Retour à la mauvaise disposition des choses

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Nous remercions une fois de plus Nono pour sa réaction à l’article de Nawej Katond intitulé « Problème d’homme: tentative de réponse ». Il nous a conseillés de lire trois articles publiés par Le Monde Afrique. L’un d’eux nous oblige à revisiter notre article sur la mauvaise disposition des choses afin de mieux répondre à Katond au stade actuel du débat, c’est-à-dire avant qu’il ne nous édifie sur comment changer concrètement la mentalité de l’homme congolais afin qu’elle permette l’émergence de la démocratie et de la bonne gouvernance tant attendues. Comme nous allons le démontrer, la convergence des points de vue est tout simplement saisissante entre l’article de Gilles Olakounlé Yabi et le nôtre. Car, il est question des pistes de solution à la mauvaise disposition des choses.

Gilles Olakounlé Yabi est « un analyste politique et économiste béninois, 39 ans, basé à Dakar, consultant indépendant dans les domaines de l’analyse des conflits, de la sécurité et de la gouvernance politique en Afrique de l’Ouest. Fondateur en décembre 2014 de WATHI, un think tank citoyen, participatif et multidisciplinaire sur les dynamiques Ouest-africaines, il est titulaire d’un doctorat en économie du développement (Université de Clermont-Ferrand, France). Il a été journaliste à l’hebdomadaire Jeune Afrique, et pendant sept ans, de 2007 à 2013, analyste politique principal puis directeur du Bureau Afrique de l’Ouest (à Dakar) de l’International Crisis Group (ICG), une ONG internationale qui œuvre pour la prévention et la résolution des conflits armés ». Son article, qui date du 21 mars 2018, est intitulé: « Il faut changer le rapport entre les gouvernants et les gouvernés en Afrique de l’Ouest ».

Gilles Olakounlé Yabi est un “analyste politique et économiste béninois, 39 ans, basé à Dakar, consultant indépendant dans les domaines de l’analyse des conflits, de la sécurité et de la gouvernance politique en Afrique de l’Ouest. Fondateur en décembre 2014 de WATHI, un think tank citoyen, participatif et multidisciplinaire sur les dynamiques ouest-africaines, il est titulaire d’un doctorat en économie du développement (Université de Clermont-Ferrand, France). Il a été journaliste à l’hebdomadaire Jeune Afrique, et pendant sept ans, de 2007 à 2013, analyste politique principal puis directeur du Bureau Afrique de l’Ouest (à Dakar) de l’International Crisis Group (ICG), une ONG internationale qui œuvre pour la prévention et la résolution des conflits armés. Son article, qui date du 21 mars 2018, est intitulé : “Il faut changer le rapport entre les gouvernants et les gouvernés en Afrique de l’Ouest”.

Rappelons notre réflexion sur la mauvaise disposition des choses. Nous soulignions que “depuis que nous intervenons dans le forum bien nommé Opinion & débat du journal en ligne Congo Indépendant, nous avons déjà signé plusieurs articles portant sur les mauvaises Constitutions africaines, mauvaises puisque n’offrant pas la bonne disposition des choses indispensable, dans l’esprit d’un des penseurs des systèmes politiques occidentaux, en l’occurrence Montesquieu, pour que la démocratie et la bonne gouvernance fassent enfin partie de nos mœurs”. Nous rappelions la célèbre citation de ce philosophe des Lumières : “Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir”. Nous expliquions également “où commence la mauvaise disposition des choses et jusqu’où elle s’étend”.

Nous notions que la mauvaise disposition des choses commence par la création des partis politiques. Car, leurs créateurs eux-mêmes, disions-nous, “sont de plus en plus conscients que ceux-ci n’ont que l’apparence des partis”. Quant aux analystes, “ils vont jusqu’à leur préférer d’autres dénominations telles que ligablo ou bilanga”. Nous posions alors la question qui s’impose dans un tel contexte : “Quelque chose qui a l’apparence d’une autre peut-elle jouer le même rôle ?”. Au-delà de la réponse qui devrait s’imposer également, nous annoncions que “des reformes sont possibles pour transformer les ligablo ou les bilanga en partis politiques”. Nous constations cependant qu’une certitude se dégageait en suivant les débats politiques : “Les Congolais y compris les intellectuels bardés de diplômes préfèrent s’adonner à leur exercice favori, c’est-à-dire critiquer pour critiquer sans pour autant proposer des pistes de solution”. Aussi affirmions-nous haut et fort ce qui suit : “Des pistes de solution, nous en avons. Mais nous refusons de réfléchir à la place des importateurs d’idéologies. Car, nous préférons suivre une autre voie plus transparente, plus facile à mettre en œuvre et plus en phase avec notre culture : bâtir la démocratie sur base de nos sensibilités ethnico-régionales”.

A notre entendement, il va de soi que quand une Constitution africaine prévoit de construire la démocratie sur base des partis politiques, elle ne doit pas considérer pour acquis ce que les uns et les autres entendent par parti politique. Elle se doit de définir cette notion pour éviter qu’on se satisfasse des simulacres de partis comme c’est le cas depuis le lancement du deuxième processus de démocratisation dans notre pays, ce grand corps malade sur tous les plans sauf sur celui du Ndombolo.

Aux Congolais et aux autres Africains qui regardent avec admiration les “avancées démocratiques” en Afrique de l’Ouest, Gilles Olakounlé Yabi fait observer avec raison que “si en Afrique centrale les autocrates, mal élus ou frauduleusement réélus, continuent à résister aux tempêtes, en Afrique de l’Ouest il n’y a plus que l’exception togolaise qui confirme la règle de l’ancrage des alternances démocratiques. Mais l’alternance et l’organisation, tous les quatre ou cinq ans, d’élections présidentielles et législatives, même relativement crédibles, ne font pas la démocratie. Elles sont encore moins synonymes de consolidation des Etats, de pacification de la société et de garanties de progrès économique et social partagé”.

Que doit faire l’Afrique de l’Ouest pour consolider son avance sur l’Afrique centrale en termes “de démocratie, de consolidation des Etats, de pacification de la société et de garanties de progrès économique et social partagé” ? Contrairement aux adeptes du “changement de mentalité”, Gilles Olakounlé Yabi ne va pas à la recherche des hommes compétents, intègres ou respectueux des textes. Il faut d’ailleurs avoir une intelligence débile pour le faire car partout au monde, les élections n’ont pas pour but de donner aux Etats et aux peuples des dirigeants attachés aux textes, mais des dirigeants tout court. Pour Yabi, comme pour nous, “les pays ouest-africains ont un besoin vital de réformes institutionnelles qui augmentent les chances d’avoir des dirigeants soucieux de l’intérêt général et des institutions fortes”.

Comme nous, Gilles Olakounlé Yabi souligne le “besoin vital de réformes institutionnelles”. En termes clairs, il est en quête non pas du “changement de mentalité”, comme nos contradicteurs dans ce forum, mais du “changement de système”. Mais par où commencer ? Par le commencement, c’est-à-dire par “réformer la régulation des partis et des activités politiques”, dit-il. Pour lui, comme pour nous car nous l’avons déjà écrit : “On ne peut pas espérer approfondir la démocratie et améliorer la gouvernance publique sans favoriser la formation des partis dignes de ce nom et l’émergence des démocrates convaincus au sein des élites qui aspirent à gouverner”. Concrètement, poursuit-il, “il faudrait déjà identifier dans les Constitutions les valeurs, les principes et les pratiques qui doivent guider le fonctionnement des partis politiques, notamment la transparence des sources de financement, la représentativité nationale, la démocratie interne, la promotion active de l’égalité d’accès entre hommes et femmes aux fonctions dirigeantes, la proposition de projets de société alternatifs, la formation civique des membres, le bannissement de tout recours à la mobilisation politique par des arguments ethniques, régionalistes ou religieux”.

Dans notre article sur la mauvaise disposition des choses, nous avions mis le doigt sur un autre aspect, le plus déterminant à nos yeux. Nous écrivions alors : “Passons maintenant aux immenses pouvoirs que les mauvaises Constitutions africaines confèrent au détenteur de l’imperium. Pouvoir de sélection. Pouvoir de nomination. Et pouvoir de démettre à sa guise les hauts commis de l’Etat. Il convient de noter d’abord que cela intervient quand la mauvaise disposition des choses est déjà à l’œuvre au niveau des partis politiques et de la composition du gouvernement, les partis étant des ligablo ou des bilanga et le gouvernement étant formé sur base d’aucun accord sur la politique à mener ensemble tant qu’existe la coalition au pouvoir”.

Gilles Olakounlé Yabi nous répond en écho à travers sa deuxième reforme : “Encadrer les pouvoirs de nomination des chefs d’Etat aux plus hautes fonctions”. Cela “implique de déterminer dans la Constitution des limites aux pouvoirs exorbitants des chefs d’Etat, en particulier le pouvoir de nomination des membres du gouvernement et des hauts responsables civils et militaires. Il faudrait instaurer le principe d’audiences publiques et de vote de confirmation, par une commission de l’Assemblée nationale, des nominations proposées par le président de la république pour les fonctions ministérielles et pour les plus hautes fonctions de l’administration civile et militaire”.

On le verra, quand nous reviendrons sur l’article que Congo Indépendant avait publié en 2010 sur notre vision de la démocratie, nous allons plus loin que Yabi au sujet de ce pouvoir de nomination. Mais pour l’instant, retenons qu’il recommande, comme nous, que le président de la république n’ait plus la possibilité de nommer qui il veut et comme il veut même en dehors du gouvernement. Dans notre article sur la mauvaise disposition des choses, nous soulignions justement que des telles nominations aggravaient celle-ci parce qu’elles intervenaient “dans un contexte où aucun dispositif n’aura été mis en place pour que l’administration, la police, l’armée et les services secrets qui sont apolitiques jouissent d’un tel statut”. Nous ajoutions que cela est d’autant plus grave au Congo-Kinshasa que “rien n’a été entrepris pour que l’esprit de carrière, complètement détruit sous la dictature de Mobutu, soit remis en l’honneur”.

Après avoir recommandé de “réformer la régulation des partis et des activités politiques”, d’“encadrer les pouvoirs de nomination des chefs d’Etat aux plus hautes fonctions”, Gilles Olakounlé Yabi propose des pistes concrètes pour une troisième reforme consistant à “dépolitiser l’administration et renforcer les institutions dédiées au contrôle de l’utilisation des ressources publiques”. Il ne s’arrête pas là. Il annonce, toujours à travers des stratégies concrètes, une quatrième et une cinquième réforme visant respectivement à “sacraliser la Constitution et les juridictions constitutionnelles”, et à “créer une haute autorité chargée de la consolidation de la démocratie par le débat public”.

Pendant que Nono qui nous a pourtant recommandé la lecture de cet article riche d’enseignement y voit, sans doute après l’avoir mal lu, la preuve que nous [Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo] “aurions arrêté de nous documenter depuis 15-20 ans” ; pendant que Jo Bongos va vite en besogne en y trouvant la validation de la thèse “des hommes et des femmes qui font vivre les institutions et non le contraire” ; pendant que Muana ya mokolo lopango, qui devrait apprendre comment débusquer la mauvaise disposition des choses, énumère des articles de notre Constitution pour démonter la fausseté de notre thèse, Gilles Olakounlé Yabi la valide. Car, comme nous, il souligne l’impérieuse nécessité des réformes institutionnelles, du début à la fin de son article, avant que nous ne puissions espérer jouir de la démocratie et de la bonne gouvernance. Aussi martèle-t-il : “Reformer les institutions dans un esprit très éloigné des manipulations à des fins de maintien au pouvoir indéfini est aujourd’hui une exigence capitale. Les Constitutions, même extrêmement bien pensées, ne sont évidemment pas une garantie de bonne gouvernance. Il faut des hommes et des femmes pour faire vivre les institutions. Mais la manière dont on élabore les règles et l’effort de réflexion qu’on y met visent précisément à faire progressivement changer les pratiques et à fixer des limites aux tendances humaines à sacrifier l’intérêt général sur l’autel des intérêts particuliers immédiats”. On notera que nous avons toujours recommandé que notre nation se saisisse d’un de ses rendez-vous avec l’Histoire pour enfin réfléchir en toute sérénité aux règles du jeu politique.

Au regard de ce qui précède, quand Nawej Katond cite le bon exemple de Vital Kamerhe qui perdit son poste de président de l’Assemblée nationale alors qu’il s’indignait, au nom du peuple, de l’acte de haute trahison posé par le président Joseph Kabila invitant carrément l’agresseur rwandais à poursuivre officiellement son œuvre destructrice et sanglante sur notre sol, il devrait porter un regard analytique au-delà du constat qu’il dresse en ces termes : “aucune voix ne se fit entendre pour défendre [Kamerhe], ni les membres de son parti, ni ses électeurs, encore moins la population dans son ensemble”. Même s’il est un peu exagéré, ce constat est accablant sur notre capacité d’indignation collective. Mais Nawej Katond aurait dû se poser plusieurs questions qui lui auraient ouvert les yeux sur la mauvaise disposition des choses. Qu’est-ce qui se serait passé si le PPRD n’était pas un ligablo mais un parti politique digne de ce nom ? Que serait-il arrivé si la majorité présidentielle était le résultat des négociations, entre ses composantes, sur la politique à mener ensemble au bénéfice du peuple ? Cheval de Troie rwandais, Joseph Kabila se serait-il tiré d’affaires à si bon compte s’il n’avait pas la haute main sur tous les corps constitués de l’Etat à travers sa trop grande capacité de patronage lui reconnue par la Constitution elle-même ? Allait-il corrompre aussi facilement les élus du peuple si son accès aux finances publiques et aux ressources naturelles de l’Etat était soumis à un contrôle effectif ? Bref, notre réaction partisane ou collective serait-elle la même si les reformes recommandées par l’intellectuel béninois étaient menées ?

Que conclure de tout ce qui précède ? Dès l’instant où les règles du jeu politique sont fixées par la Constitution et, avec elle, les sanctions, cela place le dirigeant qui viole toute règle dans la même position qu’un voleur. Quand un voleur commet un forfait et qu’il n’est pas arrêté, traduit en justice et jeté en prison, la solution pour qu’il soit un jour arrêté ne consiste pas à en appeler à sa bonne conscience ou à le plonger dans on ne sait quel laboratoire d’où il sortirait avec une nouvelle disposition d’esprit contraire à celle d’un voleur. On devrait plutôt revoir le dispositif sécuritaire de la police, dans le cas du voleur, et des contre-pouvoirs dans le cas du dirigeant indélicat. Aussi Gilles Olakounlé Yabi conclue-t-il son article en ces termes : “Il ne sert à rien de doter un pays d’une Constitution très élaborée et progressiste si elle peut être violée sans conséquence majeure et si les citoyens n’ont aucun moyen de défendre leurs droits constitutionnels. C’est pour cela qu’il faut accorder une importance cruciale aux juridictions chargées de protéger l’esprit et la lettre de la Constitution : les cours ou conseils constitutionnels, ou les cours suprêmes, en fonction des pays”. Comment les protéger ? En créant leur indépendance à travers des réformes appropriées.

Les réformes institutionnelles et le changement de mentalité n’illustrent pas l’histoire de la poule et de l’œuf. De même que les antivaleurs que l’on peut observer dans la société congolaise proviennent du long régime Mobutu que les administrations Kabila ont hélas pérennisé, la remise des choses à leur place ou le changement des mentalités viendra de l’ajustement politique que nous aurons initié afin d’asseoir la démocratie et la bonne gouvernance. Notre pays n’a pas besoin de dirigeants compétents, intègres et respectueux des textes qu’aucune élection au monde ne saurait d’ailleurs offrir. Il a besoin d’un système politique qui ferait que nos dirigeants se soucient de l’intérêt général s’ils tiennent à rester au pouvoir. Et un tel système ne peut être que le fruit de la réflexion. Mais puisque Nawej Katond veut relever le défi d’expliquer comment procéder concrètement pour changer la mentalité de l’homme congolais, tout en reconnaissant que c’est là que les Romains s’empoignèrent, nous l’attendons au tournant, lui ou un autre défenseur de la thèse farfelue du “changement de mentalité” qui précéderait le “changement de système politique”. Nous allons alors bien nous empoigner.

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
© Congoindépendant 2003-2018

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