Le 24 janvier 2022, Felix Tshisekedi a totalisé trois ans ou 36 mois à la tête de l’Etat congolais dont 23 mois de « cohabitation » avec le Fcc (Front commun pour le Congo) de l’ex-président « Joseph Kabila ». A l’occasion de cette « commémoration », des médias proches de l’ex-raïs se sont livrés à une « surenchère de cotation »: « échec patent », « je lui donne 1 sur 10 », « déception », « bilan désastreux », « baisse du pouvoir d’achat », etc. Il faut être parfaitement de mauvaise foi pour nier que « Fatshi » et son équipe ont commis des erreurs en omettant de cibler des priorités ayant un impact direct sur la population: eau courante, électricité, soins de santé, pouvoir d’achat, mobilité, infrastructures. Il faut être également de mauvaise foi pour ne pas constater la dureté du jugement fait à Felix Tshisekedi. Comparons des choses comparables. Quid des réalisations accomplies par « Joseph Kabila » au cours du même laps de temps soit de 2001 à 2004? Il faut vraiment chercher. Trônant au sommet d’un régime répressif, « Kabila » n’a suscité aucune réprobation au sein de l’opinion. Et si « l’ambiance libérale » était la première « réalisation » à mettre à l’actif de Felix Tshisekedi? Un peu d’histoire.
La guerre civile rwandaise. Le 1er octobre 1990, des « hommes en uniforme » de l’armée ougandaise, dits « Inkontanyi », attaquent le territoire rwandais. En application du 1er alinéa de l’article 2 de la Convention portant création de la CEPGL (Communauté des pays des Grands Lacs) signée le 20 septembre 1976 par les présidents Michel Micombero (Burundi), Juvénal Habyarimana (Rwanda) et Mobutu Sese Seko qui enverra un bataillon des « forces spéciales » (Service d’action et de renseignements militaires – SARM) prêter main forte aux forces armées rwandaises (FAR). La troupe était commandée par le général Donatien Mahele Lieko, alias « Tigre ». Les assaillants furent mis en déroute.
La disposition précitée stipule: « La Communauté a pour objectifs d’assurer d’abord et avant tout, la sécurité des Etats et de leurs populations de façon qu’aucun élément ne vienne troubler l’ordre et la tranquillité sur leurs frontières respectives ». Cette intervention de l’armée zaïroise restera imbuvable pour les « Inkontanyi » et leur parrain Yoweri Museveni. Pour eux, le Zaïre de Mobutu a un « parti pris » pour les Hutu.
La mort de Juvénal Habyarimana. En dépit de la signature d’un accord de paix en vue du partage de pouvoir entre Hutu et Tutsi, le 6 avril 1994, le chef de l’Etat rwandais meurt dans la destruction en vol de l’avion qui le transportait. Des observateurs considèrent cet attentat comme « l’acte déclencheur » de la guerre civile rwandaise. Au mois de juin, les anciens dignitaires, civils et militaires, du régime Hutu de Juvénal Habyarimana se réfugient dans les deux provinces du Kivu. Et ce sur insistance du secrétaire général des Nations Unies de l’époque, Pierre Boutros-Boutros Ghali. En application de la Convention de Genève sur les réfugiés imposant l’installation de ces derniers à plus ou moins 100 kilomètres des frontières de leur pays d’origine, le gouvernement dirigé par Léon Kengo wa Dondo propose au secrétaire général de l’ONU trois sites: Irebu (Equateur), Kongolo (Katanga) et Lokandu (Maniema). Boutros Ghali s’y oppose. Motif: « C’est trop cher! »
Le FPR au pouvoir. En juillet1994, le Front patriotique rwandais (FPR), à sa tête le général Paul Kagame, prend le pouvoir à Kigali. Au fil du temps, le nouveau pouvoir rwandais va dénoncer, à maintes reprises, des incursions sur son territoire. Au mois de septembre 1996, des miliciens tutsis opèrent des raids dans ces camps. Des éléments des forces armées zaïroises sont chargés de rétablir l’ordre. Après l’arrestation de quelques jeunes miliciens tutsis dans le Sud-Kivu, le vice-gouverneur Lwabanji Ngabo ordonne aux membres de cette communauté de quitter le Zaïre.
Les « Banyamulenge ». A partir du mois de septembre 1996, on assiste à l’émergence d’une « tribu » inconnue jusque-là dénommée « Banyamulenge ». Des miliciens appartenant à cette « communauté » clament avoir pris les armes pour reconquérir leur « citoyenneté zaïroise ». Dans plusieurs déclarations, les nouveaux maîtres du Rwanda annoncent leur résolution « d’apporter assistance aux Banyamulenge qui réclament leurs terres ».
AFDL. En ce mois de septembre 1996, le Zaïre de Mobutu est un Etat exsangue. Vivant de la « charité internationale », le pays est subitement privé de « l’aide internationale », six années auparavant. Les « pays amis » ont décidé de « punir » le Maréchal. Motif: le « massacre » des étudiants de l’université de Lubumbashi. Des éléments de la garde présidentielle sont accusés d’avoir trucidé des étudiants. Ces prétendues « tueries massives » n’ont jamais été élucidées à ce jour. Et ce faute de cadavres. En septembre de cette même année, le président Mobutu, souffrant du cancer de prostate, est hospitalisé en Suisse depuis un mois. Fin octobre, les fameux « Banyamulenge » se dotent d’une organisation. Nom: « Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre » (AFDL).
En réalité, ce mouvement est une trouvaille du président Yoweri Museveni et de son « filleul » Paul Kagame. Pour dissimuler l’agression du territoire zaïrois, les deux dirigeants ont eu besoin de marionnette pour servir de « caution ». Militant lumumbiste, André Kisase Ngandu apparaît à Goma comme le chef militaire des « Banyamulenge ». Fin octobre, Laurent-Désiré Kabila prend la tête de l’organisation en tant que « spokesman ».
Dans un documentaire intitulé « L’Afrique en morceaux », réalisé par l’Egyptienne Jihan El Tahri, Museveni se vante d’avoir introduit LD Kabila chez Kagame, alors vice-président et ministre de la Défense du Rwanda. « C’est mon secrétaire particulier Innocent Bisangwa qui l’avait conduit à Kigali », déclarait-il. En janvier 1997, Kisase est évincé. On ne reverra plus. C’est à partir de ce moment qu’un certain colonel James [Kabarebe] fait son apparition en tant que commandant des troupes de l’Armée patriotique rwandaise déployées au Zaïre. Selon divers témoignages, Kabarebe était accompagné de son aide de camp ou chauffeur qui se nommerait « commandant Hyppolite ».
Joseph Qui? Au mois de mars 1997, la ville de Kisangani tombe entre les mains des troupes rwandaises commandées par Kabarebe. C’est à partir de ce moment que les Zaïrois entendront parler de l’existence d’un « fils Kabila » prénommé « Joseph ». A Kisangani, l’homme s’appelait « commandant Hyppo ». Le 17 mai 1997, les troupes de Kabarebe font leur entrée à Kinshasa. « Joseph ne pipait pas un mot de français », disent ceux qui l’avaient côtoyé. L’homme est promu notamment chef d’état-major de la force terrestre. Médecin-colonel en retraite, Luc Mayolo l’a bien connu. Il était l’assistant du général-major « Joseph » en qualité de chef adjoint du service médical de l’armée. Il décrit l’homme: « Le 15 mai 1997, j’arrive à Lubumbashi. C’est lendemain que je rencontre le président LD Kabila qui me dit: un avion t’attend à l’aéroport de la Luano. Tu vas aller à Kikwit. Là-bas, tu vas rencontrer les commandants Joseph, Masasu et César ». Il poursuit: « C’est là que j’ai vu, pour la première fois, ‘Joseph K’. Un homme toujours silencieux. Nous avons formé un convoi. Destination: Camp Tshatshi. Objectif: constater la reddition de la Division spéciale présidentielle ». A en croire Mayolo, « Joseph » était l’adjoint de Kabarebe. Il le décrit comme un « homme énigmatique. Un homme qui ne se dévoile pas. Il se cache derrière un épais secret. Un homme qui n’a pas d’amis ». D’après Mayolo, « Joseph » donnait l’impression d’une personne qui avait « quelque chose à dissimuler ».
Rupture. Le 17 mai 1997, le Zaïre est rebaptisé RD Congo. Fin juillet 1998, le président LD Kabila rompt la « coopération militaire » avec l’Ouganda et le Rwanda, ses ex-parrains. Une nouvelle « rébellion » voit le jour début août. C’est la guerre! Au mois de décembre 2000, la localité de Pweto est occupée par les troupes de l’APR. LD Kabila est fou furieux! Chef d’état-major des forces terrestres, « Joseph » est mis en résidence surveillée. A en croire le lieutenant Georges Mirindi, ancien membre de la garde rapprochée de Mzee Kabila, celui-ci avait donné l’ordre de faire fusiller « son fils » pour « haute trahison ». Selon Mayolo, c’est Augustin Katumba, alors gouverneur du Katanga, qui lui sauvera la vie. Le 28 décembre 2000, LD Kabila annonce, devant les officiers à Lubumbashi, « sa volonté d’épurer l’armée de ses généraux incompétents ».
Kabila est mort, vive « Kabila »! Le 16 janvier 2001, Mzee Kabila est mort dans des circonstances non-élucidées à ce jour. Le 17 janvier 2001, Mayolo dit avoir appris avec stupeur que le général-major « Joseph Kabila » est désigné à la tête de l’Etat. J’ai téléphoné aussitôt à ma femme: « Anne, le pays est foutu! Joseph Kabila président? Ce sera la foire. On va assister à la désagrégation de l’Etat. C’est un homme incapable de prendre la moindre décision. Les plus malins décideront en ses lieu et place. Si une décision va dans le sens de ses intérêts, il l’entérinera ».
Bilan des trois ans (2001-2004). Arrivé au pouvoir trois mois après le lancement, par l’Assemblée Générale des Nations Unies, des Objectifs du Millénaire pour le Développement, « Joseph Kabila » aurait pu s’octroyer une certaine « légitimité populaire » en mettant en œuvre certains de ces objectifs. C’est le cas notamment de: réduction de l’extrême pauvreté et de la faim; assurer l’éducation primaire pour tous; combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies. Dans un rapport publié par l’UNICEF, le Congo-Kinshasa comptait, en 2016, 18 millions d’adultes qui ne savent ni lire ni écrire.
Dans son discours d’investiture prononcé le 26 janvier 2001, « Kabila » prend plusieurs « engagements » dont celui de « faire toute la lumière » sur les circonstances exactes de la mort du président LD Kabila. La promesse n’a jamais été tenue. Autres engagements: instauration de la paix et de la consolidation de la communion nationale; améliorer, par le travail, les conditions de vie de nos concitoyens et de pourvoir à une éducation et à des soins de santé qualitatifs; normalisation de la vie démocratique; promouvoir la sécurité juridique et judiciaire.
En décembre 2002, la communauté internationale organise le dialogue inter-congolais à Sun City. En juin 2003, le gouvernement de Kinshasa, le RCD-Goma, le MLC, le RCD/KML et le RCD-National forment le gouvernement de transition dit « 1+4 ». L’opposition politique en fait également partie.
Dès l’entrée en fonction de cet exécutif, le Congo-Kinshasa est devenu un pays « assisté » par la communauté internationale. Une structure d’encadrement dite « CIAT » (Comité international d’accompagnement de la transition). Dans un entretien avec l’AFP le 9 juillet 2003, « Joseph Kabila » d’exulter: « Sur le plan politique, je peux dire que j’ai réussi à 98%. Avec la réunification du territoire et le gouvernement d’unité nationale, on devrait améliorer sensiblement le bilan social ». Vous avez compris, les réalisations de « Joseph Kabila » durant les trois premières années de son pouvoir sont impalpables. L’homme n’a jamais eu un grand dessein pour le Congo-Kinshasa auquel il n’a aucune attache. En visite à Kinshasa le 19 octobre 2003, Karel De Gucht, alors ministre belge des Affaires étrangères, est sorti désabusé de ses entretiens avec « Joseph Kabila »: « J’ai rencontré au Congo peu de responsables politiques qui m’ont laissé une impression convaincante. Je n’ai pas rencontré des hommes d’Etat. On ne sait pas qui gouverne », disait-il. A l’époque, le tout Kinshasa laissait entendre que c’est Augustin Katumba Mwanke qui exerçait le pouvoir effectif. L’avenir finira par démontrer que « Kabila » n’avait ni projet ni programme. Ni en 2001 ni en 2006. C’est après les deux tours de l’élection présidentielle de 2006 qu’il lancera les « Cinq chantiers du chef de l’Etat ». C’était en novembre 2006.
Les trois premières années de pouvoir de Felix Tshisekedi ne sont ni meilleures ni pires que celles de « Joseph Kabila ». Pourquoi ce « procès »? Ne devrait-on pas accorder un « léger avantage » à l’actuel chef de l’Etat pour l’ambiance plutôt libérale qu’il su imprimer dans le pays?
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Baudouin Amba Wetshi