Unitarisme versus fédéralisme: débat utile ou querelle byzantine?

Le fédéralisme, dans le cadre d’une démocratie à l’occidentale, ne règle aucun problème majeur de l’Etat en Afrique. Pour ne parler que du Congo-Kinshasa, la structure étatique qui fait tant défaut aux Congolais depuis l’indépendance, c’est celle qui rendrait impossible la résurgence du national-tribalisme et qui construirait institutionnellement l’unité du pays. C’est celle qui étoufferait dans l’œuf l’éternelle tentation d’une majorité, d’une minorité ou d’un groupe d’intérêt de prendre en otage les attributs de souveraineté de tout un peuple. C’est celle qui offrirait au peuple des contre-pouvoirs tangibles, surtout en face du pouvoir constitutionnellement attribué au détenteur de l’imperium.

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Les Congolais rêvaient de construire un Etat démocratique. Mais depuis les élections générales de 2006, censées asseoir ce système politique, ils se retrouvent dans une démocrature. Celle-ci est caractérisée, comme la dictature de Mobutu tant décriée hier, par l’absence totale de contre-pouvoirs tangibles face au pouvoir constitutionnellement attribué au président de la république. Le destin du pays dépend non pas des lois, mais du bon vouloir du détenteur de l’imperium. Pour consolider son pouvoir personnel et prendre en otage les attributs de souveraineté de tout un peuple, ce dernier, agissant en toute impunité, recourt aisément au népotisme, tribalisme, régionalisme et clientélisme. Ce sont pourtant là autant de fléaux à l’origine de la mauvaise gouvernance endémique du pays, clairement dénoncés dans le préambule de l’actuelle Constitution, mais contre lesquels le corps de la loi fondamentale n’apporte aucun remède. Cette situation ouvre grandement la voie à la récurrence du national-tribalisme, le dénominateur commun de tous les Etats multiethniques mal gouvernés.

Après avoir été président de l’Assemblée nationale de transition (2003-2006) et ministre du Plan et de la Révolution de la modernité (2007-2011); après avoir défendu bec et ongles la Constitution ayant conduit à la démocrature, Olivier Kamitatu jette aujourd’hui un pavé dans la marre. Il prône le fédéralisme dans l’espoir de sortir le géant aux pieds d’argile Congo du coma. L’idée était déjà en l’air à la suite de la messe dite de réconciliation, le 22 mai 2022 à Lubumbashi, entre deux leaders katangais: Joseph Kabila et Moïse Katumbi. Désormais, les vieilles empoignades des années 1960 entre unitaristes et fédéralistes sont relancées. Quel problème de gouvernance compte-t-on régler ainsi? L’impunité dont jouit le président de la république quoi qu’il fasse? L’éternel favoritisme ethnico-régional? La capture de l’Etat à des fins personnelles par le magistrat suprême et les membres de ses familles biologique et politique?

Perceptions du fédéralisme au Congo

Depuis 1960, l’homme congolais s’est fait quatre images du fédéralisme. La première provient de ceux qui se collent l’étiquette d’unitaristes. Les plus illustres d’entre eux, réunis au sein du Mouvement National Congolais aile Lumumba (MNC/L), déclaraient au cours d’un congrès provincial en avril 1960: « Le fédéralisme se traduit pratiquement par un dangereux séparatisme ethnique et des guerres tribales » (1). Lors de la démocratisation comme jadis lors de la décolonisation, « des preuves enregistrées au jour le jour dans le chef de certains leaders fédéralistes prouvent à suffisance que le fédéralisme camoufle des visées nettement séparatistes » (2). Il convient toutefois de souligner que la solution proposée par les unitaristes n’en est pas une. Car, elle ne construit pas l’unité effective du pays. Elle ne favorise pas non plus son développement. Et toute l’Afrique postcoloniale le démontre. Les unitaristes courent en réalité derrière un mythe, celui de l’Etat-Nation. Ils s’imaginent que la tribu ou l’ethnie ou encore la région, par essence, s’oppose à l’unité nationale, à la démocratie et au progrès. Aussi s’efforcent-ils d’étouffer sa voix. En vain!

La deuxième image du fédéralisme est une quête égoïste du refus de partage. Tel est le cas du Katanga en 1960 comme en 1990, mobilisé par deux slogans: « Les richesses du Katanga aux Katangais »; « Katanga ciseaux! » (Détachons le Katanga du reste du Congo). Une attitude qui fait que « pour des gens considérés comme des étrangers dans une région [cas des Luba-Kasaïens au Katanga, hier et davantage aujourd’hui], la seule chance de pouvoir demeurer là où ils sont, c’est de voir triompher la formule d’un Congo unitaire » (3).

S’imaginer que le Katanga se porterait mieux du seul fait qu’il deviendrait un Etat fédéral ou se détacherait du reste du pays, gardant pour lui seul toutes ses richesses, c’est faire preuve d’un manque total de discernement. Le fédéralisme ou la sécession ne garantit ni la paix, ni l’unité, ni même la prospérité. Les richesses de cette région ne se trouvent pas partout. Elles sont concentrées au Sud, ce qui amène les populations de cette partie à parler d’un Katanga utile par opposition au Katanga inutile, le Nord, qui n’est pas aussi inutile qu’on le pense. Les raisons égoïstes qui poussent des Katangais au fédéralisme ou à la sécession peuvent à tout moment pousser le Nord et le Sud à s’affronter, menaçant ainsi leur unité, la paix et le développement. La rivalité incarnée par Sendwe (Nord) et Tshombé (Sud) en 1960, ainsi que les atrocités qui s’ensuivirent sont suffisamment éloquentes.

Quant aux richesses, aussi fabuleuses soient-elles, elles n’autorisent pas à penser qu’elles bénéficieraient à l’ensemble des Katangais en cas de fédéralisme ou de sécession. Potentiellement, le Congo est un pays immensément riche. Il n’empêche que, dans leur écrasante majorité, les Congolais croupissent dans la misère alors que leurs dirigeants n’ont de cesse d’accumuler, sous le régime Mobutu et tous les régimes suivants, de grandes fortunes. Les richesses « sont une source de prospérité d’un pays, mais aussi une source possible de conflits et de bien des malheurs » (4). Le Congo en est une belle illustration.

A la tête d’un Katanga fédéral ou indépendant, n’importe quel natif de cette région pourrait échouer de la même manière que Mobutu et tous ses successeurs à la tête du Congo. Moïse Tshombé aurait pu faire de même. Ne l’appelait-on pas déjà Monsieur Tiroir-Caisse, avant que Mobutu ne soit baptisé plus tard Monsieur Coffre-Fort?

La troisième image du fédéralisme est une réponse du berger à la bergère. « Non, répondait l’Abako, c’est l’unitarisme qui est le vrai danger; une unité fédérale est ce qu’il y a de mieux. […] Les Bakongo ont plus confiance en un des leurs, exactement comme ceux du Kasaï… Ceux-ci… nous contraignent d’adopter la formule fédérale pour l’unité du Congo, sans laquelle, le pays se précipiterait dans de gigantesques luttes tribales » (5).

Mais en creusant davantage le fédéralisme tel que le préconisait l’Abako, on s’aperçoit que ses dirigeants étaient conscients de l’inadéquation du modèle étatique hérité de la colonisation. « Nous ne disons pas qu’il est impossible de faire l’unité des voisins d’origine différente… mais elle doit être librement consentie, sans aucune interférence externe du colonialisme » (6). C’est ce qu’on appelle l’unité réelle, laquelle s’oppose à l’unité fictive ou mythique héritée de la colonisation qu’on ne peut maintenir que par le despotisme, comme l’ont si bien démontré tous les régimes depuis la dictature de Mobutu.

La démarche de l’Abako était cohérente dans la mesure où elle préconisait, pour parvenir à l’unité réelle, que chaque groupe ethnique forme un parti. Et, « politiquement parlant, l’unité du pays ne pouvait être maintenue que par des pouvoirs locaux autonomes réunis au sommet par des institutions acceptées de commun accord » (7).  Mais le problème était complexe. Les dirigeants de l’Abako avaient d’abord créé une certaine confusion en voulant à la fois construire l’unité du Congo et celle du peuple Kongo disséminé au Congo-Léopoldville, au Congo-Brazzaville et en Angola. Ensuite, leur fédéralisme n’avait aucune chance de fonctionner. En effet, l’Abako militait pour une démocratie consociétale alors que le pays s’était engagé dans la voie de la démocratie conflictuelle. Avec un parti ou une coalition gouvernemental(e) et une opposition, il était exclu d’envisager un commun accord au sommet de l’Etat.

En plus de ces trois perceptions du fédéralisme, la « démocratisation » s’est enrichie d’une quatrième. Celle-ci résulte de la démarche puérile amorcée à la Conférence Nationale Souveraine (CNS) et qui consistait à combattre la dictature en optant systématiquement pour des choix contraires à ceux du dictateur. Puisque Mobutu avait instauré un régime dit présidentiel, on a opté pour le régime parlementaire. Puisqu’il avait donné le nom de Zaïre au pays, on est revenu à celui de Congo hérité de la colonisation. Puisqu’il se prenait pour un unitariste, on a choisi le fédéralisme comme instrument constitutionnel dans le seul but de le défenestrer de la scène politique. Il s’agit là d’un fédéralisme envisagé comme unique solution à un régime incompétent, pétri de favoritisme tribal, clientélisme, corruption et prédation. Le Congo des années Mobutu n’a pourtant pas échoué à cause de sa structure unitaire.

Bonnet blanc et blanc bonnet

La Constitution du jeune Etat congolais, la loi fondamentale, s’apparentait déjà à un fédéralisme implicite. Ce qui n’a pas empêché les luttes tribales et la débâcle congolaise de 1960 à 1965. Car, dans la formation du gouvernement national, le 30 juin 1960, le premier ministre Patrice Lumumba avait négligé trois fortes personnalités représentant des sensibilités ethnico-régionales: Moïse Tshombé, le leader des Katangais de souche, Albert Kalonji, le porte-drapeau de la nationalité luba-kasaïenne, et Jean Bolikango, le plus illustre des Bangala de l’époque. Les deux premiers ont réagi en proclamant respectivement les sécessions du Katanga (le 11 juillet 1960) et du Sud-Kasaï (le 8 août 1960), avec le soutien actif de la Belgique. Le troisième aurait pu accomplir le même exploit avec la « République autonome de l’Equateur » si cette région avait revêtu, aux yeux des ex-colonisateurs, la même importance que les deux premières.

Un autre exemple illustratif des ravages que peut aussi causer le fédéralisme est sans doute celui de l’Etat le plus peuplé du continent africain. « Au Nigeria comme au Congo, le despotisme européen, exacerbé par la colonisation, avait contribué à donner une façade d’unité à un ensemble d’ethnies multiples et diverses. Parmi elles, on pouvait distinguer le Nord musulman (essentiellement dominé par les Haoussas-Fulanis) et le Sud catholique (surtout peuplé d’Ibos) » (8). Comme partout ailleurs sur le continent, les Nigérians ont créé des partis à la veille de l’indépendance et se sont engagés dans la voie de la démocratie conflictuelle, dans une structure fédérale. La conflictualité aidant, « le pouvoir fut détenu par les musulmans d’octobre 1960, date de l’indépendance, au 15 janvier 1966, jour où un Ibo, le général de division Ironsi, prit le pouvoir à la faveur d’un putsch. Le 24 mai 1966, le chef de l’Etat annonçait son intention de remplacer la structure fédérale existante par une organisation centralisée » (9).

La suite? Exactions des Nordistes à l’encontre des Ibo vivant dans cette partie du pays; rébellion des officiers du Nord contre le pouvoir central; enlèvement et assassinat d’Ironsi; apparition d’un Yoruba de l’Ouest, le chef d’état-major Gowon, à la tête des insurgés; tentative de sécession du Nord sous la conduite de Gowon puis prise du pouvoir central par ce dernier; migration forcée et massive des Ibo vivant au Nord vers leur région d’origine; expulsions des Nordistes de l’Est du pays; déclaration de l’indépendance du Biafra le 30 mai 1967 par Ojukwu; guerre civile; misère… et j’en passe (10).

Trois décennies plus tard, l’ethnicité et la régionalité ont fait parler d’elles lors de la « démocratisation ». Les présidentielles de juin 1993 ont opposé un Yoruba du Sud-Ouest, Moshood Abiola, à un nordiste Haoussa, Toffa. La dictature militaire en place, une hégémonie nordiste haoussa, a annulé les élections pour barrer la route au vainqueur probable, Moshood Abiola, dont l’une des cinq épouses sera assassinée en juin 1996, sous la dictature du général Sani Abacha, lui-même décédé le 8 juin 1998, pendant que le mari restait écroué dans une prison depuis 1994, pour y trouver la mort le 7 juillet 1998.

A-t-on besoin qu’on ajoute l’exemple éthiopien? Ce pays, qui n’a pas été colonisé, a bâti sans complexe son système politique fédéral à base de ses ethnies. Mais en combinant cette approche endogène à la conflictualité inhérente à la démocratie occidentale, il s’est fourvoyé au point de laisser le national-tribalisme le gangrener et l’affaiblir. En effet, pendant le règne de Meles Zenawi Asres, président par intérim (1991-1995) puis premier ministre (1995-2012), le pays a vu des élites tigréennes accaparer les postes au sommet de l’Etat, leur ethnie représentant 7% de la population totale. Après avoir perdu le pouvoir par les urnes, les Tigréens ont tenté de le récupérer par les armes, la guerre civile ayant fait entre 385.000 et 600.000 morts (Etude fin 2022, menée par l’Université de Gand en Belgique) et « au moins 120.000 femmes violées, parfois à plusieurs reprises ou de manière collective » (Source: autorités sanitaires régionales).

Conclusion

Le fédéralisme, dans le cadre d’une démocratie à l’occidentale, ne règle aucun problème majeur de l’Etat en Afrique. A cet égard, il n’est pas différent de l’unitarisme (fictif) cher à Lumumba et Mobutu, qui ne peut fonctionner démocratiquement pour la bonne et simple raison qu’il participe d’une logique homogénéisante alors que la réalité sociale du pays est hétérogène. De ce fait, l’un ou l’autre système ne peut nullement empêcher que des membres d’une même ethnie ou groupe sociétal transforment le pouvoir central en zone de non-droit, à travers le phénomène du national-tribalisme. Dans ce cas, la périphérie n’aura le choix qu’entre la rébellion ou la soumission à l’hégémonie de l’ethnie ou du groupe sociétal du détenteur de l’imperium.

Les élites congolaises doivent se départir de la fâcheuse tendance consistant à croire que les Occidentaux ont tout inventé en matière d’organisations étatiques. Un Etat n’est pas forcément unitaire ou fédéral. Il peut être unitaire avec des caractéristiques fédérales subsidiaires, notamment dans la composition des corps constitués de l’Etat. La structure étatique qui fait tant défaut aux Congolais depuis l’indépendance, c’est celle qui rendrait impossible la résurgence du national-tribalisme et qui construirait institutionnellement l’unité du pays. C’est celle qui étoufferait dans l’œuf l’éternelle tentation d’une majorité, d’une minorité ou d’un groupe d’intérêt de prendre en otage les attributs de souveraineté de tout un peuple. C’est celle qui offrirait au peuple des contre-pouvoirs tangibles, surtout en face du pouvoir constitutionnellement attribué au détenteur de l’imperium. C’est celle qui permettrait aux  institutions de démettre le président de la république sans effusion de sang. Pour construire une telle structure étatique, il faut sortir des sentiers battus.

NB: Cet article est un extrait remanié, tiré du livre du même auteur intitulé « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa », Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages.

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & ancien Fonctionnaire International des Nations Unies


(1) YOUNG, C., Introduction à la politique congolaise, Bruxelles, CRISP, 1968, p. 281
(2) Idem
(3) DAVISTER, P., Katanga, enjeu du monde, Bruxelles, Europe-Afrique, 1960, p. 78.
(4) KANZA,T., « Le passé nous sert de guide », in NDAYWEL, E. N.(Sous la direction de), Quelle politique culturelle pour la Troisième République du Zaïre? Conférence Nationale Souveraine et culture, Kinshasa, Bibliothèque Nationale du Zaïre, 1993, p. 172.
(5) YOUNG, C., op. cit., p. 282.
(6) Idem
(7) Ibid., p. 302.
(8) AICARDI DE SAINT-PAUL, M., « La politique africaine des Etats-Unis. Mécanismes et conduite », Paris, Economica, 1984, p. 221.
(9) Idem
(10) « Le cas du Biafra était (…) comparable à celui du Katanga: une partie du territoire, la moins peuplée, détenait les richesses indispensables à la survie de tout le pays » (AICARDI DE SAINT-PAUL, op. cit., p. 222).

1 commentaire sur Unitarisme versus fédéralisme: débat utile ou querelle byzantine?

  1. Mpangi Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo,
    En RDC d’aujourd’hui, unitarisme versus fédéralisme est simplement une querelle byzantine.
    Commençons déjà par construire/reconstruire un Etat avant d’envisager quel type d’organisation lui ôter.
    On ne peut parler d’unitarisme ou de fédéralisme dans un pays dirigé par une famille de type ‘Ndrangheta calabraise et ses vassaux.

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