections provinciales et législatives après l’investiture du Président élu mais cette publication a eu lieu même avant la validation du résultat de la présidentielle. Rien n’indique que les résultats annoncés aient fait l’objet d’une compilation transparente et incontestable .Un organisme aussi crédible que la CENCO, qui a déployé 40.000 observateurs électoraux sur le terrain, conteste le résultat de la présidentielle annoncé par la CENI. D’aucuns suggèrent que ce résultat serait le fruit d’un arrangement avec le FCC, que cet arrangement aurait déjà prévu la cohabitation entre l’UDPS et le FCC qui, suite aux résultats présentés, aura le contrôle du Sénat, de l’Assemblée nationale, des Assemblées provinciales, de la Primature et des gouvernorats de province; et que de ce fait le nouveau Président sera dans l’incapacité d’impulser le changement attendu par le peuple congolais. Les méchantes langues vont jusqu’à affirmer que le nouveau Président a emboîté le pas à Samy Badibanga et Bruno Tshibala, certes avec un titre plus ronflant mais sans pouvoir réel. Tout cela est-il vrai? L’avenir nous le dira. Si cela était vrai, quelles raisons y aurait-il de chanter et de danser? Ceux qui chantent et chantent devraient plutôt s’inquiéter que l’élection du premier Président muluba soit si controversée! Ils devraient se demander si, à long terme, son échec éventuel ne se retournerait pas contre eux. On peut déjà imaginer les commentaires: ces traîtres de baluba! Ces incapables de baluba! Ces fanfarons de baluba! Où est donc passée leur grande gueule?
Ceux qui chantent et dansent devraient donc prier pour que le Président Félix Tshisekedi réussisse, car alors leur joie sera de longue durée et surtout tous les congolais, et avec eux tous les baluba, n’auront pas à déplorer les élections qui viennent de se dérouler.
Si le nouveau Président ne parvenait pas à réhabiliter l’Etat de droit, à sécuriser tous nos concitoyens, à doter les congolais d’une carte d’identité, à moraliser la magistrature et l’ensemble de la vie publique, à éradiquer la corruption et l’impunité généralisées; s’il ne parvenait pas à modifier la structure de notre économie, à créer des emplois et à assurer un minimum de bien-être à la majorité des congolais, s’il n’arrivait pas à redresser l’enseignement, à coup sûr les baluba seraient traités de tous les noms.
Les propos anti-baluba d’aujourd’hui préfigurent l’opprobre qui demain pourrait être jetée sur toute une tribu dont la majeure partie n’aura, comme les autres congolais, tiré aucun parti du pouvoir de leur « frère ». D’où cette autre question: pourquoi tant de congolais ont-ils la haine des baluba? Pourquoi les excentricités et les fanfaronnades de quelques individus sont-elles attribuées à leur tribu dans sa totalité? En d’autres termes pourquoi, au Congo, voyons-nous, non pas les individus qui agissent mal ou bien, mais toujours le groupe tribal auquel ils appartiennent?
Chers sœurs et frères congolais,
En ce moment où plus que jamais notre peuple espère voir se concrétiser un changement auquel il aspire depuis des décennies, force est de nous mettre tous en garde contre les démons du tribalisme et les dérives d’une mauvaise compréhension de l’identité. Bien sûr, chaque individu a toujours une identité à plusieurs facettes ou aspects comme je l’ai indiqué en commençant cette lettre.
Nous congolais nous devons nous demander pourquoi, parmi tous ces aspects, seul l’aspect tribal est valorisé. La même dérive est constatée dans d’autres pays africains où des compatriotes sont assassinés uniquement en raison de leur appartenance tribale.
La question se pose avec d’autant plus de force que cet aspect tribal de notre identité nous ne le choisissons pas en naissant, contrairement aux autres aspects. En effet nous ne choisissons pas de naître mumbala ou murega mais nous choisissons notre église, notre syndicat ou notre parti politique. Alors pourquoi reprocher à quelqu’un une identité qu’il n’a pas choisie? Pourquoi lui reprocher non pas ce qu’il fait mais ce qu’il est? Et pourquoi penser que tous les ressortissants d’une même tribu ont le même comportement alors que chacun est différent selon son caractère, son éducation et l’influence de son milieu social?
Nous sommes enfermés dans un véritable piège identitaire qui réduit l’identité si complexe de chacun d’entre nous à son seul aspect tribal. Et du coup, dans la vie sociale, ce ne sont pas les individus que nous voyons mais leur tribu que parfois eux-mêmes ne connaissent pas. Notre identité est devenue un piège dans lequel nos tribus sont enfermées, au lieu d’être un pont pour vivre notre diversité dans l’unité et la cohésion. Et de ce fait, notre pays est en danger et nos conflits tribaux profitent aux ennemis du Congo, Le Christ disait: « une maison divisée contre elle-même ne peut pas subsister ». Effectivement, l’avenir d’un peuple divisé comme nous le sommes est incertain, tant les risques de balkanisation du pays sont réels.
Chers sœurs et frères congolais,
Notre identité tribale est un piège chaque fois que nous l’introduisons dans la vie politique, tant les différences entre ces deux éléments sont grandes.
En fait à quoi sert l’identité tribale? Que signifie être ngombe ou tetela, yombe ou mushi? L’identité ethnique nous donne une origine, une langue, un nom et des coutumes que nous devons observer dans certaines circonstances de la vie (naissance, mariage, mort etc…) Avec un tel rôle, l’identité tribale est bien loin de la vie politique. Par exemple, dans la vie politique règne une seule loi valable pour tous les citoyens, contrairement aux coutumes qui sont respectées par chaque tribu particulière. Autre exemple: dans la vie politique les acteurs développent, dans le cadre de leurs partis, des idées et des programmes bien différents des traditions pratiquées par les diverses tribus. Finalement le domaine politique ne se réfère pas aux origines des citoyens mais à l’action qui doit être menée pour satisfaire leurs besoins. En d’autres termes, le domaine politique est celui du pouvoir, c’est à dire la capacité d’agir sur les choses et sur les hommes en vue du progrès du pays et du bien-être des citoyens.
Quand on observe bien ces différences, on comprend combien il est absurde de mélanger l’identité tribale et la politique. En effet, l’acteur politique ne peut pas être considéré par rapport à ses origines ni à son nom qui ne lui sont d’aucune utilité dans l’exercice de sa fonction. Il doit être considéré par rapport à ses idées et à son programme. Dans les pays développés, l’origine des acteurs politiques n’intéresse pas les citoyens parce qu’elle n’a rien à voir avec leurs besoins de sécurité, de stabilité économique, d’emplois, de routes, de soins et de scolarité pour leurs enfants. Par contre au Congo, les acteurs politiques sont toujours choisis en fonction de leurs origines tribales qu’on appelle « géopolitique »; l’identification des citoyens commence toujours par les origines comme si c’était la chose la plus importante, pourtant le fait d’être musakata ou muhemba ne change rien à l’efficacité d’un ministre. Tous les lunda ou mongo peuvent élire comme bourgmestre leur « frère » mais cela ne changera rien à la technicité de son travail! Un ministre twa ou un bourgmestre musingombe peut favoriser ses « frères » au détriment d’autres concitoyens mais cette pratique trahit le service de l’Etat qu’il prétend servir car l’Etat recherche l’intérêt général, il est au service de tous et non d’une catégorie des citoyens.
Les baluba qui sont aujourd’hui dans l’euphorie devraient se rappeler leur sagesse ancestrale qui a toujours rejeté le tribalisme. A propos du pouvoir cette sage: « mukalenga kakuidi tshoto neakuila bantu bonso »(le chef n’est pas au service de son clan mais plutôt au service de tous ses administrés). Concernant la cohabitation entre les habitants d’un même village, cette sagesse estime que le lien social est plus large et plus important que le lien de sang: « muasa nende ngua nyoko » (ton voisin est vraiment le fils de ta mère), « muena mutumba mmuanenu » (ton voisin est ton frère). Même un adage ancien qui disait « ku tshinu kuikala wenu » (il vaut mieux qu’il y ait un des tiens autour du mortier pour que tu sois servi) a été ainsi modifié: « ku tshinu kuikala muimpe » (il vaut mieux qu’il y ait quelqu’un de généreux autour du mortier).
Certainement ces adages ont leur équivalent dans les autres langues congolaises. La colonisation a renforcé le sentiment tribal et s’est employée à opposer les tribus les unes aux autres pour mieux les dominer. Et la classe politique a souvent utilisé ce sentiment tribal pour obtenir des adhésions ou affaiblir un adversaire, en négligeant de renforcer plutôt le sentiment national nécessaire pour une jeune nation comme la nôtre.
On entend l’un ou l’autre muluba déclarer que Dieu a créé sa tribu avec plus de soins que les autres et que les baluba sont les plus beaux. Devant de tells inepties qui rappellent le racisme le plus primaire subi par les Noirs dans le monde, la réaction doit être unanime: de tels propos sont une honte, ils sont inadmissibles! Tout patriote doit être convaincu qu’il n’y a au Congo aucune tribu supérieure aux autres à quelque point de vue que ce soit. Il n’y a que des individus avec leurs qualités et leurs défauts, tous appelés à être des citoyens responsables et de bons dirigeants; tout patriote doit se convaincre que les congolais sont tous sœurs et frères, appelés à l’unité et à la cohésion sans lesquelles le Congo n’a pas d’avenir.
Chers sœurs et frères congolais,
L’heure est grave. Les démons du tribalisme qui se sont réveillés sont un danger mortel pour le Congo. L’unité que nous chantions dans « la Zaïroise » et que nous continuons à chanter dans le « Debout congolais » est notre première arme face aux forces qui envient notre terre et convoitent nos ressources.
Les élections chaotiques que nous venons de connaître ainsi que les résultats controversés qui en sont sortis ne doivent pas nous conduire à des déchirements tribaux suicidaires. Si nous nous laissons aller à ces passions, que sera notre pays dans vingt ans? Nos différences tribales peuvent-elles nous assurer l’emploi, l’habitat, les soins de santé et la scolarité de nos enfants?
Notre famille c’est le Congo et nos tribus respectives sont ses enfants qui naturellement peuvent avoir des préjugés les unes envers les autres et même entrer en conflit. Mais vu la situation actuelle de notre famille qui est le Congo, n’est-il pas plus sage de nous attacher d’abord à œuvrer pour le bien-être de cette famille afin que chaque tribu en profite plutôt que de nous entre-tuer et d’anéantir nous-mêmes notre patrimoine commun? A qui profitent les déchirements et les conflits tribaux entre congolais? Qu’est-ce que les congolais y gagnent vraiment? Qui a gagné à Yumbi?
Le tribalisme ne sauvera personne mais le patriotisme nous sauvera tous.
Chers sœurs et frères congolais,
Le contexte actuel de notre pays est grave et lourd de menaces. Nous n’avons pas le droit de perdre de vue l’essentiel en nous attachant à des considérations secondaires pour savoir qui a dansé pour Félix Tshisekedi ou qui déteste les baluba. Nous ne pouvons pas dire que l’alternance démocratique se soit déroulée selon les règles ni être sûr que le changement auquel aspire le peuple congolais se produira. D’ores et déjà certains faits doivent être constatés:
- L’identité tribale continue à imprégner la vie sociale congolaise alors que jusqu’à présent elle a été instrumentalisée et nous a fait trop de mal comme nous venons de le voir encore à Yumbi, où batende et banunu se sont entre-tués, après tant d’autres conflits tribaux depuis l’indépendance du pays.
- Le chaos et le cafouillage ayant émaillé le processus électoral ont pour conséquence la persistance du problème éternel de la légitimité du pouvoir dans notre pays qui n’a jamais connu une alternance démocratique et pacifique.
- La passion du pouvoir l’emporte sur le souci de l’intérêt collectif et la préoccupation pour le bien-être de notre peuple et la grandeur de notre pays.
- Les valeurs de base de toute vie sociale telle que le respect des règles, la transparence des procédures et l’intégrité semblent minimisées dans notre fonctionnement collectif.
- L’égoïsme et l’attachement aux intérêts personnels restent la principale motivation des acteurs politiques qui, de ce fait, s’exposent à des accusations d’imposture, chaque fois qu’ils prétendent s’occuper de l’intérêt général qui n’est pas en fait leur objectif.
- Les enjeux idéologiques et les débats d’idées restent désespérément absents de la scène politique congolaise qui est un véritable désert idéologique où le positionnement des individus et l’instrumentation de l’appartenance tribale sont vus à tort comme les éléments les plus importants de la politique.
Quand donc tournerons-nous ces pages?
Chers sœurs et frères congolais,
Finalement une dernière question se pose: avons-nous réellement le souci de l’avenir de notre nation?
D’autres pays ont connu la balkanisation, comme le Soudan en Afrique ou la Yougoslavie en Europe. Savons-nous que sans une prise de conscience responsable, sans un patriotisme ardent, intrépide et constant le Congo pourrait un jour subir le même sort? Jusqu’à quand nous tromperons-nous d’ennemi et de combat?
Je vous ai posé ces questions ce 17 janvier 2019 car nous avons le devoir de nous montrer dignes de nos héros nationaux morts pour la patrie: Patrice Lumumba et Laurent-Désiré Kabila. Faisons en sorte qu’ils ne soient pas morts pour rien.
Par Philémon Mukendi