Durant des décennies, les Burundais, les Congolais et les Rwandais ont vécu dans un climat plutôt fraternel. Les locuteurs du Kinyarwanda étaient assimilés aux ressortissants des provinces du Kivu. Pour avoir été administrés par le pouvoir colonial belge, le Burundi, le Congo-Zaïre et le Rwanda ont décidé, le 20 septembre 1976, à Gisenyi, au Rwanda, de sceller leur amitié par la création d’une organisation commune dénommée « CEPGL » (Communauté économique des pays des Grands Lacs). Celle-ci avait notamment pour objectifs « d’assurer la sécurité des Etats et de leurs populations » et « de promouvoir et d’intensifier les échanges commerciaux et la libre circulation des personnes et des biens ». Un « traité d’amitié » fut signé le même jour par les présidents J. Habyarimana, M. Michombero et Mobutu Sese Seko en vue notamment de « renforcer les liens de paix et d’amitié qui unissent traditionnellement les peuples des trois pays ». Plusieurs événements malheureux vont altérer cette convivialité. On peut citer d’abord, les rivalités entre les hommes politiques originaires des provinces du Kivu avec l’apparition du phénomène dit de « nationalité douteuse ». Ensuite, l’assassinat du président Melchior Ndadaye en 1993 et la guerre civile au Burundi. Des activistes Hutus trouvèrent refuge à Uvira, au Sud Kivu. Enfin, l’assassinat, le 6 avril 1994, du président Juvénal Habyarimana suivi de la prise du pouvoir à Kigali, au mois de juillet, par le Front patriotique rwandais (FPR) inaugurant un régime agressif. Sans oublier, la guerre dite des « Banyamulenge » (1996-1997). Ce dernier événement a fini pas instiller une sorte de « virus de la haine » entre Zaïro-Congolais et Rwandais. Membre de la communauté tutsie, Irène Kamanzi, juriste de formation et activiste de la société civile, a fait l’amère expérience de la détérioration de l’ambiance fraternelle d’antan. Elle raconte son combat actuel. INTERVIEW.
Comment pourrait-on vous présenter?
Je suis une activiste de la paix. Je milite pour la paix au Congo y compris la réconciliation et le développement de la population.
Parlons un peu de votre parcours
Je suis une petite fille qui quitte Bukavu à l’âge de quatre ans. Mon père était agronome de Zone. Après Bukavu, il a été affecté à Beni, au Nord-Kivu. J’ai fait la maternelle et l’école primaire à Beni. J’ai grandi dans la région. Mon père sera affecté par la suite à Lubero et Goma. Je suis une enfant de l’Est du Congo.
Vous voilà à Kinshasa!
A Kinshasa, je me suis inscrit à la faculté de droit à l’UNIKIN où j’ai décroché un graduat en droit. J’avais même prêté serment en tant que défenseur judiciaire au barreau de Kinshasa. C’était en 1993, à la suite de la fermeture de l’université. J’étais déjà en première licence.
Où étiez-vous en octobre 1996, lors du déclenchement de la guerre dite des « Banyamulenge »?
J’étais à Kinshasa. Je me préparais à terminer ma première année de licence en droit au moment où je me suis retrouvé prise dans cette guerre dont je ne comprenais absolument rien. J’ai été évacuée de justesse. Destination: Bruxelles. J’ai pris mon inscription à la faculté de droit à l’université catholique de Louvain.
Le 17 mai 1997, l’AFDL porte Laurent-Désiré Kabila au pouvoir. Il n’y avait plus d’obstacle pour votre retour…
Effectivement, j’apprendrai que tout allait bien au pays. J’ai écrit une belle lettre de remerciements au ministère belge des Affaires étrangères pour l’accueil. Je suis rentrée Kinshasa. C’est là-bas que la deuxième guerre me trouvera. C’était au mois d’août 1998.
Avez-vous été arrêtée?
Oui. J’ai été stupéfaite par le retournement des gens avec lesquels je me croyais proche. Du jour au lendemain, je me suis fait arrêter par le gardien de nuit de notre résidence. Il a appelé des militaires.
On vous reprochait quoi?
J’ai été accusée d’être une « espionne ». Mon accusateur n’a administré aucune preuve. Il a juste dit: « une espionne est là ». C’était horrible! Je suis traumatisée chaque fois que je raconte cette histoire.
Avez-vous été maltraitée?
J’ai été torturée pendant huit jours.
Comment êtes-vous sortie de là?
C’est grâce à Dieu. Durant ma détention, j’ai entendu un magistrat militaire prononcer le nom de Mukuntu [Ndlr: Kiyana]. M. Mukuntu était notre professeur assistant en Procédure pénale. Je me suis adressé à un des magistrats: « Donnez mon nom à Monsieur Mukuntu, il vous dira qui je suis ». C’est M. Mukuntu qui est venu me sortir de là. Il avait à l’époque le grade de major. Il m’a fait transférer à la Demiap où je passerai trois nuits avant d’être libérée. Parmi les magistrats militaires, j’ai retrouvé un jeune camarade de la faculté de droit. « Da Irène, que fais-tu là », me demanda-t-il. « C’est toi qui détient tous les dossiers sur ton bureau. Tu dois avoir le mien », lui ai-je répondu. Il n’y avait aucun dossier me concernant. Mon compagnon était arrêté en même temps que moi.
Dans quelles conditions avez-vous quitté Kinshasa?
L’ambassade d’Allemagne a négocié ma libération. J’ai dû monter dans le coffre de la voiture pour aller à cette ambassade. J’ai été hébergé pendant 45 jours à l’ambassade d’Allemagne avant d’être évacuée.
Selon vous, comment est-on arrivé là?
La manipulation des masses.
Quel est l’élément déclencheur?
J’apprendrai plus tard qu’il avait eu désaccord entre les dirigeants de l’AFDL. Une histoire de convention non respectée.
Quelle nationalité déteniez-vous durant ces événements?
Je suis née Congolaise. J’avais la nationalité congolaise. Je n’avais jamais acquis une autre nationalité jusqu’à mon arrivée en Belgique en 1998.
Que répondez-vous à ceux qui reprochent aux « rwandophones » en général et aux membres de la communauté tutsis en particulier de « manquer de loyauté » à l’égard du Congo-Kinshasa?
Je crois qu’il faut éviter une généralisation. On prend un cas particulier pour en faire un cas général. Cet amalgame revient constamment. La faute commise par une personne ne doit pas pénaliser des millions de gens. On a tendance à oublier que l’AFDL était dirigée par Mzee LD Kabila qui n’était pas un Rwandais.
La terre entière sait que Mzee Kabila fut un « général » sans troupes…
Il a donc été cherché des mercenaires comme Mobutu avait fait avec des Angolais. C’est le non-paiement de ce qui avait été convenu qui a provoqué la guerre. J’insiste que le conflit entre quelques personnes ne doit pas impliquer des milliers d’innocents.
Selon vous, on a culpabilisé tous les membres de la communauté tutsie pour une faute commise par quelques individus…
Absolument! On a tendance à nous mettre tous dans le même sac. Il n’y a pas que les Tutsis mais aussi les Hutus. Bref, on culpabilise tous les locuteurs du Kinyarwanda. On est coupable des choses dont on ignore les tenants et les aboutissants. Je tiens à dire ici que la nationalité est un contrat dans lequel les conditions sont clairement définies. Dès que ces conditions sont remplies, on vous octroie la nationalité. En cas de violation des règles, vous pouvez perdre la nationalité.
Nombreux sont les Congolais qui reprochent à ceux qui se font appeler « Banyamulenge » d’avoir pris les armes pour « reconquérir leur citoyenneté ». Qu’en pensez-vous?
Je reviens encore sur la nationalité. On l’a ou ne l’a pas. La nationalité est individuelle. On ne peut pas conquérir une nationalité par les armes. C’est impossible. On ne peut pas non plus dire qu’on va conquérir la nationalité pour un groupe. Autant on ne peut pas conquérir la nationalité pour un groupe, autant un groupe ne peut pas perdre la nationalité.
Quel est le sens de votre « combat » aujourd’hui?
Mon combat d’aujourd’hui est celui de la justice. Je parle pour ceux qui sont affaiblis et sont dans la misère depuis des années. Je suis sûr que les gens ignorent la situation des réfugiés congolais qui sont dans les pays voisins. Au mois d’août de cette année, on dénombrait 900.000 réfugiés congolais dans les pays voisins dont 427.000 en Ouganda et 77.000 au Rwanda. On a des réfugiés qui vivent dans la misère depuis 1996. Depuis vingt-quatre ans, ils vivent sous des tentes des Nations Unies. Les enfants qui naissent ne sont pas enregistrés à l’état-civil. Ils n’ont pas de nationalité. C’est ça mon combat. Un combat pour la justice. Nous allons mener ce combat en Belgique.
Qu’entendez-vous précisément par « justice »?
La justice est censée être « aveugle ». Chacun a le droit d’être entendu par la justice. Aujourd’hui, un enfant de six ans peut me livrer à la vindicte populaire en me pointant du doigt: « Toi, tu es Tutsi! ». Et je suis aussitôt condamné à mort. Sans avoir violé une quelconque loi. Maintenant, on condamne les gens du fait de leur appartenance ethnique ou parce qu’ils sont « rwandophones ». C’est comme si on condamnait tous les « germanophones » de Belgique.
Pendant plusieurs décennies, le Burundi, le Congo-Kinshasa et le Rwanda – pays administrés jadis par le même pouvoir colonial – vivaient dans une certaine harmonie jusqu’au début des années 90. Comment en est-on arrivé à ce « climat discriminatoire »? Quelle est, selon vous, la part de responsabilité des membres de la communauté tutsie?
Je préfère aller au-delà de la Région. On pourrait remonter jusqu’à à l’écroulement du Mur de Berlin. Tout s’est disloqué avec la disparition de deux blocs antagonistes. Les barrières sont tombées. Il n’y avait plus de limites. Le génocide des Tutsi du Rwanda a déferlé sur l’Est du Congo. Il y a eu contagion dans la Région. Aucune mesure n’a été prise pour arrêter cette situation. Nous vivons les conséquences aujourd’hui. On a tout amalgamé. Tout le monde est mis dans le même sac. Il revient aux autorités de nos pays de prendre des mesures adéquates pour restaurer l’harmonie. Il faut qu’ils mettent fin à l’impunité. On ne peut pas condamner une personne parce qu’elle pratique une langue différente de la vôtre.
Soyons concrets. Que pourriez-vous dire au président Felix Tshisekedi si il était en face de vous?
Je lui demanderai d’aller sur le terrain pour écouter les gens. Je travaille dans des associations d’aides aux réfugiés qui sont sur place notamment en Ituri et au Nord-Kivu. Il faut être à l’écoute des acteurs locaux. Il est impossible de résoudre les problèmes en restant dans un bureau à Kinshasa. Il faut impliquer ces acteurs dans la résolution des problèmes.
Tout au début, vous avez parlé de « réconciliation ». Qui doit se réconcilier avec qui?
La Belgique a ouvert la porte à la vérité et à la réconciliation. Nous réclamons une vérité autour de laquelle tout le monde puisse se mettre d’accord. Nous pensons que toute réconciliation doit passer par le dialogue. La réconciliation entre qui et qui? La réconciliation par rapport à notre histoire commune. Nous voulons d’abord que la Belgique assume son passé. Nous espérons que la « Commission vérité et réconciliation » mise en place par les autorités fédérales belges va écouter tout le monde. Nous voulons faire partie de ladite commission pour faire avancer les choses…
Propos recueillis par Baudouin Amba Wetshi