Bangui, le 2 septembre 2021. Je suis en congé dans cette ville depuis trois jours. Je décide de reprendre le bâton de bourlingueur pour me lancer à la découverte, pendant un court séjour, d’une autre grande agglomération du nord-ouest de mon pays, après Zongo, Libenge, Gemena, Akula, Bwamanda et Budjala, dans la province du Sud-Ubangi, ainsi que Karawa et Businga dans celle du Nord-Ubangi. Kungu est la localité choisie cette fois-ci. Pour y parvenir, je traverse la rivière Ubangi par pirogue motorisée, avec mon inoubliable gilet de sauvetage, après avoir rempli les formalités d’immigration. Côté centrafricain, le bureau opère toujours en dessous d’un manguier. Dans une Afrique où indépendance rime avec dépendance, ce fut le cas pendant de longues années à la rive gauche jusqu’à ce que l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) dote la Direction Générale des Migrations (DGM) de Zongo d’un beau bâtiment moderne en 2014.
A Zongo, deux bonnes nouvelles et une mauvaise m’attendent. Le Grand Corps Malade Congo-Kinshasa étant entré dans l’ère de « Oleka boye, Chinois. Ozonga boye, Chinois », humour noir véhiculé par une chanson de la pop star Koffi Olumide soulignant avec amertume et désespoir l’absurdité de six décennies d’indépendance, une compagnie chinoise installe les câbles électriques le long des rues. La même opération a court à Libenge, à une centaine de kilomètres en aval. Les travaux sont financés par la Banque Mondiale (BM). L’électricité, elle, sera exportée du barrage de Boali en République Centrafricaine. Réciprocité sera ainsi obtenue car depuis des décennies, le barrage de Mobaye-Mbongo au Congo-Kinshasa dessert également la localité voisine de Mobaye-Mbanga en Centrafrique. On raconte que le projet de la BM prévoit également de jeter un pont entre Bangui et Zongo. Six décennies après les indépendances ! Certes, le programme d’intégration régionale chère aux institutions de Breton Woods est attrayant. Mais quand on pense aux récentes atrocités et humiliations infligées aux Congolais par leurs voisins rwandais, ougandais, angolais, congolais d’en face, zambiens et aujourd’hui centrafricains, il y a lieu de se demander si la construction d’un ou deux barrages aux chutes de Kutubongo (35 m de haut) ou de Mole (100 m de haut) dans les environs de Zongo n’aurait pas été un choix plus judicieux. Deuxième bonne nouvelle, la Société Congo futur vient d’inonder le marché de Zongo de plusieurs tonnes de marchandises diverses dont des matériaux de construction. Dans une vaine tentative de contrer la domination du franc des colonies françaises d’Afrique (FCFA) face au franc congolais dans les transactions locales, les produits sont vendus en monnaie locale ou en dollar américain ; ce qui n’empêche que le FCFA demeure reine partout ailleurs. La mauvaise nouvelle est que cette fois-ci, mon « Mukonfia » à Zongo n’a pas réussi à me faire réserver les deux sièges pour passagers de la cabine de taxi-bus. Je paie pour les 4 places du premier siège derrière la cabine, 32.000 FCFA ou $58, et je choisis deux enfants confinés à l’arrière avec leurs mamans pour partager mon siège. Ainsi, je peux voyager comme un être humain.
Le parcours des 260 km séparant Zongo de Gemena s’effectue pendant toute la durée de la nuit et les quatre premières heures de la matinée du lendemain. La route s’est dégradée depuis sa réhabilitation par une autre firme chinoise en 2014. Dans un pays où les détournements des fonds publics sont légion et la corruption endémique, la gestion des fonds générés par les péages à toutes les entrées/sorties de Gemena, au moins 2.000.000 FC par jour, prennent sans aucun doute des directions obscures. En toute impunité !
A Gemena, je descends à l’hôtel Maman Ngenza. Construit suivant le modèle simple des Maisons d’accueil des paroisses catholiques et protestantes, il est bien tenu. La chambre revient à 50$, service WiFi compris. La restauration se passe sur commande et la cuisine est excellente. J’y croise Jules Gakuru, un ancien collègue que j’ai perdu de vue depuis quelques années. Il semble s’ennuyer seul devant un verre de bière dans une paillote. Il me confirme son ennui. Car, dit-il, il n’y aurait rien à visiter dans la ville. Je le contredis aussitôt en lui citant des lieux présentant un intérêt touristique: Safricas, Bralima et surtout le combinat industriel de Gemena (COMINGEM), complexe agro-industriel et financier fruit de l’association de Moleka Liboke et Bemba Saolona. Des installations grandioses à l’abandon. Je cite également la vaste palmeraie de Bemba Saolona, livrée à une exploitation artisanale plutôt qu’industrielle. Elle abrite le mausolée de l’illustre disparu. Et que dire de la tombe de Mama Yemo et Movoto Kelewe, respectivement mère et frère du président Mobutu. De même que la concession de la famille Bemba aux allures d’un domaine présidentiel. Jules vide vite son verre et saute sur la première mototaxi, le fameux “wewa”, pour se lancer à son tour à la découverte de ces lieux. Parti de Goma, il est arrivé à Gemena en empruntant des taxis appelés “leo-leo” qui l’ont conduit à Butembo (25$), puis à Beni (30$). Il a ensuite pris un bus classique jusqu’à Kisangani (50$), une barge jusqu’à Bumba (25.000 FC) et des motos jusqu’à destination (150$) via Lisala et Akula. Il a été impressionné par le niveau de sécurité à l’ouest, en voyant des hommes et femmes voyager parfois seuls en pleine forêt et cela après le coucher du soleil. La malédiction des richesses minières de l’est n’a pas encore atteint l’ouest du pays. Mais ce n’est qu’une question de temps. Car, les Chinois parcourent savanes et forêts du nord-ouest à la recherche des fortunes sur lesquels sont assis les pauvres Congolais depuis des lustres.
J’apprends qu’une mission de la Cour des comptes est descendue dans le même hôtel et qu’elle s’intéresserait à la gestion des fonds de péage et celle d’une somme de 90 millions de dollar allouée par le gouvernement central pour la réhabilitation des routes. Pendant ce temps, me lance une mauvaise langue, le gouverneur de province se trouverait à Kinshasa. On le soupçonnerait d’y être pour “engraisser des parrains politiques afin d’échapper à d’éventuelles poursuites judiciaires”, une gymnastique courante dans le Grand Corps Malade qu’est le Congo-Kinshasa. Je vois les quatre membres de la mission échanger à la véranda. Je me présente. Ils répondent volontiers à mes questions visant à comprendre la différence entre leur institution et les deux autres organes de contrôle de l’Etat que sont le Service de reddition des comptes du ministère des Finances et l’Inspection générale des finances (IGF), tout en brocardant la communication de cette dernière. Je rétorque qu’un pays englué dans la mauvaise gouvernance et la culture de l’impunité depuis des décennies a intérêt que ses organismes de contrôle communiquent davantage si l’on tient à changer de cap. L’un des membres avoue que face à la perception de plus en plus positive de l’IGF dans l’opinion publique, la Cour des comptes réfléchirait également à mieux communiquer sur ses activités. Car, à la différence des deux autres corps, la Cour peut engager directement des poursuites judiciaires contre la “criminalité en col blanc”. Réagissant aux accusations de corruptibilité qui pèseraient sur les fonctionnaires de la Cour des comptes, les membres de la mission mettent les doigts, avec raison, sur les raisons systémiques qui expliqueraient cet état des choses. La dépendance au bon vouloir du pouvoir exécutif. La modicité des salaires des fonctionnaires. J’enfourche alors mon cheval de bataille, soulignant l’impérieuse nécessité de changement de système politique pour un contrôle effectif du pouvoir du premier des Congolais.
Le lendemain matin, je loue deux “wewa”, l’un pour mon transport et l’autre pour celui de mes bagages, avec Kungu pour objectif. A chaque taximan, je verse de quoi payer 8 litres d’essence en raison de 2.500 FC le litre ainsi qu’une somme de 30.000 FC. Je promets à chacun un pourboire de 15.000 FC si jamais on arrivait sans accros à destination. Nous quittons l’hôtel à 11h00, après avoir acheté 3 paires de lunettes et 3 paires de “godjo” (bottes en caoutchouc) dans le magasin d’un indien au croisement des avenues Lumumba et Mobutu, respectivement à 3.000 FC et 18.000 FC pièce. Les lunettes protègent les yeux du voyageur contre les insectes tandis que les “godjo” protègent ses pieds et ses jambes des blessures occasionnées par des chutes. Nous empruntons la route du port d’Akula que j’ai déjà visité. A la sortie de la ville, nous bifurquons à droite. Les grands villages des Ngbaka de l’axe, aux cases rondes, défilent alors pour la première fois devant moi. Dans chaque village, des groupes de femmes pillent je ne sais quoi dans la gaité. Le taximan m’apprend qu’il s’agit du “fuku”. Je crois qu’il a mal prononcé le mot “fufu”. Il persiste : “fuku”. Je suis confronté à ce mot pour la première fois de ma vie. Je demande qu’on s’arrête au prochain village. C’est chose faite à Bondoro, village situé à 55 km de Gemena et autant de Budjala. En me voyant avancer vers elles, les femmes chantent de plus bel. Je me présente et le “fuku” rentre par la grande porte du tourisme dans la sphère de mes connaissances.
Les Ngbaka sont sans doute l’un des rares peuples au monde à avoir poussé si loin l’esprit créatif humain dans l’invention de leur nourriture de base tant sa production est laborieuse. Le “fuku” est produit à base des graines de maïs séchés qu’on laisse se regorger d’eau dans un bassin pendant la durée de la nuit. Le lendemain, on pille ces graines, de préférence en groupe, en les mélangeant aux cossettes de manioc à la fois séchées et fraiches. On tamise le produit ainsi pillé. On compresse la farine avec les mains et on la couvre de feuilles de papayer pour la laisser fermenter. Avant de préparer le “fuku”, de la même manière qu’on prépare le “fufu”, on grille la farine exactement comme si l’on grillait les feuilles de manioc avant de les broyer dans un mortier. La “boule nationale” des Ngbaka est ainsi obtenue, avec une saveur aigre-douce résultant de la fermentation. Rien ne se perd dans le “fuku”. Les déchets du tamisage sont préparés sous forme de bouillie à l’huile de palme. Un régal quand la préparation a lieu la veille et la consommation le matin. C’est cela le “riz” des Ngbaka qui produisent et consomment également du riz.
Après Bondoro, nous traversons Bombakala, Bogoro, Bonguiatawe et nous nous arrêtons à Bobito. Ce fut le centre administratif d’un secteur du territoire de Gemena. Cette dernière localité ayant été hissée au rang de ville en 2019, la bourgade de Bobito est devenue le centre administratif du territoire de Gemena. Dans un pays qui a toujours été dirigé par des médiocres, cette métamorphose, il fallait s’y attendre, ne s’est accompagnée d’aucune infrastructure. L’administrateur du territoire ainsi que tous les autres fonctionnaires sont des locataires. Mais là n’est pas l’objet de l’escale. Je cherche la maison de la maitresse Marcelline et je lui rends visite. Elle est la mère de la supérieure d’une communauté religieuse de Kinshasa qui accueille et suit de près, depuis 2017, la scolarisation de mes trois filles adoptives de la communauté vulnérable des Pygmées Mbenga dans les environs de Libenge. Maman Marcelline me reçoit chaleureusement. Une fois en vacances à Kinshasa, elle avait reçu mes filles. Elle me montre fièrement les photos prises ensemble. Elle promet de me préparer le “fuku” à mon retour. Mais l’homme propose et les circonstances disposent. Je vais prendre un autre axe routier à mon retour. Nous poursuivons notre chemin et traversons Tandara où les missionnaires protestants américains ont construit un hôpital dont la renommée attire même des malades de Kinshasa. Bozene est la dernière grande agglomération du territoire de Gemena. A 17h00, Kungu m’ouvre ses bras pour la première fois, après avoir parcouru 115 km. Les routes, encore les routes, toujours les routes, telle est la plus grande expression de la désillusion de l’indépendance du Congo-Kinshasa.
A suivre
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo