Depuis les élections générales de 2006, les dirigeants congolais successifs déclarent avoir construit un Etat démocratique. Le régime actuel va plus loin en proclamant l’avènement de l’Etat de droit au Congo-Kinshasa. Mais quand on compare la dictature du président Mobutu Sese Seko, qui a justifié l’amorce le 24 avril 1990 du deuxième processus de démocratisation du pays, aux régimes de Joseph Kabila (2006-2018) ou celui de Félix Tshisekedi, de 2019 à ce jour, on se rend vite compte que la liberté d’expression, dont on abuse souvent par ailleurs, reste l’unique avancée. Or, dans une démocratie, la liberté d’expression n’est pas une finalité en soi. C’est un outil au service de la bonne gouvernance. Mais la liberté d’expression dont jouissent les Congolais ressemble à la posture du chien au passage de la caravane. Le chien aboie, la caravane passe. Parfois, la caravane écrase le chien, comme l’attestent les arrestations et emprisonnements arbitraires ainsi que les assassinats d’opposants. Pour le reste, et surtout en matière de violation des droits de l’homme, de prédation et d’impunité, la « démocratie » congolaise a un impact plus négatif sur la nation que de la dictature de Mobutu.
On croyait avoir atteint le fond de l’abime avec le « régime des médiocres » incarné par Joseph Kabila, dixit Mgr Laurent Monsengwo Pasinya. Mais c’était sans compter qu’une opposition vieille d’un peu plus de trois décennies pouvait se révéler être encore pire. Tel est le visage du régime des « frappeurs ou jouisseurs », selon l’humour noir congolais, incarné par Félix Tshisekedi qui a hérité de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), parti politique fondé le 15 février 1982 par Etienne Tshisekedi, Marcel Lihau et d’autres mais dont Tshisekedi père deviendra l’unique propriétaire.
L’échec du deuxième processus de démocratisation du Congo-Kinshasa était prévisible. Mais les propriétaires des partis politiques ou, mieux, « ligablo » ne l’ont pas vu venir. Pas plus que les élites intellectuelles du pays. Car, la nation n’a pas réfléchi à la démocratie. Comme en 1960. Si on demandait aux vingt-six candidats en lice pour la présidentielle de décembre prochain pourquoi la démocratie ne marche pas, chacun débitera sans aucun doute des turpitudes en pointant Kabila et Tshisekedi du doigt et en bombant le torse qu’avec lui ou elle au sommet de l’Etat, tout irait bien dans le meilleur des mondes, ignorant ainsi l’inadéquation entre le modèle démocratique copié et les réalités africaines dont l’histoire, la culture et, surtout, la nature plurielle des tissus sociaux des Etats. Pourtant, la démocratie occidentale que nous copions coûte que coûte, de manière aveugle, bête ou servile même quand elle détruit visiblement les Etats africains, n’est pas l’unique horizon de notre temps. Cela signifie qu’au chapitre de la gouvernance démocratique, on ne peut rien attendre des vingt-six candidats à la prochaine élection présidentielle au Congo-Kinshasa. Cependant, on peut limiter la casse.
Quand on considère les errements de la nation congolaise en matière de gouvernance depuis l’indépendance, on peut se féliciter que les aléas de l’histoire aient imposé au pays, comme par miracle, une présidence tournante suivant l’ordre alphabétique de ses quatre zones linguistiques: Joseph Kasa-Vubu (Kikongo), Mobutu Sese Seko (Lingala), Laurent-Désiré Kabila et Joseph Kabila (Swahili) et Félix Tshisekedi (Tshiluba). Dans cette nation multiethnique, le favoritisme tribalo-régional a toujours été présent dans la gestion de l’Etat. Car, jusqu’à ce jour les Congolais n’ont jamais trouvé de remède à ce fléau pourtant clairement dénoncé dans le préambule de la Constitution actuelle. Mais l’accession au pouvoir du Luba-Kasaïen Félix Tshisekedi fait vivre à la nation un favoritisme tribalo-régional outrancier. Pour la première fois, des voix s’élèvent au sein d’une ethnie, la sienne, pour proclamer haut et fort que le pouvoir d’Etat congolais est le pouvoir d’une ethnie. Et elles ne sont pas recadrées par le pouvoir en place. Ne dit-on pas qui ne dit mot consent? La légèreté, la grossièreté, les insanités, les injures et menaces publiques, y compris de la bouche présidentielle elle-même, sont banalisées au point d’être considérées comme un mode de gestion de l’Etat. Grande première dans l’histoire de l’Afrique, l’unité et la cohésion nationale sont ainsi mises à mal non pas par les opposants, mais par le pouvoir en place.
A la lumière de ce qui précède, les Congolais dont le système politique bancal n’offre aucun contre-pouvoir effectif face au pouvoir du magistrat suprême n’ont d’autre choix que de profiter de la présidentielle prochaine pour mettre Félix Tshisekedi hors d’état de nuire davantage à la nation. Mais l’élection sera à un tour. Par ailleurs, Tshisekedi, qui n’avait pas gagné la présidentielle de 2018 et dont le bilan est largement négatif, ne peut que récidiver dans la tricherie pour succéder à lui-même. A cet égard, il a placé des frères ethniques à lui à toutes les instances décisionnelles du processus électoral. Pire, à moins de trente jours de l’élection, la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) refuse délibérément de publier les listes des électeurs pendant que des millions de ces derniers ne disposent pas de cartes fiables. En se présentant face à une opposition divisée, la « victoire » de Tshisekedi, à travers une nouvelle forfaiture, sera aisément reconnue dans la mesure où les présidents sortants ont presque toujours remporté le scrutin en Afrique. C’est ici que la position d’un des opposants devient intéressante à scruter.
J’ai de la sympathie pour le candidat Martin Fayulu. Non pas parce qu’il est de ma province d’origine et de mon ethnie, mais pour deux autres raisons. D’abord, il a été victime d’un hold-up électoral orchestré par le tandem Kabila-Tshisekedi en 2018. Tout être humain épris de justice devrait souhaiter sa victoire en 2023. Ensuite, son profil intellectuel et professionnel est l’un des meilleurs.
Mais en 2018, Fayulu n’avait pas été plébiscité pour son offre politique. Car, tant qu’on n’aura pas réglé le problème que la multiethnicité pose à l’Etat, l’homme africain votera homme plutôt qu’offre politique. Il avait été plébiscité en sa qualité de candidat unique de l’opposition dans un environnement politique marqué par un ras-le-bol contre le « régime des médiocres » de Joseph Kabila. Il était candidat unique de l’opposition non pas parce que son « ligablo » était le plus grand, mais parce qu’il était le plus petit dénominateur commun susceptible de respecter un deal secret, à savoir organiser des élections inclusives deux ans après; ce qui écorne son image d’homme propre, car un tel scénario aurait été contraire à la Constitution.
Aujourd’hui, la situation pré-électorale est à la fois différente et similaire. Différente parce que deux opposants écartés injustement de la course au fauteuil présidentiel par le monarque de fait Joseph Kabila en 2018, Jean-Pierre Bemba et Moise Katumbi qui ont apparemment des « ligablo » plus grands que celui de Fayulu, sont dans la course. Le premier en se rangeant derrière le président sortant, c’est-à-dire dans le camp opposé à celui de Fayulu, et le second en étant l’un des challengers de ce dernier. Certes, dans ce contexte, Fayulu sera sans aucun doute plébiscité dans son fief naturel du Kwilu. Il grapillera également des voix ailleurs à la suite du grand nom qu’il a eu la chance de se faire en 2018. Mais cela suffira-t-il à remporter la victoire? Rien n’est moins sûr!
La situation politique actuelle est similaire à celle de 2018. Le ras-le-bol des Congolais face au « régime des frappeurs ou jouisseurs » n’a d’égal que leur indignation contre le « régime des médiocres » d’hier. On pourrait même affirmer que leur révolte est plus grande. De même que le monarque de fait de 2018 ne pouvait organiser des élections transparentes, son successeur, dont la gestion de l’Etat est plus chaotique, a bien planifié la tricherie.
Aujourd’hui comme hier, l’opposition a intérêt à aligner un candidat commun pour déjouer le piège du nouveau monarque. Deux critères s’imposent pour atteindre un tel résultat. Disposer du plus grand « ligablo » et d’un réseau interne et, surtout, externe susceptible de faire suffisamment de bruit pour arrêter les manœuvres de Tshisekedi et sa bande de jouisseurs en cas de passage en force de leur fraude. Moise Katumbi est sans conteste celui qui réunit le mieux ces deux critères. Certains candidats l’ont compris. Mais tel n’est pas (encore) le cas de Martin Fayulu dont l’apport contribuerait à une nette victoire de Katumbi.
Fayulu et ses partisans commettent une erreur en mettant en avant d’autres critères qui lui seraient avantageux comme candidat commun de l’opposition. Quand ils évoquent, par exemple, les mains propres de Fayulu, par opposition à celles dites sales de Katumbi, ils devraient savoir que Fayulu n’a ni les mains propres ni les mains sales tant qu’il n’a pas encore exercé d’aussi hautes fonctions étatiques que Katumbi qui fut gouverneur de la riche province du Katanga. Il ne faut pas comparer des choses qui ne sont pas comparables.
En voulant s’enfermer dans ses certitudes ou en se comportant comme un refuznik alors que la situation pré-électorale l’invite à vite rejoindre Katumbi à qui il renverrait ainsi l’ascenseur, Fayulu va condamner le Kwilu à un vote inutile qui ne servirait ni son intérêt ni celui de la nation. Ses partisans devraient lui faire entendre raison plutôt que de l’encourager dans la voie suicidaire actuelle, allant jusqu’à considérer Moise Katumbi comme leur cible de prédilection dans les réseaux sociaux. La cible à abattre dans le secret de l’isoloir, c’est le tribaliste patenté Félix Tshisekedi, le président aux mille et une promesses non tenues, à l’injure facile et à la jouissance débordante pendant que son peuple est massacré au quotidien à l’Est du pays par son ex-ami et frère, la Croix Gammée des tropiques.
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & Fonctionnaire International