Il est des noms des villes et autres agglomérations qui vous colonisent l’esprit au point de vous pousser à les découvrir un jour. Tel est le cas de Karawa, sans doute en raison de la poésie qui l’entoure, depuis qu’il a été enregistré dans notre mémoire au cours de nos études à l’Université de Lubumbashi (1978-1984). Tout ce que nous en savions il y a encore peu, c’est qu’il s’agissait d’une localité de l’ex-province de l’Equateur, située entre Gemena, chef-lieu de l’actuelle province du Sud-Ubangi, et Gbadolite, chef-lieu de la province voisine du Nord-Ubangi. Pour nous y rendre, nous transitons par la République Centrafricaine. A Bangui, la capitale, où nous atterrissons le 16 février, nous avons le choix entre deux itinéraires. Longer en aval la rivière Ubangi jusqu’au poste frontalier de Zinga, à une centaine de kilomètres et en face du poste avancé de la Direction Générale de Migration (DGM) de Libenge sur la rive gauche. La route est sécurisée, mais pas entretenue. Ou alors traverser la rivière Ubangi en moins de dix minutes en pirogue motorisée pour se retrouver à la DGM de Zongo. Notre choix est fait. La traversée a lieu le 20 février.
La réhabilitation par des Chinois de la route Zongo-Gemena, longue de 256 kilomètres, a renversé l’ordre de l’offre et de la demande. A la gare routière improvisée de Zongo, on trouve des bus et taxi-bus neufs et d’occasion qui attendent parfois pendant toute une journée avant de prendre le départ. Coût du billet, 10.000 FCFA. A multiplier non plus par 2, comme il y a quelques mois, mais par 2,7 pour obtenir l’équivalent en franc congolais. Pour voyager dans de bonnes conditions, nous payons pour les deux places à la cabine d’un taxi-bus. Partis à 13 heures, nous arrivons à Gemena à 19 heures à cause de fréquents et parfois longs arrêts que se permet le chauffeur dans un mépris total des clients qui ne cessent d’exprimer leur mécontentement. Car, un maximum de 5 heures aurait suffi. Nous décidons de descendre à l’Interpellation, le plus grand hôtel de la ville. Mais le chauffeur nous le déconseille, invoquant des raisons sécuritaires à cette heure de la tombée de la nuit. Il nous emmène dans une Résidence des chambres d’hôte à quelques encablures du Gouvernorat. Le lendemain, nous apprenons de la tenancière que le chauffeur lui exige de facturer la chambre $15 par nuit au lieu de $10, les $5 étant la commission pour service ainsi rendu.
La route Gemena-Zongo se poursuit jusqu’au port maritime de Douala au Cameroun qui permet, avec le port fluvial d’Akula sur la rivière Mongala, la respiration économique du Sud-Ubangi. Puisque nous connaissons déjà cette route, nous décidons de découvrir Akoula, 115 kilomètres à l’Ouest, avant de poursuivre notre voyage à Karawa, 75 kilomètres au Nord. Le 21 février, les voitures taxis étant inconnues à Gemena, nous débarquons en « wewa » à la gare routière tout aussi improvisée. La vingtaine de véhicules qui attendent les clients vont tous à Zongo. Nous demandons à un premier chauffeur si nous pouvons louer son pick-up pour qu’il nous conduise à Akula. Il ne nous regarde même pas. La quatrième tentative sera la bonne mais après quelques hésitations. Notre interlocuteur avance le montant de $150. Nous lui proposons un peu plus, question de vaincre ses réticences à peine voilées. Marché conclu! Et nous voici deux heures après à Akula. Nous nous rendons vite compte que nous ne pouvons pas y passer la nuit pour avoir toute une journée à découvrir les lieux. Le centre d’accueil des ex-Plantations Lever a déjà mis la clé sous le paillasson. En dehors de cela, plus d’alternative viable. Nous offrons au chauffeur un grand repas dans un de ces « malewa » douteux, le temps pour lui de nous attendre patiemment pendant que nous sillonnons rapidement Akula en taxi-wewa. Les maisons en pilotis indiquent que la localité a été construite dans une zone marécageuse de surcroit inondée en périodes de crue. L’entrée au port se fait dans un embouteillage monstre de vieux camions ex-armée de marque MAN, la marque de prédilection sur les routes du Nord et Sud-Ubangi. Les baleinières sont reines au port, accostées dans un désordre révélateur du climat général du pays lui-même.
Nous retournons à la Résidence des chambres d’hôte de Gemena en attendant le départ pour Karawa où nous allons séjourner du 22 au 28 février. Apprenant que nous sommes originaire de l’ex-province de Bandundu, la tenancière, veuve d’un homme originaire de l’ex-province du Bas-Congo, sympathise vite avec nous. Car, pour les Bangala d’ici, les populations du Bas-Congo et du Bandundu sont tous des Bakongo. A la gare routière ce 22 février, nos efforts pour louer un véhicule s’avèrent vains. Nous succombons au baratin du « wewa-taximan », un élève qui reprend la sixième année secondaire et qui paie ainsi ses études. Il exige 5 litres de carburant, à 2.300 FC le litre, et 12.000 FC. Nous faisons un deal avec lui. Lui payer bien plus à condition qu’il ne roule jamais à plus de 30 km/h; ce qu’il va scrupuleusement respecter.
De Zongo à Karawa, en passant par Gemena, on est en pays Ngbaka alors qu’en allant à Akula à partir de Gemena, on parcourt également le pays Ngbandi et Ngbanza. Les maisons traditionnelles sont à prédominance rondes dans le premier pays et rectangulaires dans le second. Les toitures sont en rameaux de palmier. Comme au Liberia. Et tissées exactement de la même manière. Plus on s’approche de Karawa, plus les toitures en paille deviennent majoritaires, la main de l’homme ayant transformé de vastes étendues de forêt primaire en savane. Presque partout, on est en précampagne électorale. Sont déployés le long des routes, les drapeaux des « Ligablo » ou « Bilanga » qu’on a tendance à confondre avec les partis politiques. Contrairement au Sud, le Nord-Ubangi a établi des barrières de police pour cyclistes en plus de celles pour motos et véhicules dans les deux provinces. On y contrôle la taxe annuelle qui s’élève à 3.000 FC. On y contrôle également le fonctionnement des freins et des klaxons. Malheur au cycliste pris en défaut. A l’entrée de Karawa, c’est un poster géant de Jean Pierre Bemba qui accueille les visiteurs au siège de son parti avec ces mots: « Congo Avenir. Jean Pierre Bemba Gombo, Président ».
On devrait inventer un autre terme pour désigner les trois hôtels de la place que nous visitons dans l’espoir d’y être logé: Sentiment de Karawa chez Tantine MT, La Petite et Chic Hôtel La Pelouse, avec respectivement 5.000 FC par nuit pour les deux premiers et 4.000 pour le dernier. A la paroisse catholique où le centre d’accueil est en construction, on nous oriente vers la concurrence, la Mission protestante à la rive gauche de la rivière Libala. Le centre d’accueil Bocemi de la Communauté Evangélique de l’Ubangi-Mongala (CEUM) dispose de chambres classiques d’hôtel à $10 la nuit, mais qui gagneraient à retrouver leur lustre d’antan. Certaines lacunes dont le manque d’électricité sont vite comblées par notre arsenal du parafait bourlingueur. En l’absence du manager en séjour à Kinshasa, son épouse, fonctionnaire de l’Etat, assure l’intérim. Un entretient sur nos plaisirs gastronomiques lui permettent de nous proposer trois repas par jour pour un total de 15.000 FC. Mais elle va se mettre à préparer bien plus que pour une personne; ce qui va faire le bonheur des trois ouvriers qui nous tiennent souvent compagnie.
Nous sommes enfin à Karawa! En fait, c’est le centre administratif du secteur du même nom dans le territoire de Businga, province du Nord-Ubangi. Il est construit sur les deux rives de la petite rivière Libala. A la rive droite, nous visitons les bâtiments administratifs du secteur. Il faudrait réveiller le Premier Ministre Patrice Lumumba pour qu’il réécrive son discours du 30 juin 1960: « La République du Congo a été proclamée et notre pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur […] Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique toute entière ». En effet, comme ailleurs, tous les édifices publics y compris la résidence du chef de secteur et celle du capitaine de police datent de l’époque coloniale et n’ont bénéficié d’aucune réhabilitation depuis lors; ce qui n’empêche que la maison carcérale locale sans le moindre dispositif sécuritaire soit pompeusement baptisée « Prison de Guantanamo ». Nous visitons également les deux centres d’ambiance, le « Bar » MT et le « Nganda » Emeraude. Ils ferment généralement à 22h00. Nous sommes aussi témoins des travaux de la réhabilitation de la route Karawa-Gbadolite qui viennent de commencer, avec l’Office des routes comme partenaire d’exécution.
La rive gauche constitue la particularité de Karawa par rapport aux autres secteurs. Certes, ici comme ailleurs, nous touchons du doigt la concurrence facile en toute médiocrité à laquelle semblent se livrer tous les coins et recoins du pays, chacun voulant se doter de son Institut Supérieur Pédagogique (ISP) dans des bâtiments traditionnels respirant la misère sur tous les plans. Mais il y a aussi et surtout la Mission protestante qui fut jadis le centre de rayonnement des activités missionnaires américaines pour toute l’Afrique centrale. On y trouve un grand centre hospitalier qui lui aussi a perdu de sa superbe. On y trouve également les vestiges de l’Ubangi Academy (UBAC), l’internat qui accueillait les enfants des missionnaires américains dont un certain William Lacy Swing qui deviendra plus tard le Représentant Spécial du Secrétaire Général de l’ONU et Chef de la Mission onusienne en RDC (MONUC) avec rang de Secrétaire Général Adjoint. Sous l’impulsion de la CEUM et dans un partenariat avec des organisations américaines, l’UBAC subit une métamorphose graduelle et réussie en ISTEM. Les autorités académiques s’empressent de nous inviter à intervenir lors de prochaines journées culturelles. Malheureusement, elles se tiendront après notre petite semaine de congé. Une occasion en or est ainsi ratée pour prêcher notre évangile de la démocratie endogène.
Nous visitons bien d’autres réalisations de la Mission protestante. Le garage et l’imprimerie, jadis prospères et de grande renommée, trahissent aussi un désengagement profond. Cependant, l’imprimerie offre un accès à l’Internet moyennant un abonnement mensuel de $10. La source de Mbudi, à plus ou moins 5 kilomètres de la piste d’aviation pour petits porteurs, alimente la Mission en eau potable grâce à un système ingénieux de pompage à roue à aube. A 25 kilomètres sur la route menant vers les riches exploitations caféières de Scibe Zaïre, qui n’existent plus que de nom, nous visitons, toujours en « wewa », le lac Kweda dans le Secteur Bodangabo, en traversant le long village de Botolo. La route sert également de raccourci pour atteindre Gbadolite à 146 kilomètres de ce drôle de lac de moins d’un kilomètre carré. On ne lui connait aucune source d’approvisionnement. Et il n’alimente à son tour aucune rivière. Ses eaux sont tout simplement stagnantes avec une source invisible enfouie dans ses entrailles. Les missionnaires américains avaient construit 4 bungalows dans son rivage pour y passer les weekends. Laissés à l’abandon, ils sont squattés par un détachement de la police du secteur.
Quand nous regagnons le centre d’accueil Bocemi où des ingénieurs de la CEUM en charge du développement suivent un séminaire de renforcement des capacités, ils regrettent que nous n’ayons pas visité Kanana. Nous avions pourtant vu un signal routier indiquant la direction de Kanana et la distance de 8 kilomètres le séparant du lac Kweda. A notre question de savoir ce qu’on pouvait bien y trouver, le « wewa taximan » avait répondu: « Eza mboka moko boye ». Maintenant que nous savons que Kanana est tout sauf un « mboka moko boye », rendez-vous est aussitôt pris pour le visiter en compagnie de l’un des ingénieurs chargés de sa gestion. Kanana, c’est un village perché au sommet d’une colline qui domine toute la contrée avec une vue panoramique qui ferait le bonheur de tout promoteur immobilier. Mais il y a mieux que cela. Kanana, c’est aussi et surtout 560 hectares de terre acquis par la CEUM en 1983 et dont 110 sont déjà mis en exploitation pour plus de 400 espèces différentes d’arbres fruitiers dont 14 hectares rien que pour les mangoustaniers. Une première mondiale à l’époque!
Entre Kanana village et Kanana domaine agricole, nous visitons la résidence de l’ingénieur en chef et celle de l’ingénieur secrétaire qui nous guide. Nous visitons également le centre d’accueil à l’abandon toujours construit par les missionnaires américains. Au cœur du domaine, il y a aussi un guest house où coulait même de l’eau chaude. Quant au domaine aux dimensions industrielles, mais à l’exploitation artisanale, il ne peut qu’illustrer la dérive d’un pays non-dirigé. Les arbres fruitiers défilent devant nous: spondia, livinguistonia, inga, abiu, batoa, théa sinensis, durio, canistel, jackier, chempeder, sopote noir, lecythis, koussou, etc. A l’exception des mangoustans, ananas, noix de coco et ramboutans, tous les fruits pourrissent quand ils ne font pas le bonheur des villageois. La faute? Le manque de débouché, lui-même dû à l’absence des voies de communication. Faute de financement, par exemple, la nature a repris ses droits sur les 8 kilomètres de route reliant le lac Kweda au domaine agricole. La route n’est désormais qu’une piste.
Mais à Karawa et ses environs, il y a mieux que le domaine agricole de Kanana pour indigner toute conscience soucieuse du bien-être du peuple congolais. Il y a surtout le barrage de Xulu que nous avons visité en tout premier lieu aussitôt que nous avons appris son existence. Fondateur de la Mission protestante en 1930, le missionnaire américain W.D. Thornbloom a eu un enfant à Karawa même et qui a commencé ses études à l’UBAC. Bob Thornbloom. De retour de son pays où il a poursuivi des études supérieures, il découvre au cours d’une partie de chasse en 1970 les chutes Sulu au confluent de deux petites rivières de presque même débit, la Libala et la Gangala, situé à 12 kilomètres en amont. Le terme « Sulu », qui signifie chute en langue Ngbaka, est transformé en « Xulu » par les missionnaires américains. Bob, surnommé Babi, se rend vite compte de l’intérêt du site pendant que la Mission dépense quotidiennement 200 litres de carburant pour faire fonctionner ses groupes électrogènes. Un projet de barrage est rédigé. Le financement acquis, les travaux commencent en 1976. Le 3 juin 1984, le Président Mobutu procède à l’inauguration de l’ouvrage. En 2000, les missionnaires américains retournent chez eux. En 2002, le barrage géré par le clergé local et employant une centaine de travailleurs cesse de tourner.
De son vivant, Mobutu avait visité trois fois ce barrage. L’une des fois, son guide n’était autre que celui qui nous guide. Xulu est un petit barrage. Son bassin de rétention ne fait pas un hectare. Sa plus grande profondeur au mur de rétention est de 8 mètres. Deux conduites forcées ayant chacune une bouche d’aération font parvenir les eaux en furie à deux turbines, l’une allemande et l’autre américaine. Mais sa capacité est telle qu’elle peut couvrir non seulement la Mission protestante, mais aussi tout Karawa, tout Gemena à 75 kilomètres et tout Businga à 85 kilomètres. Si le Congo-Kinshasa était gouverné, pendant que seulement 15% de la population a accès à l’électricité mais avec délestage et les 85% autres sont plongés dans le noir total depuis la colonisation, il va sans dire qu’un partenariat public-privé aurait déjà été conclu pour une mise en valeur du barrage de Xulu. Mais c’est Marc, un fils de Bob, qui se débat aujourd’hui pour réhabiliter l’œuvre de son père pendant que le gouvernement congolais entonne des hymnes à la modernité. Marc a déjà planté des pilonnes pour remplacer les câbles souterrains par des câbles aériens moins couteux et faciles à entretenir. Les travaux semblent être suspendus pour attendre voir jusqu’où iront les turbulences politiques actuelles, selon certains de nos interlocuteurs. Mais d’autres, optimistes, estiment que les travaux seront terminés en juin prochain. Pour une nouvelle sous-utilisation qui ne couvrirait que les seuls besoins de la Mission. Quel gâchis pour un peuple dit indépendant!
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
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